Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Le Clerc, Berlin, 10 avril 1706

A Berlin, le 10 d’Avril 1706.

Monsieur,

La Lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, est si obligeante, que
je ne sai comment y répondre; & l’embarras, où je suis, est d’autant plus grand,
que vous m’avez prévenu. Il y a long tems que je devois vous avoir remercié direc=
tement, & des bons avis que vous avez bien voulu donner, de tems en tems, au sujet
de mon Ouvrage, & de la maniére avantageuse dont vous avez parlé de moi, en
l’annonçant dans le VII Tome de vôtre Bibliothéque Choisie, & de trois Tomes de
cette Bibliothéque que vous avez eû la bonté de m’envoier en leur tems. Je
n’ignorois pas, Monsieur, l’obligation où j’étois de vous témoigner moi-même là-dessus
ma reconnoissance: mais, outre que je savois que vos occupations continuelles, si
utiles au Public, ne vous permettent pas de perdre beaucoup de tems à recevoir
des Lettres de pure civilité; j’ai crû, qu’en faveur du travail, dont je suis
délivré depuis peu, & qui a été assez grand pour une personne comme moi,
vous me pardonneriez bien si je me contentois de m’aquitter envers vous de
ce devoir par le moien de Mr de la Motte, à qui j’écrivois de tems en
tems, & toûjours fort à la hâte. Depuis peu encore j’ai appris que, dans une
Lettre que vous écriviez à Mr Kuster, & qu’il a montrée à quelques uns de mes
Amis, vous lui parliez non seulement de moi beaucoup plus avantageusement que je n’au=
rois pû m’en flatter, mais que même, par une grande générosité, vous lui recom=
mandiez, de vôtre pur mouvement, de me rendre service, si l’occasion s’en
présentoit. Un procédé si obligeant est bien digne de vous, & bien conforme
à l’idée que je me suis faite, il y a long-tems, des qualitez de vôtre Coeur, mille
fois plus estimables que tous les talens & toute l’érudition qui vous font tenir un
rang si élevé dans la République des Lettres: mais cela me réduit à l’impossibilité
de m’aquitter jamais envers vous de ce que je vous dois. Tout ce que j’ai dit
ou que je pourrois dire de vous dans un Livre, n’est pas capable de me décharger
de la moindre partie de cette dette: outre que je n’ai pas prétendu par là vous
donner proprement des éloges (il ne m’appartient pas de loüer une personne qui est si
fort au dessus de mes louanges) je n’ai voulu que me procurer le plaisir de dire naïvement
<1v> ma pensée, sans redouter la haine & le courroux de nos Druïdes, dans l’esprit
desquels cela pourra bien passer pour une grande hérésie. Cependant, si je ne
puis répondre suffisamment à toutes les marques de bonté que j’ai reçuës de
vous, je tâcherai du moins, Monsieur, de ne pas me rendre indigne de vôtre
bienveillance & des sentimens favorables où vous êtes à mon égard, & de vous
témoigner, dans toutes les occasions, à quel point j’y suis sensible.

Nous avons bû à votre santé avec Mr Kuster deux fois cette semaine, une
fois chez moi, & l’autre chez lui. A vous dire le vrai, il m’a paru un peu
bien froid au sujet de ce que vous lui avez écrit en ma faveur; c’est peut-être
son tempérament: ou peut-être qu’il a supposé que c’étoit assez pour lui d’avoir
fait voir vôtre Lettre à Mr Lenfant, & à deux ou trois autres personnes; car, sans ceux-ci,
je ne sau n’aurois pas sû, avant la Lettre que vous m’avez fait l’honneur de
m’écrire, qu’il y eût aucune recommandation pour moi dans l’autre. Cependant,
Monsieur, je ne vous suis pas moins obligé que si vous m’aviez recommandé à
une personne qui eût tout le credit & tout l’empressement imaginable.

J’ai fait voir vôtre Lettre à Mr Lenfant. Il m’a chargé, Monsieur, de
vous faire ses complimens, & de vous assûrer qu’il étoit toûjours, à vôtre égard, dans les
mêmes sentimens où il avoit été autrefois, & dans ceux que vous témoignez avoir
encore pour lui. Je suis témoin qu’il l’a fait connoitre toutes les fois qu’il
a parlé de vous en ma présence. Je sai en particulier qu’il s’opposa fortement
à la délibération que prit son Consistoire au sujet de votre N. Testament, & que dans
toutes les occasions il n’a point caché l’indignation qu’il avoit contre cet acte
d’Inquisition. C’est le seul Ministre de Berlin qui aît eû le courage de se
moquer d’un Arrêt, qui d’ailleurs a été aussi mal exécuté, qu’il avoit été donné
légérement. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que ceux des autres qui ont paru les plus
ardens à le solliciter, affectent de faire valoir les derniers Ouvrages de Mr Bayle,
plus dangereux, à mon avis, que les Livres de Hobbes, & de Spinoza.

Il n’y a personne, Monsieur, qui attende avec plus d’impatience que moi, les
nouveaux Ouvrages qui vous occupent, & dont vous me parlez. J’ai toûjours souhaitté &
recherché avec beaucoup d’empressement tout ce qui est parti de vôtre plume: & je puis
dire sans flatterie, que de tous les Livres que j’ai pû lire, il n’y en a point dont
j’aie retiré plus d’utilité que des vôtres; de sorte que, si j’étois jamais capable de
rendre quelque service au Public, ce seroit à vous qu’il en devroit avoir l’obligation.
Il me tarde fort aussi de voir l’Extrait que vous avez pris la peine de faire de
mon Ouvrage. Je suis avec un profond respect

Monsieur

Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur

Barbeyrac

J’ai envoié vôtre Lettre à Mr Favin. Vous pouvez
connoître le caractère de ce personnage par ce que j’en ai
écrit à Mr de la Motte.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Le Clerc Professeur en
Philosophie & en Langue Hébraïque
A Amsterdam.


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Le Clerc, Berlin, 10 avril 1706, cote Universiteitsbibliotheek Amsterdam, Bÿzondere Collecties, hs. C 3. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/802/, version du 20.06.2016.
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