Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, Vienne, 12 janvier 1783

Vienne le 12e Janvier 1783

Vous avés été (il faut en convenir) un grand Négligent, un grand
Paresseux. Il y a 2 Mois que je vous avertis que je serai à Vienne
pour le nouvel An, je vous donne mon adresse, et malgré celà
je ne recois de vous aucune Lettre, cependant il y à plus
de 3 Semaines que je suis arrivé... je parierois par exemple
que vous auriés attendû pour m'écrire 1 mot biffure d'avoir reçû de moi
une Lettre dattée de Vienne? eh bien qu'en arrivera t-il?
Cest qu'elle arrivera après mon Départ, (car tout celà emploie
au moins 3 Semaines), et qu'elle sera perduë.. Voilà come
vous ne raisonnés pas vous autres Morgiens, Gens de petites Villes
Assesseurs baïllivaux.... mais à propos je crois mon cher ami
que votre nouvelle Dignité vous aurra trop occupé, et que les au=
diences aurront pris tout le Tems que Votre Seigneurie Assesso=
riale donnoit jadis à son ami, devenû Ex Ex Ex. suppôt de
la Chicane. Vous voilà donc assesseur gros come le bras! Combien avés
vous reçû de Chevreuïls, de Dindons, de Cochons de Lait &c. car je veux
croire qu'aucun Plaideur n'auroit la Hardiesse de vous présenter des
petits Merles: celà étoit fort bon pour comencer... Combien de fois
avés vous déja condamné des Vieïlles, parcequ'elles avoient à faire contre des
Jeunes? mais je ne veux plus vous faire de questions captieuses: Ces pauvres
Juges sont si heureux quand leurs Consçiences dorment qu'il y aurroit Cons=
cience de les réveïller!

Je vous ai dit dans ma précédente Lettre qui est de la fin du mois dernier, que
Polier m'avoit écrit et m'avoit sollicité très vivement d'accepter le Poste
de son pauvre frére mort en Irlande au regret de tous ceux qui l'ont connû.
Il est impossible d'etre plus pressant qu'il l'a été, et je ne scauroïs assez
vous dire mon bon ami! combien j'ai été touché de çe Proçédé! Je vous avouërai
que j'ai été bien tenté d'accepter: 1 mot biffure la Place qui est avantageuse pour le
moment, l'est bien davantage pour la Suitte, et m'aurroit donné le
Plaisir, de vous revoir plutôt, et de faire encore une fois le Voyage d'Italie,
et de passer tranquillement ma Vie aumilieu de mes amis, occupé de la
Philosophie. Dailleurs j'aurois passé 2 ou 3 ans en angleterre, j'en aurrois
parlé la Langue, étudié les Coutûmes, les Loix, les moeurs, et je me serois roûlé dans
la Liberté come une abeïlle dans la Poussiére des fleurs, mais je ne suis pas libre
<1v> malheureusement je suis encore engagé, et j'ai dû répondre
que jusques après mon arrivée, il étoit impossible que j'acceptasse, mais
si le Séjour de la Russie ne me plaisoit pas, ou que j'y redevenois
libre, et qu'il en fût encore tems, je crois bien alors que j'accepterois;
c'est ainsi que j'ai répondû. Quant aux Espérances que j'ai pour la
Russie, elles ne sont point encore développées, et je n'ai rien de plus
par devers moi, que la Parole impériale, 1 mot biffure mais je crois
qu'elle m'est une Sureté suffisante; du reste je n'ai peur de rien
et je ne suis pas embarrassé de ma personne. 1 mot biffure Mon cher ami
je vous recomande le plus grand Secret sur cette Proposition qui m'a été
faitte. vous devinés bien pourquoi.

La Vie que j'ai menée içi a été une Vie moitié laborieuse, et moitié
dissipée: Croiriés vous que j'ai été 3 fois à la Cour, et qu'autant de
fois l'Habit des Dragons de L.L. EE: à brillé parmi les Casaques
d'or et d'argent des Courtisans et les Habits des Feldmaréchaux. Si
quelqu'un eût témoigné quelques doutes sur notre Miliçe, j'etois prêt:
Mrs aurois je dit, avant de vous louër a nos Dépends, il faudroit
nous avoir vainçû, mais nos ayeux 1 mot biffure ont toujours battû les vôtres en
nombre 6 fois moindre, et notre Liberté est assise sur les Trophées
de plus de 40 Victoires, nous avons été vos Maîtres, et il n'est pas
déçidé que nous soïons devenû vos Inférieurs. Je vous assure que mot
pour mot je l'aurrois planté au nez du 1er qui l'aur=
roit mérité 1 mot biffure mais je n'ai pas été dans le Cas.

Celui qui aurroit 3 Mois à donner à Vienne les emploïeroit sûre=
ment avec beaucoup de Profit, car il faut aumoins un Sejour
pareil pour ne pas perdre son Tems. Le Carnaval començe
aujourdhui par un gd Bal donné à la Redoutte. mais nos
Bals vallent mille fois mieux que tous ceux là: nous dansons,
nous causons, nous aimons sans Géne, nous nous abbandonnons
à la Joïe sans Soucis, nous travaïllons sans penser au Plaisir...
que nous manque t-il? malheureusement des Ressources,
et avec elle le Contentement. Je suis presque devenû muët
avec le beau Séxe, et sans mon avanture de Florençe, Dieu
<2r> sçait si je n'aurois pas oublié entiérement tout ce que je savois.
mais à propos de çe Florençe, croiriés vous que j'y pense encore bien souvent?
2 mots biffure Je crois tout de bon que çette maligne Marquise
m'avoit un peu tourné la Tête.

Le mauvais Tems m'a fait manquer une Partie de Traineaux
très brillante qui se fit au flambeau Dimanche passé: on aurroit
pû tout aussi bien 1 mot biffure dire que cetoit une Partie aquatique
car il pleuvoit a verse.

Nous partons demain 13e à midi pour Varsovie où nous serons
dans 10 où 12 Jours, puis dans 5 Semaines nous serons à Petersbourg:
Combien j'ai d'Impatience! - Et vous mon cher ami! que faites
vous à Morges? ne manqués pas de m'en instruire: une seule chose
dont je vous préviens, c'est d'être prudent sur l'article du Païs où
je vais parceque suivant les Circonstances celà pourroit m'occasionner
des Désagrémens, vû ma Qualité d'Etranger: je ne vous communi=
querai de même rien du Païs, que ce qui pourra être sans
conséquençe, mais nous ne manquerons pas pour celà de Sujets
pour nous écrire, et vous n'en scaurrés pas moins mes affaires

Mes Respects et bien plus bien plus à Mr votre Père, à Mlle
votre Soeur, dans la Maison de Mr votre oncle, et à Me votre Epouse que
je prendrois bien la Liberté d'embrasser, si je ne savois pas que vous
feriés celà à ma barbe et pour moi, come certain soir à Berne. Ne
m'oubliés pas cher Mr le Ministre Mandrot, cher forel et cher
Mayor: qui est ce qui fera les Enfans de mon Cousin de G....? on dit
qu'il est fort amoureux, et celà va mal alors car je me rapelle bien ce
qui arriva à Forel en pareïl Cas. Il faut mon cher ami, avant
de finir que je vous raconte une Histoire assez plaisante. Lors de la
Publication de l'Edit de Tolérance en Bohême, des Restes de Hussites présen=
tèrent leur Requête pr avoir un Temple, mais ils ne voulloient être ni
Catholiques ni luthériens, ni calvinistes: ils voulloient être israëlites: l'Af=
faire portée à l'Empereur, ce Prince dit "Je le veux bien, mais pour être
Israëlites, il faut suivre la loy de Moÿse, et pour suivre la Loy de Moyse
il faut un peu de Circonçision, faites vous donc circoncire" Les Hussites
n'avoient pas songé à çe point, et se trouvèrent trop vieux pr subir l'opé=
ration. <2v> Ainsi finit l'Affaire. Adieu cher et bon ami, je vous embrasse
de tout mon Coeur. Addio, addio. Mrs de Lanskoy vous font leurs Complimens.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur le Docteur Monod
à Morges Canton de Berne
en Suisse
 


Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, Vienne, 12 janvier 1783, cote BCUL IS 1918/H33, 93. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/382/, version du 27.05.2019.
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