Projet La Harpe et la Russie (1783-1795)

Description du projet

Avocat, pour un temps à la tête de la République helvétique (1798-1800), puis représentant des cantons de Vaud, Argovie et du Tessin au Congrès de Vienne avant d’être député au Grand Conseil vaudois, Frédéric-César de La Harpe (1754-1838) a été auparavant précepteur à la Cour de Russie. Entre 1783 et 1795 il enseigne la langue française, puis l’histoire, la géographie et la philosophie aux petits-fils de Catherine II, le futur tsar Alexandre Ier et son frère Constantin. Le mandat que se donne ce républicain convaincu, longtemps soutenu par la tsarine, de former un monarque éclairé connaît un prolongement en 1801-1802, lorsque La Harpe se rend à Saint-Pétersbourg auprès de son ancien élève. Avec la transcription de la correspondance conservée de La Harpe à ses amis Henri Polier et Henri Monod, ainsi que des Mémoires de La Harpe, Lumières.Lausanne met à la disposition des chercheurs un véritable thésaurus de l'éducation princière et des relations russo-suisses. 

Correspondance avec Henri Polier et Henri Monod

C’est Pierre Morren qui a signalé la présence dans les archives de famille Polier – qui venaient d’être déposées aux Archives cantonales vaudoises – de vingt-deux lettres de La Harpe à Henri Polier datant des premières années de son préceptorat, dont il a publié de larges extraits dans la Revue historique vaudoise de 1971. Transcrites intégralement pour la première fois ici, elles sont complétées par neuf lettres supplémentaires conservées dans le Fonds La Harpe de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU), adressées au même destinataire.

Né à Lausanne la même année que La Harpe, Henri Polier (1754-1821) est l’un des fils du pasteur Antoine-Noé Polier de Bottens, théologien hébraïsant et collaborateur à l’Encyclopédie de Paris. Sous-lieutenant (1771) puis lieutenant (1774) dans le régiment d’Erlach, il quitte le service de France peu après son mariage avec Sophie de Loys (1778), fille du conseiller lausannois Jean-Louis de Loys, seigneur de Correvon. Lorsque La Harpe s’installe en Russie, Polier entame de son côté une carrière politique qui le conduit au Conseil des Soixante de Lausanne (1785), puis à celui des Vingt-quatre (1788). Après la révolution – à laquelle il adhère avec beaucoup de modération, se brouillant pour cette raison avec La Harpe – il occupe le poste de préfet national du canton du Léman (1798-1802), avant de siéger au Grand Conseil vaudois (1803-1813).

Les lettres que La Harpe envoie à Polier de Saint-Pétersbourg se font l’écho de sa curiosité à l’égard d’un empire que les ouvrages historiques et récits de voyageurs décrivent tour à tour comme foyer des Lumières, contrée en voie de civilisation ou pays du despotisme. Elles documentent la longue attente d’un poste, qui ne s’obtient que par relations, avant de faire une large place à la haute mission éducative que La Harpe entend exercer auprès de ceux « dont dépendra le bonheur de millions d’hommes ». Puis transparaît le quotidien du précepteur qu’il devient, sans en avoir le titre, ni la rétribution promise. Sa fonction de « cavalier » d’Alexandre fait du républicain, bien malgré lui, un courtisan. Agrémenté par les séjours à la campagne, à Tsarskoïe Selo, et les rencontres inopinées avec « la grande Dame » (Catherine II) qui semble satisfaite de lui, ce quotidien est rythmé par l’épuisante copie d’extraits, en l’absence de tout support d’enseignement existant.

La correspondance est très riche en observations sur Alexandre et Constantin, leurs différences de caractère et leurs progrès, comme sur le système d’enseignement que le précepteur construit peu à peu. Outre un projet éducatif, elle thématise une tentative d’immersion dans un lointain monde slave, réputé ouvert aux étrangers : La Harpe en découvre progressivement la langue – qu’il apprend –, la géographie et les « mœurs », l’échelle des rangs hiérarchisant la société – dont il s’estime victime –, en même temps qu’il réalise ce qu’y signifie le (dur) métier de pédagogue, qu’il est prêt d’abandonner à plusieurs reprises. Les hautes ambitions intellectuelles du précepteur, pour lui-même, qui envisage la rédaction de travaux historiques, comme pour ses élèves, auxquels il destine entre autres des extraits de Gibbon, se traduisent dans ses fréquents commentaires de lecture. Ils contribuent à l’intérêt de cette correspondance, au ton très libre, qui fut régulièrement confiée, pour déjouer la censure, à des voyageurs ou à des compatriotes rentrant au pays.

Simultanément à sa correspondance avec Henri Polier, La Harpe écrit des lettres à son ami Henri Monod, au contenu souvent très similaire, qui sont conservées dans le fonds La Harpe de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU). Né à Morges, Henri Monod (1753-1833) est le fils d’Emmanuel, receveur baillival. Il s’est lié d’amitié avec La Harpe pendant leurs études de droit à Tübingen. Avocat à la cour des appellations romandes à Berne, comme La Harpe, facteur de sels (1778), puis assesseur baillival et conseiller à Morges, Monod présidera l’Assemblée provisoire vaudoise lors de la révolution de 1798. Préfet du Léman (1802), membre de la délégation vaudoise à la consulta de Paris (1802), nommé membre à vie du Grand Conseil vaudois (1803), il siégera sans interruption dans cet organe et au Petit Conseil vaudois entre 1811 et 1830. Historien à ses heures, il est l’auteur de Mémoires (édités en 1806) et d’une histoire du Canton de Vaud (inédite).

Les lettres de La Harpe à Monod transcrites ici constituent une partie de la correspondance entre les deux hommes : celle qui (hormis cinq lettres) suit chronologiquement les lettres destinées à Polier, qui s’arrêtent en juillet 1788. Couvrant les années 1788 à 1794, elles touchent au contexte post-révolutionnaire, témoignant de l’enthousiasme, mais également de l’inquiétude avec laquelle le précepteur suit le cours des événements en France, tout comme des progrès de la contre-révolution, dont les émissaires affluent à la Cour de Russie. Intéressantes également dans cet échange, outre la poursuite des thématiques mentionnées plus haut, sont les dispositions prises pour engager deux nouvelles gouvernantes suisses pour les sœurs d’Alexandre et Constantin et, plus généralement, le rôle de plaque-tournante joué par La Harpe dans le recrutement de Suisses comme dans la venue de jeunes nobles russes en Suisse.

Mémoires

La Harpe a rédigé la première partie de ses Mémoires à la demande de Heinrich Zschokke, et en vue de se défendre des critiques qu’avait suscité son action en tant que Directeur helvétique. L’historien en a publié des fragments remaniés, en allemand dans ses Historische Denkwürdigkeiten der helvetischen Staatsumwälzung, 1805. Dans les années 1830, probablement en 1837, La Harpe reprend ce texte et lui donne une suite qui se rapporte à son second séjour à Saint-Pétersbourg, en 1801-1802. Sa narration s’appuie sur sa correspondance avec Alexandre Ier, qu’il annote à nouveaux frais, et reproduit parfois in extenso, tout en la réorganisant. Contrairement à son souhait, ces Mémoires ne seront pas publiés après sa mort, suite au veto opposé par son épouse Dorothée Boehtlingk.

Dans le premier cahier des Mémoires, La Harpe se présente comme un homme d’action éclairé par ses idéaux, aux convictions inchangées depuis l’enfance, et confronté sans cesse à la bassesse de ses ennemis – souvent Bernois. En retraçant sa tentative, peu commune, d’éduquer un prince républicain, il s’arrête sur l’irruption de la Révolution française, montrant qu’elle met en question le contrat fragile qui pouvait unir despotes éclairés (dont Catherine II est un modèle) et idées politiques des Lumières, que La Harpe tente d’inculquer dans ses cours.

Dans les cahiers suivants, les préparatifs de l’intervention française de 1798, qui met fin à l’Ancien Régime en Suisse, sont longuement retracés, comme l’est le contexte de bouillonnement politique et pamphlétaire qui l’entoure, et les polémiques qui s’ensuivent sur le rôle joué par des Suisses dans l’invasion française. La période gouvernementale, qui fait l’objet du plus long cahier, met en lumière, dans une vision « de l’intérieur », les difficultés rencontrées par un nouvel exécutif dépendant du soutien français pour combattre les résistances à la révolution, que cette intervention même ne faisait qu’exacerber.

Les sept cahiers rédigés par La Harpe peu avant sa mort sont centrés sur son second séjour à Saint-Pétersbourg, à l’occasion de l’accession au trône de son ancien élève. Rejoignant le cercle de jeunes réformateurs qui entourent le nouvel empereur, La Harpe est un observateur et un acteur privilégié de l’esprit de changement qui anime les premières années du règne. Sa narration, qui fait vivre mémoires et lettres, permet de suivre de près non seulement l’élaboration des réformes (de l’administration, de l’instruction publique etc.), mais aussi les contradictions internes qui agitent un pouvoir autocratique qui se veut éclairé, et donc hésitant sur son propre pouvoir. 

Ligne éditoriale

L’édition proposée ici est une transcription diplomatique, complétée par certaines adaptations éditoriales comme la séparation des mots agglutinés, le rétablissement des majuscules des noms de personnes et de lieux. Les éditeurs ont également adaptés les noms propres à l’orthographe moderne, sauf lorsque la personne ou le lieu n’a pas pu être clairement identifié. La ponctuation n’a pas fait l’objet d’une modernisation. La Harpe introduisant rarement des paragraphes, nous en avons ajoutés quelques-uns lorsqu’il aborde un sujet tout à fait différent et que la phrase est précédée d’un « long » point.

Si l’écriture de La Harpe ne présente pas de difficultés particulières, le caractère spontané (et parfois hâté par la possibilité d’être remise à un voyageur) de sa correspondance s’accompagne de multiples ajouts et biffures. Les biffures minimes (1-2 caractères) n’ont pas été reportées. L’emploi très aléatoire des majuscules a été respecté et, en cas de doute, on a opté pour la graphie actuelle. La prolifération des « ç » lorsque le « c » se prononce « s » a également été maintenue.

En datant ses lettres, La Harpe précise parfois qu'il utilise le calendrier julien ("vieux calendrier") - en vigueur en Russie jusqu'à la Révolution de 1917 - qui marquait alors onze jours de retard par rapport au calendrier grégorien utilisé par ses correspondants d'Europe occidentale.

Pour l’essentiel, ces principes ont été conservés pour l’édition des Mémoires; la transcription des notes nombreuses ajoutées par La Harpe a cependant demandé des adaptations spécifiques qui sont détaillées dans le document « Ligne éditioriale » (voir plus bas).

Remerciements

Nous remercions toutes les personnes impliquées dans le travail de transcription, à savoir Albertine Grisoni, Matthieu Clément, Maïla Kocher, Elise Forestier, Gregor Jancik et Anne-Laure Sabatier. La relecture a été effectuée par Matthieu Clément, Aline Johner, Béatrice Lovis et Danièle Tosato-Rigo. Nos remerciements particuliers vont à Béatrice Lovis pour son engagement sans faille dans le travail de supervision et de correction.

Nous remercions également les institutions dépositaires des manuscrits, la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne ainsi que les Archives cantonales vaudoises. Enfin nos remerciements vont au Fonds d’innovation pédagogique de l’Université de Lausanne ainsi qu’au Fonds national suisse de la recherche scientifique qui, en soutenant le projet  Educating Russia’s Princes. Swiss Enlightened Tutors at the Court of Catherine the Great (2016-2019) dirigé par Danièle Tosato-Rigo a permis le développement et l'aboutissement de ce projet éditorial, entamé en 2011 dans le cadre d’un cours-séminaire d’histoire moderne UniL.

Citer comme

Lumières.Lausanne, projet "La Harpe et la Russie (1783-1795)", dirigé par Danièle Tosato-Rigo, Université de Lausanne, url: https://lumieres.unil.ch/projets/la-harpe, version du 3 juillet 2019.

Références bibliographiques

Transcriptions

Littérature primaire

Littérature secondaire