Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, Saint-Pétersbourg, 31 janvier 1794

St Petersbourg le 31e Janvier 1794

Votre Lettre du 29e 9bre cher et bon ami, m'a fait un vrai plaisir, en même
tems que j'ai regretté de vous avoir trop affecté par ma dernière. Vous
êtes bien assûré de toute mon amitié et jamais je n'ai eu le moindre doute
sur la Vôtre: cela doit nous suffire à tous deux, le reste appartient à l'Epo=
que peu éloignée de notre Entrevue. J'ai renvoyé de voir Mlle votre Cousine depuis
la reception de votre Lettre, parcequ'il s'en fut suivi une Explication absolu=
ment inutile d'elle à moi, et que tous les ménagemens n'auroient pu lui
rendre agréable si elle eut été dirigée vers Mr R. Il ne me faut 1 mot biffure ni
assurances ni preuves rélativement à Mlle v. C.: je suis persuadé qu'elle prend
part à ce qui m'arrive d'heureux, jamais je n'en ai douté, et vous pouvez
bien être convaincu, mon bon ami, que le moment d'humeur que j'ai éprouvé,
n'étoit que passager. Mlle v. C. mérite personellement toutes sortes d'égards, et vôtre amitié
pour moi vous dit ce qui lui est du de ma part. L'éloignement dans lequel
je me suis tenu n'a jamais été froideur: je n'ai voulu qu'éviter une personne home
qui ne pouvoit avec lequel j'aurois du trop m'observer pour que ma présence
convint à tous les deux; j'ai même évité les occasions d'entrer en matière sur
ce point, parce qu'il avoit me paroissoit moins malhonnête de garder le Silence
que de présenter des considérations dont la tournure même la plus ménagée
n'auroit pu adoucir ce qu'elles renfermoient d'amer, et il eut été 1 mot biffure cruel de
troubler le bonheur de Mlle v. C. en ne partageant pas toutes ses opinions.

Aureste, mon bon ami, soyez tranquille, les Supérieurs imédiats des deux Parties
ont donné leur Consentement à l'Union projettée, Mlle vôtre C. est estimée
et aimée de tous ceux qui la conoissent, et je pense que ramené par la
réfléxion et surtout par l'expérience, celui qu'elle aime, achêvera de se
rendre digne d'elle: il est dans une Carrière qui peut le mener loin, et ses
Protecteurs ne l'oublieront pas. Mlle v. C. vient passer la Soirée d'après
demain avec nous, si elle touche même ne fut ce qu'en passant cette Corde
délicate; soyez assuré que j'en agirai en home qui suis dévoué à tout ce
qui porte son nom, elle sçaura pourquoi je vous ai écrit, et ne trouvera pas
mauvais qu'à peine échapé du péril j'aïe épanché mes chagrins dans le sein d'un
ami qui a pour elle les Sentimens d'un frère.

Depuis ma dernière j'ai engâgé nos deux Dames à diviser leur appartement
demanière à être chacune indépendantes de l'autre, la Gêne résultante de la
Comunauté ayant produit plus que toute autre cause, les Aigreurs passagères
auxquelles j'ai fait allusion. Cette mesure, mon cher ami, a été suivie d'un
plein succès et la bonne harmonie est complette.

Je suis on ne peut plus touché des Conseils que vous me donnés rélativement
au Mode de revoir nos Contrées. J'en ai le plus vif desir; personne n'attend
avec autant d'impatience l'heure à laquelle je reverrai ceux que j'aime
ceux qui m'ont donné tant de preuves de la plus sincêre amitié, mais mon
cher Monod, vous me connoissez mon Caractêre. J'ai passé le Rubicon. Pesez
ausurplus les considérations suivantes.

1° Mes Ennemis ayant tenté pour me perdre tout ce qui étoit en leur Pouvoir
et n'ayant échoué que parcequ'ils se sont mal adressés, l'inimitié subsistante entre
nous, n'est pas de l'espêce qu'on étouffe. Est-ce ma faute, ou la leur?

<1v>Si mes ennemis 1 mot biffure n'ignôrent pas qu'il est des positions qui plus que d'autres favorisent la Ven=
geance, ils savent encore mieux que pour les mettre à profit il ne faut que du Courage
et quelques talens. Incapâble de menées malhonnêtes, je desirerois pouvoir
suppôser des Sentimens de générosité à ceux qui se croyant assûrés du Succès, renon=
çoient, sans honte; àaux plus simples ménagemens que la seule décence éxige, à ceux qui
s'acharnoient contre un Compatriote fier mais honnête dans le moment où il honoroit
son pays en terre étrangère.

3° Je sçais de bonne part; qu'on espêre me tromper par des promesses positives qu'on est déci=
dé à ne pas remplir. Prenés garde mon bon ami, qu'on ne veuïlle faire de vous un Instru=
ment aveugle de la perte d'un ami. 1 mot biffure L'expérience que j'ai acquise me rend très
défiant. Timeo Danaos...(sed imperterritus).

4° Jamais, mon bon ami, je ne rétracterai ce que j'ai avancé, prouvé, soutenu avec conois=
sance de Cause. Vous connoissez la rectitude de mes Principes, la pureté de mes intentions
et l'amour brûlant que je ressentois pour ma Patrie. J'ai proffessé les 1ers là où il n'est pas
ordinaire de le faire, et quoique je fussse seul, isolé, et sans autre Protecteurs que mon Courage,
on leur a rendu Justice. Jamais je ne les expliquerai de manière à laisser croire que
j'aïe voulu nager entre deux eaux; et quand je où seroient daïlleurs les motifs de recou=
rir à une pareille politique? N'ayant jamais manqué sûrement à ma parole
à Dieu ne plaise que je prenne des engagemens qui enchainent mes facultés. Né Suisse
et Républicain dès que j'ai comencé à 1 mot biffure réfléchir j'ai du penser, écrire, agir come je l'ai
fait, (quoique j'aïe peutêtre comis des Erreurs) et si les homes imortels qui jurèrent la 1ère
alliance sur les bords du lac de Lucerne, pouvoient me juger, j'ai l'orgueil de croire qu'ils
me serreroient dans leurs bras aulieu de me blâmer.

Aureste mon bon ami, je vous félicite de la continuïté de la paix. Il etoit tems que les
partisans de la Douceur, que les vrais amis de la patrie l'emportassent sur les fauteurs du
Systême de rigueur et sur cles Egoïstes qui pour jouer un Rôle auroient voulu vous
précipiter dans un Abysse de maux. Si les Gens de bien obtiennent prennent le dessus,
et je l'espêre, alors ils excuseront la Chaleur que j'avois mise dans mes Recherches,
et penseront, en Pères du Peuple, qu'il est tems de réunir des Coeurs aliénés par le Souvenir
du Passé et de tourner à l'avantâge de la Patrie, l'essor de 1 mot biffure ames ces ames altières qu'il
n'est pas facile d'étouffer lorsqu'il a pris une direction qui pourroit lui nuire. Come qu'il
en soit, nous nous reverrons, même sur les rives du Lac de Genêve, si ce ne peut être ni à
Rolle, ni à Morges. Omne Solum forti patria est dit l'Inscription de la maison Grenier.
Combien d'obligations je vous ai rélativement à mon frère. Il m'a été impossible de
vous envoyer plutôt la Lettre de Change rélative à l'engâgement que j'ai pris. Si
elle ne suffit pas, vous m'obligeriez beaucoup en y suppléant pour le moment: je
ne tarderai pas à vous envoyer le reste. J'ai reçu une Lettre de lui il y a
3 mois et il m'en anonçoit une suivante que je n'ai pas reçue et dans laquelle il
devoit marquer à quoi il s'étoit résolu: il est tems qu'il cesse de vagabonder. Ce Mr
n'est pas mon home.

J'ai été vraiment effrayé, en lisant ce que vous m'écrivez du prix de toutes choses.
Suivant vôtre Compte, ma fortune actuelle seroit absolument insuffisante, et bon
gré malgré, il me faudra transporter mes Pénates dans une Contrée où l'on puisse
vivre de 150 Louis, mes Revenus propres, montant à peine cette Some, si j'en déduis
mes appointemens. Il m'est impossible de vous dire combien vos détails sur ce point
m'ont désagréablement affecté: marqués moi du moins si cet état des choses a l'appa=
rence de se maintenir, et s'il ne tient pas imédiatement aux comotions du voisinâge?
Ce que vous me marquez de votre charmant ménâge me fait desirer de jour en jour
d'avantage d'en être le témoin. Que de choses à nous dire, et par où comencer? Mon
bon ami, savez vous que ce sont là mes rêves les plus terribles, lorsque et il n'est près=
que pas de semaine qu'ils ne reviennent, tant l'impatience 1 mot biffure de cet avenir est grande et me
<2r> tourmente. Chaque jour j'ai plus à me féliciter de m'être marié.
Quand j'aurois Ma feme me rend le plus heureux des homes, et il ne
manqueroit rien à nôtre Satisfaction pour la rendre complette, que
d'avoir des enfans: ma feme en desire, et pour elle seule j'en
desirerois au moins un à présent quoique quel quoique dans les
Conjonctures présentes il soit peutêtre préférable de n'être fixé ça
ou là que par des Liens faciles à rompre.

Mes occupations continuent avec le Cadet de mes Disciples et même avec
l'Ainé dont j'ai lieu d'être infiniment content. J'employe une partie de
mes Loisirs à repasser mes Livres de fortification, à mesurer, tracer, dessiner,
parcourir des Journaux de Siêges, de Campagnes &c. Cela vous paroitra
sans doute assez plaisant, 1 mot biffure et cela me l'eut sans doute aussi paru il y a
quelques années, mais l'home est le jouet des Evénemens. Une partie de
ce que j'ai appris est désormais inutile, et la Fièvre actuelle laisse prévoir
que la fin de ce Siècle éxigera d'autres sera peu favorable aux Connoissances
et aux Etudes destinées pour des Périodes pacifiques. Après avoir terminé
ma besogne présente, mon premier besoin sera le repos, mon premier desir
celui d'embrasser mes parens et mes amis, de revoir ma patrie et de respirer
dans l'indépendance; mais qui me répond que je ne serai pas éveillé par
la Trompette? Du moins est-il juste raisonnable tandis que je le peux Il ne faut pas du moins courrir les hazards de s'acquitter
je suis encore capable de 1 mot biffure mal de ce qui pourroit être requis, et l'on s'acquite mal dans l'occasion de
ce qui n'a été pas été médité d'avance.

Mes occupations sont un obstâcle à ce que je sorte fréquement. De tems
en tems, nous allons au Spectacle, surtout à l'Opéra italien dont je raffolle
sans être ni Conoisseur, ni Adepte, quelques Compatriotes de bonne humeur
vienent nous visiter, et nous somes aussi gais qu'on peut l'être
avec un Coeur partagé entre des Lieux aussi distans que la Suisse et
la Russie. La Santé de mona feme quoique meilleure n'est pourtant
pas ce qu'elle devroit être. Il faut qu'elle respire un air plus tempéré
que celui ci, qu'elle puisse se promener beaucoup, vivre de Légumes,
de fruits &c. et tout cela ne deviendra possible que lorsque j'aurai terminé
ma tâche. J'ai été mal à mon aise durant plusieurs mois, 1 mot biffure dès lors
je m'étois entiérement remis, malis il semble que cela ne veuïlle
pas tenir. Combien vous me trouverés changé à l'extérieur! L'âge, les
travaux, le Climat, le vide de l'ame, les Soucis &c. ont creusé
mon front, blanchi la moitié de mes cheveux; mais lorsque
je respirerai un autre air j'espêre encore me rétablir
complétement et remettre le Corps au niveau de l'Ame.
Mes respects à Me votre Epouse, et mille et mille choses à votre char=
mante famille. Ma feme se joint à moi. Rappellés moi
au Souvenir de toutes les personnes de votre famille, et à nos amis
comuns. Je vous embrasse de toute mon ame, de tout
mon Coeur. Vale

Del'H

L'incluse à mes Parens renferme une Lettre de change de 1268 florins
15 Sols, sur Mrs Hogguer, Grand et Ce à Amsterdam.
Je l'ai endossée au nom de mon père.
NB: Faites moi le plaisir
d'en accuser la réception.
 


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Monod Docteur en droit
Assesseur baïllival
à Morges Canton de Berne
En Suisse
 


Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, Saint-Pétersbourg, 31 janvier 1794, cote BCUL IS 1918/H33, 141. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1122/, version du 18.05.2019.
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