Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLI. Suite de la lecture de la cinquième dissertation de Schmauss et de la lettre de Gordon sur le régicide », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 22 février 1744, vol. 2, p. 95-111

XLI. Assemblée

Du 22e Fevrier 1744. Présens Messieurs Polier Professeur
Seigneux Boursier, DeCheseaux Conseiller, Seigneux Assesseur, Baron
DeCaussade, DuLignon, D’Apples Professeur, DeSt Germain Conseiller, De=
Cheseaux fils, Rosset Chatelain.

/p. 96/ Messieurs Vous avez traité la Question du véritable DroitDiscours de Monsieur le Comte.
naturel des hommes et de son origine, et vos sentimens là dessus ont été
un peu partagés.

Mr Schmauss croit qu’il faut pour le découvrir faire attention à
ce que la nature toute simple nous présente, et aux différentes circons=
tances dans lesquelles les hommes se trouvent soit dans leur naissance,
soit après qu’ils sont nés.

1° La Nature en donnant la vie à l’homme lui donne par là même
le droit de vivre, droit que personne ne peut lui oter.

2° La Nature lui donne le Droit de vivre heureux, et de suivre
son gout pour parvenir à ce bonheur.

3° Il a le Droit de conserver sa vie, de se procurer tout ce qui
peut contribuer à son bonheur, et d’en jouïr; c’est ce qui donne lieu
au Droit que chaque Individu a sur toutes choses.

4° Il suit de là que la Nature a donné à l’Homme le Droit
de se défendre, ce qui emporte le Droit d’Inviolabilité.

5° De là suit le Droit de la Guerre, et pour soutenir ce Droit
on peut se servir de la force aussi bien que de la ruse.

6° De tout cela il conclut que le Droit n’est autre chose que ce
qui est permis.

7° L’Homme peut renoncer à tous ces Droits et par conséquent
à sa vie.

8° De là l’Auteur passe à la nature de l’obligation; qui ne ti=
re sa source, selon lui, que de ce que les autres ont le meme droit
d’inviolabilité, auquel il ne nous est pas permis de toucher, à moins
que nous ne voulions nous exposer à leur ressentiment: C’est donc
la crainte de ce ressentiment, qui est le fondement de l’obligation,
et de cette Règle d’Equité, Ne faites pas aux autres ce que
vous ne voulez pas qu’on vous fasse
.

Vous avez condanné, Monsieur D’Apples, l’Auteur en ce qu’ila Mr le Professeur D'Apples.
dit que l’Homme peut s’oter la vie, par cette raison qu’il la receue de
Dieu.

Vous m’avez dit, Monsieur DeCheseaux, que l’Auteur se trompeA Mr DeCheseaux le fils.
en disant que l’Instinct nous porte à nous préférer à tous les autres
Hommes.

a Mr le Conseiller De Cheseaux.Vous blamez Mr Schmauss de ce qu’il n’a pas parlé du Créa=
teur, en décrivant la naissance de l’Homme; mais, Monsieur, vous pen=
sez qu’il n’a fait cette omission que pour rendre ses idées plus simples
et vous supposez qu’il en parlera dans la suite.

Vous m’avez dit, Monsieur DeBochat et Monsieur Seigneux, quea Mr le Lieutenant Ballival DeBochat et à Mr l'Assesseur Seigneux.
/p. 97/ Mr Schmauss considère l’Homme hors de toute Société, et qu’il ne
fait point d’attention aux rélations qu’il a avec Dieu, et puisque
dans cet état là, il a déja des obligations, elles seront bien plus for=
tes quand il y joindra, comme il le fera dans la suite, l’état de So=
ciété et de rélation avec Dieu, qui anéantira aussi le pouvoir de
se tuer soi même.

Vous trouvez, Monsieur DeSt Germain, qu’il ne convient pasa Mr le Conseiller De St Germain.
de représenter l’Homme sans rélation, lorsqu’il en a, parce qu’il en
peut abuser, sur tout un Souverain.

Vous pensez, Monsieur Polier, que les Principes de l’Auteur sonta Mr le Professeur Polier.
dangereux, parce qu’il ne parle pas d’un Créateur, et qu’il ne fait
pas attention aux Facultés de l’Homme, qui le distinguent des ani=
maux; Facultés dont il doit faire usage, pour apprendre quels sont
ses Droits et ses véritables Devoirs; et il ne doit pas s’arréter unique=
ment à ce qui regarde le corps & la vie présente.

On a achevé la Lecture de la Ve Dissertation de Mr Schmauss, etVe Dissertation de Mr Schmauss Du véritable Droit naturel des hommes et de son origine sujet de la Conférence.
comme l’examen qu’on en a fait n’a pas arrété longtems on a lu aussi
une Lettre de Mr Gordon que Mr DuLignon a traduit de l’Anglois sur
cette Question, Si Brutus et les autres Conjurés étoient en droit de tu=
er César?

Sentiment de Mr le Professeur Polier.Monsieur le Professeur Polier a dit que si l’Auteur avoit de=
veloppé ses principes comme il l’a fait à présent, il auroit épargné
bien des remarques. P. e. Il avoit posé ci devant qu’on pouvoit oter
la vie à un homme pour conserver ses biens quelque petits qu’ils fus=
sent, ce qu’il détruit à présent. Sur le droit qu’il dit que chacun a
sur toutes choses, ce qui paroit dabord considérable et contraire aux
principes de la Sociabilité, quand il l’a expliqué comme il vient de
le faire, en disant que ce n’est que le Droit de s’emparer de ce qui
n’est à personne, il fait voir que ce Droit n’a rien d’incompatible a=
vec les principes de la Sociabilité, et il le réduit à peu de chose.

Le principe de l’utile à quoi l’Auteur a envie de venir, et qui est
son grand principe, quoique vrai dans le fond, deviendroit dangereux
s’il étoit généralement établi; parce que beaucoup de personnes ou aiant
le cœur mauvais, ou parce qu’ils réfléchissent peu; et qu’ils ont des idées
bornées prendroient pour utile ce qui ne l’est pas, ou ce qui le peut être
pour le moment, mais qui leur seroit nuisible dans la suite. C’est ain=
si qu’une telle personne manquant de quelque chose, se croiroit per=
mis d’en dépouiller celui qui la possède, peut être même de le tuer
si il se défendoit. Il faut donc joindre à ce principe, pour empécher
qu’on n’en abuse, les Loix que Dieu a gravées dans le cœur de l’homme ,
/p. 98/ qui lui ordonnent de ne faire aucun tort à personne, de même que
de travailler à l’aquisition de ce qui lui est utile: et il faudra entendre
par l’utile, une utilité qui regarde le corps et l’ame, le présent et l’a=
venir, en un mot le Souverain bien.

Monsieur le Professeur D’Apples condanne l’Auteur en ce qu’ilSentiment de Mr le Professeur D'Apples.
dit que l’homme est né pour lui seul, il est aussi né  pour les autres,
c’est un principe du Droit, que les Payens ont bien reconnu.

Le principe de l’utile ne peut pas servir de principe du Droit,
parce qu’en se formant de fausses idées de l’utile, on en aura de faus=
ses du Droit, et il est très facile de s’en former de fausses de l’utile
parce qu’on est entrainé par ses passions, et que le cœur est de la
partie: il n’en est pas de même des autres principes qu’on peut po=
ser; quoique nos passions nous écartent souvent de la règle, ce=
pendant la règle subsiste, et par là on peut toujours reconnoitre
ses égaremens et rentrer dans le devoir. Dailleurs l’utile ne peut
être envisagé que comme un accompagnement et une suite du jus=
te. Le juste c’est ce qui résulte de la rélation que les hommes ont
les uns avec les autres, ou avec le Créateur, ou avec les autres créa=
tures.

Sur ce qu’on a dit que le Droit qu’on a de s’emparer des chosesSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
qui ne sont à personne, Monsieur l’Assesseur Seigneux a montré
qu’il est assez étendu, puisqu’il y a encor bien des Païs qui n’apartien=
nent à personne; un exemple de cela c’est ce qui s’est passé dans l’Ile de
St Domingue. Mais ce Droit cause des guerres, lorsque quelcun vient
trop puissant par ses nouvelles aquisitions, et qu’on a à craindre de sa
part, ou lorsque ce dont on s’empare se trouve à la bienséance d’un
autre

Il paroit, a dit Monsieur le Baron DeCaussade, qu’on est en droitSentiment de Mr le Baron DeCaussade.
de se conserver préférablement à tout autre, mais cela est sujet à beau=
coup d’exceptions. Ciceron dit qu’il ne faudroit pas oter une planche à
un homme foible qui s’en seroit emparé dans un naufrage, quand
même, sans secours, nous serions exposés a périr. Ce sentiment est
bien délicat, et a bien de la grandeur d’ame

Monsieur DeCheseaux a dit qu’il ne comprend pas commentSentiment de Mr De Cheseaux le fils.
l’Auteur tire toutes ses conséquences du principe de l’Instinct, ce qui en
marque l’insuffisance. Blamer, comme fait Mr Schmauss, ceux qui
tirent tout le Droit de la Raison, ce seroit la même chose que de
trouver à redire a quelcun qui tire des sons de Musique d’un instru=
ment; la Raison est un instrument qui nous aide à découvrir le Droit.

L’utile peut être regardé comme un vrai principe du Droit, pour
/p. 99/ vu qu’on ait de véritables idées de l’utile, et qu’on entende par là l’utilité
de la Société.

Monsieur le Boursier Seigneux a dit que le Droit de se préférerSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
à tout autre ne doit s’entendre que d’individu à individu; que la pensée
de Ciceron est une fausse délicatesse. Chacun qui se trouvera dans le cas
que Ciceron suppose se préférera à tout autre. Cet intérêt vif, cet ins=
tinct par lequel la Nature pousse chacun à se conserver, est une preuve
de la bonté et de la justice de ce sentiment.

Pour dire un mot du Droit de tous sur toutes choses, ce Droit
subsiste par raport à quantité de parties du Monde qui ne sont point
encor occupées. C’est un principe invariable qui est nécessaire pour fonder
la propriété, et pour mettre chacun en état de transmettre à la postérité
la possession de ce qu’il a.

Par rapport au principe de l’utile, on ne peut entendre l’utilité par=
ticulière, elle varie trop, il faut l’expliquer de l’utilité générale; mais
ce principe là même sera encor insuffisant. Il faudroit expliquer cette
utilité de cette manière c’est que tout ce qui est juste est utile, et vice
versa, que tout ce qui est utile doit être juste. Mais on s’exprimera d’une
manière claire et solide, si par l’utile, on entend l’utilité entiere de
l’homme dans ce Monde et dans l’autre.

Sur l’instinct. L’Instinct est un sentiment plus fort que la Raison
contre lequel nous ne saurions aller, sans faire de grands efforts, qui a
été donné à l’homme comme un secours pour le porter vers certains ob=
jets, pour le mettre dans la voie de la felicité. Il y a un instinct du bon=
heur, un instinct de l’immortalité; ce sont des desirs vifs & pressans qui
nous portent à faire tout ce qui dépend de nous pour parvenir au
bonheur et à l’immortalité. Ces instincts sont excellens, puisque sans
eux nous demeurerions dans l’inaction à l’égard de ces objets si intéres=
sans.

Monsieur le Conseiller DeCheseaux a dit qu’il étoit surpris de ceSentiment de Mr le Conseiller DeCheseaux.
que l’Auteur qui établit pour principe l’instinct, en tire les conséquences
qu’il en a tiré, p. e. celle de l’équité.

Par le principe de l’utile, les Jurisconsultes ont entendu par là
l’utile particulier: mais ce n’est pas là le fondement du Droit, parce que
l’utile me porteroit à m’approprier tout ce qui m’est avantageux, or ce
que je chercherois ainsi à m’approprier appartiendra peut être à au=
trui, s’il lui appartient, il y a un droit; mais le droit qu’il y a est un
droit exclusif. Il en seroit de même de ce que je possederois; le Droit
que j’y ai exclut tout le monde de sa possession, quelque utilité qu’ils
pussent trouver à me le ravir. L’utile ne peut donc pas être le fonde=
ment /p. 100/ du Droit, puisqu’on cherche un Droit exclusif, et que l’utile ne
peut pas le fournir.

Monsieur Je crois vous avoir prouvé dans ma dernière lettreLettre de Mr Gordon traduite par Mr DuLignon, sur cette Question, Si Brutus et les autres Conjurés avoient droit de tuer Cesar?
d’une manière à laquelle il n’y a rien à répondre, que le meurtre
de César étoit légitime. Je veux présentement examiner si Brutus et
les autres Conjurés étoient en Droit de le faire, et je pense qu’il a été
démontré qu’on devoit le tuer comme un ennemi de tout Citoien
Romain, & que tous les honnêtes gens, que tout Citoien Romain, que
que tout homme vertueux étoit en droit de le tuer.

Mais puisqu’il y a dans ce Monde tant d’Esprits stupides et bor=
nés, qui n’osent penser et sortir du sentier vulgaire, qui sont si fort
dans l’obscurité, et peut être étourdis dans l’ignorance et la fraude,
petits Génies, qui en recevant les Systhèmes voient les choses dans
de mauvais miroirs, ou les choses sont représentées par de forts pré=
jugés de pratiques établies, souvent entrainés par la corruption et
l’esprit de parti, je travaillerai, si je puis, à dissiper ces épais et trom=
peurs brouillards devant ces yeux foibles, et j’examinerai cette Ques=
tion avec autant d’attention que d’autres l’ont fait avant moi: et
comme elle est naturellement indépendante des chicanes des Pédans,
& de l’étroite Jurisdiction des Tribunaux inférieurs, je veux les mener
devant le grand Tribunal du Ciel, et établir la cause de la Liberté
et de la Vérité, par des argumens tirés du Sens commun, et du bien
commun du Genre humain.

L’on allègue ordinairement contre Brutus et ceux qui se joigni=
rent à lui dans cette grande action, qu’ils avoient receu des bienfaits
de César, ce qui est une foible objection, en quoi lui étoient-ils obligés?
Il avoit conservé la vie à Brutus; mais pouvoit-il la lui oter sans
crime, et étoit-ce une action fort généreuse à César de ne pas faire
mourir Brutus, parce qu’il défendoit sa Patrie, qu’il étoit animé
d’un esprit plein de probité, et qu’il sentoit à quoi l’engageoient
les Loix de Rome? Brutus avoit la même obligation à César
que celle que l’on a à un Voleur de grand chemin, qui vous aiant
pris tout l’argent que vous aviez, vous laisse obligeamment la vie.
Etes vous obligé en honneur, en conscience, et suivant les régles du
bon Sens, d’épargner ce Voleur, parce qu’il n’est pas meurtrier, et
êtes vous obligé à ne pas le poursuivre, à ne pas le prendre, à ne
pas le tuer s’il refuse de se rendre? César étoit un des plus grands
voleurs, et un des plus grands meurtriers qui aient jamais vécu,
et ceux qui avoient été tués dans une guerre si injuste, si sanglan=
te et si contraire à la Nature, que César avoit traitreusement et
/p. 101/ malicieusement fait à sa Patrie, n’avoient-ils pas été assassinés?
et de s’être emparé de l’Empire par le meurtre et la rapine, n’étoit-=
ce pas un grand vol? C’étoit en un mot, un homme consommé dans
le crime, et quelques expressions fortes que vous puissiez emploier pour
le peindre lui et ses actions différemment de ce qu’il étoit, le foible
se decouvrira dès que l’on fera la comparaison de lui et de ses actions.

Les emplois et les faveurs que Brutus avoit receu de César n’ap=
partenoient pas à César, mais à Rome; il étoit Rapti largitor: César
n’étoit point en droit de disposer du bien public, ni de ses intérêts;
c’étoit un usurpateur démasqué. Dailleurs les faveurs de qui que ce
soit, et de quelle nature qu’elles soient, ne dispensent pas une personne
de son Devoir; ce sont des amorces et des actes de corruption qui n’obli=
gent et ne lient personne, et qui ne lieront jamais, sur tout un homme
de bien. Aussi Brutus qui était un des plus honnêtes hommes qu’il y
eut sur la Terre le conçut bien, il méprisa ces faveurs qui n’étoient que
des fers artificieux d’un Tiran, qui avoit dessein de le lier à ses intérêts.
L’esprit fier et libre de Brutus qui ne devoit de fidélité qu’à la Républi=
que méprisa les trompeuses caresses et les libéralités de son oppresseur,
qui le vouloit suborner pour en faire son esclave, par des presents et
des emplois qui étoient à la Patrie, et sur lesquels il n’avoit aucun
droit, et Brutus en avoit. C’étoit donc une indépendante générosité que
Brutus ne pouvoit que détester, et une honteuse et triste preuve de la
Tirannie de César, et de la soumission ou étoit Rome: C’étoient des four=
beries et de pernicieuses faveurs. Celui qui les accordoit étoit coupable
de haute trahison et un traitre: ne méritoit-il pas la mort? Brutus
en la lui donnant vouloit procurer un heureux rétablissement.

César avoit usurpé l’Empire Romain, il le partageoit en Tiran à ses
créatures, il recompensoit du bien public les personnes qui lui avoient été
attachées. Les plus grands Tirans veulent avoir quelques amis, parce qu’ils
savent que d’avoir d’honnêtes gens pour amis, cela leur donne du crédit, et
ils tachent de s’en faire. Cesar pensoit et savoit bien qu’il ne pouvoit
acheter trop cherement Brutus; ainsi il lui fit bien des faveurs; mais
Brutus vit le dessein du Tyran, et combien il se deshonoreroit; toutes
les caresses donc qu’il en reçut furent de nouveaux aiguillons à sa vertu;
Si un Voleur après avoir forcé la maison d’une Dame disoit à son fils,
Monsieur, permettez moi de couper la gorge à Madame votre Mere, et
de prendre tous ses trésors, je vous en recompenserai généreusement, je
vous donnerai la vie et un ou deux de ses Diamans, que vous conserverez
aussi longtems qu’il me plaira. Mais à quoi une civilité aussi infame en=
gage-t-elle un fils, sur tout un fils vertueux, si ce n’est à la vengeance,
/p. 102/ et peut-il prendre un autre chemin pour prendre le bon?

Cesar avoit oté à Brutus sa liberté & son titre légitime sur sa
vie & sur sa condition, il lui avoit donné à la place une faveur précaire
pendant son bon plaisir & suivant sa volonté; il lui avoit donné sous
les mêmes conditions quelques emplois mercénaires, comme un gage,
pour porter ce grand homme, cet homme de bien à lui fournir son secours
et à supporter sa tyrannie: mais l’ame grande et libre de Brutus
rompit ces liens. Brutus ne pouvoit être l’instrument et le complice
d’un injuste. Brutus ne pouvoit recevoir des gages pour devenir un
oppresseur. Ce grand, vertueux et populaire Brutus, qui, si la Republi=
que avoit subsisté, auroit pu, par sa réputation, sa naissance, son ha=
bileté et son grand mérite, prétendre aux plus grands emplois qu’il
y avoit, sans avoir aucune obligation à César.

Ainsi les torts que César avoit fait à Brutus etoient en grand
nombre, ils étoient atroces, et il n’en avoit point receu de véritables
faveurs. Toute l’humanité que César avoit fait paroitre, n’étoit qu’arti=
fice, affectation et amour propre. César avoit trouvé dans le Peuple Ro=
main une si grande horreur pour les sanglans moiens que Marius, Cinna
et Sylla avoient emploié, il trouvoit l’Empire si affoibli & si énervé par
tant de proscriptions et de massacres, qu’il crut, qu’il étoit de son intérêt
d’établir sa nouvelle puissance par d’autres moïens, et se concilier les
Esprits par une fausse et hypocrite apparence de clémence, en n’ajoutant
que la saignee aux anciennes blessures qu’il avoit fait pour soutenir
son usurpation. César ce destructeur, et cet usurpateur qui avoit mas=
sacré des millions d’hommes, qui avoit ravagé le Genre humain, n’a=
voit d’autre compassion qu’une compassion politique et trompeuse, et
ceux qui connoissent l’histoire Romaine n’en peuvent douter. Brutus
étant donc l’homme de Rome le plus respecté et le plus populaire, le
Tyran, habilement, en vouloit faire son ami, et ajouter une manière
de sainteté à une mauvaise cause. Si César avoit fait mourir Bru=
tus, il se seroit rendu odieux, et se seroit en même tems rendu redou=
table à son propre parti.

Mais, dira-t-on, Brutus s’étoit soumis à César, n’étoit-il pas lié
par cet acte? Le fait est vrai, mais la conséquence est fausse. Brutus
s’étoit soumis à Cesar comme des gens, qui quoiqu’ils ne soient point cri=
minels sont forcés d’aller en Galère, ou à être roués ou pendus. Brutus
s’étoit soumis à César comme un homme qu’un voleur lie et vole après
lui avoir mis un pistolet sur la gorge, le force à lui découvrir ses trésors
et lui promet de ne lui point faire de mal. De tels engagemens sont non
seulement nuls de leur nature, mais aggravent l’offense, et sont de nouvelles offenses.

/p. 103/ Par la Loi de nature et par la Raison, de même que par les ins=
titutions positives de tous les Païs; toutes promesses, obligations ou ser=
mons extorqués par la force, c. à d. par des voies illégitimes comme em=
prisonnement ou menaces ne sont point obligatoires; mais au contrai=
re c’est un crime de les exécuter, parceque donner son aquiescement
aux crimes des scélérats, c’est encourager les scélérats.

Mais outre cela Brutus ne pouvait pas manquer à la fidélité qu’il
devoit à la République, à laquelle il étoit engagé, et qui n’avoit rien
fait pour qu’on put lui en manquer; il est permis à des Sujets de se sou=
mettre à un Conquérant qui dans une guerre les a soumis, et qui n’ont
pu être défendus, ou à un nouveau Magistrat que l’on a élu, lorsque les
Magistrats ont malversé ou résigné: mais il est ridicule de dire que l’on
doit la même obéissance à un traitre domestique, et à un voleur qui
a les mêmes liens d’obéissance, et qui par des actes de violence et de tra=
hison extorque la soumission de ses Maitres qu’il a opprimé. Une pa=
reille obéissance ne peut obliger dans l’état de nature et l’on peut em=
ploier toute sorte de moiens pour délivrer le monde d’un pareil monstre.

C’est une imputation bien foible contre Brutus, que de dire que Cé=
sar vouloit le faire son héritier et son Successeur. Brutus dédaignoit
de succèder à un tyran; quoi de plus glorieux pour Brutus? Il faut
en convenir, et que la vue du plus grand pouvoir qu’un mortel put pos=
séder etoit dangereuse et enchanteresse; mais elle ne le corrompit point,
elle n’ébranla pas le ferme et vertueux cœur de Brutus, ni son intégri=
té: et il faut reconnoitre que nulles considérations personnelles, et tout
ce qu’il y avoit de plus grand sur la Terre, ne put l’attacher au Tyran;
il préféra la liberté du Monde à l’empire du Monde.

Les plus fortes accusation que l’on fait contre Brutus ne peuvent
venir que de ceux, qui, comme le profane et servile Esaü, qui vendit son
droit d’ainesse pour un plat de sausse, veulent sacrifier leurs devoirs
à leur intérêt, et qui sont indifférens pour tout ce qui peut arriver au
reste du Genre humain, qui contribueront à augmenter la tyrannie
dès qu’ils apercevront quelques intérêts personnels; mais un cœur honnête,
un esprit grand et vertueux, méprise et hait toute ambition, hors celle
de faire du bien aux hommes, et à tous les hommes, s’il le peut; il mé=
prise les gens qui tout d’un coup amassent des richesses, et tout pou=
voir mal aquis; il ne veut pas jouïr des cruels et vicieux plaisirs, qui
naissent de la misère des autres hommes; mais il souhaitte et fait ses
efforts pour procurer à tout l’Univers un bonheur universel, étendu, et
desintéressé. C’est là le caractère d’une ame grande et belle, et telle étoit
l’Ame grande et sublime de l’immortel Brutus.

/p. 104/ Sur ce que j’ai dit, combien les faveurs des Tyrans sont dangereuses
et difficiles à conserver, je ferai cette remarque que je croi vraie, que tout
homme qui estime la liberté et la vertu, qui a trente livres sterling de
rente dans un Païs libre, doit sentir que son état est préférable à celui
du prémier Ministre du Grand Seigneur, qui par son emploi et par la fi=
délité qu’il lui doit, est obligé d’être un oppresseur, et est souvent recom=
pensé des plus fidèles services qu’il a rendu à son Maitre par la corde
d’un arc et peut être même pour des services qu’il lui a rendu par son ordre.

Mais pour revenir à Brutus, il avoit pour lui sa propre conservation
et pour principe la constitution de Rome, de ses Loix et de la liberté, qui
avoit duré près de cinq cens ans, et qui venoit d’être détruite par un
usurpateur; pendant ces Siècles ou la liberté avoit brillé, il étoit glori=
eux et héroïque de faire mourir les tyrans. Toutes les Loix de la Répu=
blique étoient contre César, qui étoit un ennemi declaré de la République
et toutes les Loix étoient pour Brutus, le plus grand et le meilleur su=
jet qu’il y eut; les Loix que César avoit fait étoient nulles et plus que
nulles, et toute la vie et les actions de Brutus étoient conformes aux
Loix de sa Patrie.

Si l’on supposoit que Brutus après qu’il eut tué César, lui eut suc=
cédé, il n’auroit pas été plus grand usurpateur que César, et dans ce cas
il n’auroit pas voulu être moins sacré et inviolable. J’espère que l’on
ne me dira pas que d’avoir opprimé le Genre humain soit un moindre
crime, que celui d’avoir tué un Oppresseur.

Ce Brutus ne pouvoit plus avoir d’affection pour César qui avoit
usurpé l’autorité suprème et qui avoit détruit la liberté que l’ancien
Brutus en avoit pour ses fils, qu’il fit mourir pour avoir formé le
dessein de rétablir le tyran Tarquin, mille fois moins coupable que
César. Brutus ne s’est pas moins distingué par la manière imprévue
dont il le tua. Mutius Scevola s’est immortalisé par l’entreprise hardie
de tuer par surprise Porsenna Roi des Toscans, qui étoit un ennemi étran=
ger qui faisoit une guerre injuste aux Romains pour rétablir Tarquin.
Judith ne s’est-elle pas aquis la même immortalité pour avoir tué Ho=
loferne
par tromperie, ne pouvant y réussir autrement; Ces deux
hommes étoient des ennemis déclarés, mais ni l’un ni l’autre des traitres
déclarés, et César étoit l’un et l’autre. Dolus an virtus quis in hos=
te requirat
? A-t-on jamais blamé Aratus? et Monsr Prideaux lui
a-t-il reproché d’avoir surpris et chassé Nicocles tyran de Sicyone, et
Aratus n’a-t-il pas aquis par cette digne action une réputation immor=
telle? Le petit tyran Nicocles n’étoit pas moins une personne sacrée que
le grand tyran César, qui avoit fait des millions de misérables de plus que Nicocles.

/p. 105/ Mais voions un peu ce que dit le Docteur Prideaux de César.
Après avoir avoué que César avoit été animé par son ambition et par
sa méchanceté, dont il fut puni bien justement, le Docteur ajoute, « César
avoit fait périr onze cens nonante et deux mille hommes, ce qui prouve
bien qu’il avoit été un terrible fleau dans la main de Dieu pour punir ce
méchant siécle, et par conséquent on doit le regarder comme une des
plus grandes pestes et des plus grands fleaux qui ont affligé le Genre
humain; mais malgré cela ses actions lui ont aquis une grande gloire,
quoiqu’il soit vrai que la véritable gloire ne soit due qu’à ceux qui font
du bien au Genre humain & non à ceux qui le détruisent. »

Tout ce que dit ce Docteur me paroit juste et honnête, mais je ne
puis le concilier avec ce qu’il avoit dit auparavant sur la mort de ce
Destructeur, & il est sur suivant ses propres principes que nul mortel
n’a aquis une plus véritable gloire que Brutus, dont la vie et les ef=
forts n’avoient eu pour but que le bien du Genre humain, au lieu que
César fut la plus grande peste, et le plus grand fleau qu’eut alors le Gen=
re humain; car outre les maux qu’il fit de sa main et par ses conseils, il
rendit nulles la vertu, la valeur, et les justes vues des anciens Romains,
qui avoient établi la liberté en conquerant, et en polissant, et en rendant
libre une grande partie du Monde barbare.

Toutes les batailles que César donna furent pour son avantage
particulier, et tout le sang qui fut versé se répandit pour lui. Cesar prit
tout, et bouleversa tout: outre cela tous les malheurs que l’Empire Romain
soufrit par les tyrans qui lui succédèrent doivent être mis en grande
partie sur son compte, puisque ce fut un gouvernement de Tyrans, et
l’on peut dire qu’il a été l’Auteur de toutes les barbaries et de tous les
massacres qu’on fit ensuite dans l’Empire les Goths, les Huns, les Van=
dales, et les autres barbares qui se rendirent Maitres d’un Empire af=
foibli et quasi détruit par la folie, les emportemens, la cruauté, et la
prodigalité des Tyrans qui lui succédèrent.

Ce Docteur remarque que Cassius de Parme qui fut le seul des
meurtriers de César qui restoit, fut mis à mort par le commandement
d’Auguste, et il fait là dessus cette réflexion, «Que rarement un meur=
trier évite la main vengeresse de Dieu et sur tout les meurtriers des
Princes.» Ce fait est peut être vrai, mais qu’est ce que cela fait en faveur
de Jules César. S’il étoit Prince, tout voleur et tout meurtrier, qui aura
assez de force et de coquinerie sera Souverain, et l’on deviendra Souve=
rain en répandant le sang et par trahison. Chaque Soldat de l’Armée
de César avoit autant de droit au gouvernement de Rome que César; et
parloit-il en Prince et en Pére de la Patrie, lorsqu’il disoit selon Petrone
/p. 106/ à ses Soldats

-----------      Ite furentes
Ite mei comites, et causam dicite ferro.
Judice fortuna cadet alea, submille bellum
Inter vos fortes armatus nescio vinci.

N’étoit-ce pas établir son titre sur une violence ouverte et sur
son épée? Si le Roi Robert avoit conquis l’Ecosse avec sa barbare
Armée de Montagnards, auroit-il été légitime Souverain d’Ecosse?
Cromwell étoit-il un Souverain légitime? Si Mazianello et Jaques
Straw avoient réussi, auroient-ils été de légitimes Princes? Les bon=
nes qualités de César augmentoient extrémement ses crimes, elles ne
servirent par la manière dont il les emploia, qu’à le rendre plus capa=
ble de faire du mal. Maudites soient ses vertus qui ont ruiné sa Pa=
trie! Dailleurs il est sur qu’il y avoit à Rome quantité de gens, qui
avoient autant de qualités que César, et qui avoient infiniment plus
de mérite que lui, et en particulier Brutus. Le Diable a plus de ca=
pacité que César n’en avoit. C’est aussi un Prince et un grand Prince,
et l’exécuteur des vengeances divines, et un très grand exécuteur;
il est cependant ordonné de lui résister. La peste est souvent un ins=
trument des Jugemens de Dieu, et pour cela ne devons nous pas
prendre des mesures pour nous en garantir, soit par un régime de
vivre, soit par des préservatifs? La morsure d’un Serpent peut être
un jugement de Dieu, et sera-ce un péché de lui marcher sur la
tête et de le tuer? Il sera permis d’emploier des antidotes contre la
Peste, et il ne sera pas permis d’en emploier contre la plus dangereuse
la plus durable, et la plus destructive de toutes, qui est la tyrannie?
Quoi un Serpent est-il moins sacré qu’un tyran, et pourquoi? Dieu
n’a-t-il pas fait les serpens comme César? Un orage peut être un
jugement de Dieu, et à cause de cela ne pourra-t-on pas tirer un
coup de canon pour le dissiper? Y auroit-il une sorte d’instrumens
de la Justice Divine plus sacrés que d’autres? Je suis sur que Dieu
déteste les tyrans, et s’ils sont ses Ministres, ils le sont comme la Peste,
les Serpens & Satan même.

Brutus étoit la personne la plus propre à tuer César, parce qu’il
étoit l’homme de Rome le plus respecté, et le plus populaire. Sa Sagesse
sa vertu, et son amour pour le bien public étoient connus et le faisoient
adorer: il avoit l’approbation du Sénat et des plus honnètes gens de Rome,
et il n’y avoit que les prostituées créatures du pouvoir de César, et ceux qui
par ambition cherchoient à y avoir part, avec leurs dupes et leurs mercénai=
res Sectateurs qui ont condanné Brutus; mais Brutus fit une faute par
trop de bonté et de générosité; il épargna Antoine qu’il devoit faire
/p. 107/ accompagner César, parce que tant que le féroce Antoine vivoit la racine
du mal n’étoit pas entiérement arrachée; il commença en effet une nouvel=
le guerre à sa Patrie. Le Sénat se déclara pour les tyrannicides, déclara
Antoine ennemi public, parce qu’il faisoit la guerre à Decimus Brutus un
des Conjurés, envoia une Armée et les Deux Consuls contre Antoine au se=
cours de Brutus, et, sans le traitre et l’ingrat jeune César, la République
auroit été apparemment rétablie dans son prémier état, mais ce jeune
traitre imita son Oncle Jules, et tourna les armes de la République con=
tre elle même, et pour l’opprimer se joignit à son ennemi Marc Antoine.

Les terribles procédés et les sanguinaires proscriptions qui suivirent
ce traité sont assés connues: il n’est point extraordinaire qu’aucun
des tyrannicides ne survécut à la guerre civile, et ne mourut de mort na=
turelle. Ils étoient presque tous gens guerre, la plupart furent
tués dans les combats, et les autres par l’ordre des vainqueurs; leurs
ennemis avoient eu l’avantage, et ils n’avoient aucun endroit dans le
Monde à se retirer: les usurpateurs s’en étoient emparés: Brutus et
Cassius s’étoient tués eux mêmes, plutot que de tomber entre les mains
de leurs ennemis, et d’orner le triomphe des traitres qui s’étoient succédés.
Plusieurs de l’autre parti se tuérent eux mêmes pendant cette guerre, et
entr’autres Dolabella et quelques autres Chefs, pendant qu’ils étoient as=
siégés par Cassius à Antioche. Etoit-ci aussi par un jugement de Dieu
que Brutus et Cassius se tuérent eux mêmes, et pourquoi? Parce que des Ro=
mains tels qu’étoient les vertueux et anciens Romains devoient préférer la
mort à l’esclavage. C’étoit là leur esprit, et ceux qui l’avoient méprisoient
autant d’être tyrans que de se soumettre à la tyrannie, et cet esprit des
Romains les portoit à mépriser une vie honteuse, qu’ils n’auroient tenue
que de la faveur d’un usurpateur, en flatant sa scélératesse, ou en ap=
prouvant son usurpation, courage que ceux qui ne l’ont pas ne peu=
vent pas admirer. Les petits Génies ne sentent pas le mérite des Grands.
Il est indubitablement vrai que par les préceptes du Christianisme, nous
ne pouvons pas disposer de notre propre vie, mais qu’il faut attendre une
invitation du Ciel pour soulager ou finir nos calamités: mais les Romains
n’avoient que les préceptes naturels d’une Raison corrompue. Je demande=
rois à ces prétendus grands Philosophes et à ces habiles Moralistes qu’ils
me donnent une bonne raison pour me prouver qu’un Romain, que
Brutus et Cassius dussent préférer une vie misérable à une mort honora=
ble, qu’ils dussent supporter la soumission, les chaines, et les tourmens du
corps et de l’ame, lorsqu’ils pouvoient éviter tous ces maux, en faisant ce
que par le cours de la Nature, tous les hommes doivent bientôt faire. Il
vaut mieux ne pas être, que d’être malheureux, et le plus sévère jugement
/p. 108/ des méchans est qu’ils vivront toujours et qu’ils ne verront jamais de
fin à leurs misères. Il est inutile à la Société d’entretenir en vie par
force ou par art un de ses tristes et misérables membres qui lui sera à
charge par l’âge et les infirmités.

C’est dans ce point de vue que nous devons envisager les actions des
anciens Romains qui n’étoient conduits que par les Loix naturelles, et qui par
aucun principe de leur Religion ne croioient pas le meurtre de soi même dé=
fendu. Nous voions au contraire dans l’Histoire quantité de bon d’exemples
de ces grands et respectables Heros de l’Antiquité, qui ont volontairement
choisi une mort volontaire en parfaite santé et dans une situation d’es=
prit tranquille, ou parce qu’ils étoient rassasiés de la vie et de la gloire, ou
parce qu’ils voioient qu’ils n’en pouvoient aquerir davantage; et enfin
parce qu’ils appréhendoient que les caprices de l’inconstante fortune ne
vinsent à ternir leurs actions passées; mais encor plus pour se mettre
à couvert des disgraces et de la servitude. Une mort volontaire fon=
dée sur de pareils motifs étoit chez les Anciens un des sentiers qui me=
noit à l’immortalité, et dans certaines circonstances il n’y avoit que
des Ames foibles qui l’évitoient. Des Dames Romaines l’avoient souvent
fait. Cléopatre Reine d’Egypte choisit une mort longue et méditée
plutot que d’être menée captive à Rome: et quand Persée écrivit à
Paul Emile le suppliant ardemment qu’un Prince tel que lui qui ci
devant étoit Prince de Macédoine, et d’une partie de la Grèce, ne fut
point mené comme un esclave enchainé aux roues de son char pour
orner son Triomphe, ce Prince en reçut cette courte réponse, qu’il étoit
en son pouvoir de le prévenir, lui faisant entendre qu’il méritoit cette
disgrace, s’il vouloit vivre pour la soufrir.

Il est arrivé quelque chose de semblable sous l'oeconomie de la  la nouvelle Reli=
gion que Dieu Toutpuissant a daigné donner lui même pour ins=
truire les hommes, leur penchant l’a emporté sur les vérités révélées,
et l’on a approuvé les morts volontaires, dans plusieurs circonstances,
ou au moins elles n’ont pas été condannées par la plus grande partie
du Monde. Des personnes dans des souffrances et aux abois ont sou=
vent refusé des remèdes et les moiens de prolonger leur vie de quel=
ques jours, de quelques semaines, ou de quelques mois. Des hommes
dans des maladies facheuses et desespérées sont montés à la brèche sans
y être commandés, ou dans un combat se sont jettés au milieu des en=
nemis pour y trouver une mort certaine. De grands Généraux en ont fait
de même, lorsque les affaires tournoient mal, plutot que de survivre à
leur défaite. Des Capitaines de vaisseau se sont fait sauter en l’air eux
et leurs vaisseaux plutot que de tomber entre les mains des ennemis. Il
/p. 109/ est arrivé que dans les Villes assiégées, quand les Habitans n’ont pu
continuer à se défendre, ils y ont mis le feu, et se sont de desespoir jet=
tés au milieu des ennemis pour se procurer une mort honorable et se
venger en même tems. Combien n’y a-t-il pas de mal fait eux qui choi=
sissent plutot de mourir, que de decouvrir leurs complices, et qui se sont
fait par là une grande réputation? Et les histoires de Décius, de Calanus
du grand Caton et même d’Othon, et d’autres grands exemples de l’Anti=
quité, les ont immortalisé par cet ancien acte d’heroïsme qu’on lit
avec admiration.

Monsieur DeCheseaux le fils a dit qu’aiant établi ci devant queSentiment de Mr De Cheseaux le fils.
César méritoit la mort, il trouve que Brutus a eu raison de le tuer,
seulement pourroit lui faire un reproche c’est d’avoir accepté les bienfaits
de César; c’est là une tache pour lui.

Dès que par une convention, & par un décret public, a dit MonsieurSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
l’Assesseur Seigneux, on avoit reconnu César pour Maitre, on n’étoit pas
en droit de le tuer, encor moins Brutus qui en avoit reçeu des fa=
veurs. Mais Mr Gordon n’a soutenu cette opinion que pour montrer
au Roi d’Angleterre ce qu’il a à craindre s’il devient tyran; il a aus=
si eu en vue de critiquer le Docteur Prideaux qui a soutenu l’opi=
nion contraire.

On sent, a dit Monsieur le Professeur Polier, qu’il y a beaucoupSentiment de Mr le Professeur Polier.
de déclamation dans la Lettre de Mr Gordon, il s’échauffe plutot qu’il
ne prouve. Mais pour venir à la Question qui fait le sujet de cette
Lettre, je dirai qu’il manque trois qualités à Brutus trois qualités
pour être autorisé à faire l’action violente qu’il a fait. 1e Il n’e=
toit pas le Juge de César. César étoit à la tête des affaires, il etoit
prémier Magistrat, et il ne relevoit pas du tribunal de Brutus seul
ou de quelques autres avec lui. 2e Brutus n’étoit nullement auto=
risé par la Société; quand il tua César il n’avoit aucun décret ni du
Sénat, ni du Peuple qui lui donnât ce pouvoir. On pourroit dire que
quoique il n’eut pas un ordre positif du Sénat, il avoit cependant sui=
vi l’intention des Sénateurs, puisque dabord que ce meurtre fut
commis le Sénat se déclara pour les tyrannicides; mais cette décision
n’est pas décisive, puisque bientôt après le Sénat changea d’avis. 3e
C’est que l’action qu’il a commis n’a abouti à rien. Si Brutus avoit été
sur de rendre la liberté à sa Patrie, il pourroit être excusable, mais
bien loin de là, il lui fit beaucoup plus de mal que ne lui en avoit fait
César, par les guerres civiles auxquelles il donna lieu: évènemens qu’il
auroit pu et qu’il auroit du prévoir. Dailleurs si on envisage Brutus
comme particulier, il devoit la vie à César, action qui méritoit de la
reconnoissance de sa part.

/p. 110/ On a parlé ci devant du meurtre de César, a dit Monsieur leSentiment de Mr le Professeur D'Apples.
Professeur D’Apples, il ne s’agit que de savoir, si Brutus pouvoit tuer
César? Supposant donc la prémière Question pour vraie, savoir que
César étoit un tyran qui avoit envahi la Souveraine autorité, et
qui avoit détruit la liberté de ses Concitoiens, qu’il méritoit par con=
séquent la mort; Je pense que la considération du bien public au=
quel tout honnête homme doit travailler, autorise une personne in=
dépendamment de toute rélation à faire périr celui qui détruit ce
bien public. Je réponds à ce que l’on a dit que l’action de Brutus ne
procura aucun avantage à la République, qu’au contraire il ne fit par
là que la plonger dans des maux beaucoup plus considérables, je réponds
que Brutus n’envisagea point les suites de son action, qu’il la crut salu=
taire à la République, et qu’il ne pouvoit pas prévoir qu’elle auroit
des suites aussi funestes qu’elle en eut. Après tout la République sou=
froit avant la mort de César, elle soufrit ensuite. Ainsi on ne doit
point mettre ces maux sur le compte de Brutus, ni l’en rendre res=
ponsable.

Les bons Citoiens, a dit Monsieur le Baron DeCaussade, doiventSentiment de Mr le Baron DeCaussade.
toujours éviter de jetter leur Patrie dans des malheurs plus grands que
ceux qu’elle soufre, et travailler toujours pour le plus grand bien de
leur Patrie. C’est ce qui fait qu’on a raison de blamer Brutus pour
n’avoir pas fait assez d’attention aux suites de son entreprise. De
plus peut être que les motifs qui le portérent à chercher à rétablir
la liberté ne furent pas aussi purs qu’on veut l’insinuer. Au moins
remarque-t-on pour l’ordinaire que ces défenseurs de la Liberté
sont plus tyrans que les autres. Enfin avoit-il raison de vouloir
perpétuer l’espèce de Gouvernement qui avoit subsisté jusques là?
Doit-on penser qu’une République doive toujours rester République?
Les Etats sont sujets aux changemens comme tous les autres corps
qui sont sur la Terre. Brutus auroit-il voulu qu’on eut poignardé
l’Ancien Brutus qui avoit détruit le Gouvernement Monarchique
pour introduire le Républicain?

Sentiment de Mr le Conseiller DeCheseaux.Les idées de Monsieur DeCaussade, a dit Monsieur le Conseil=
ler DeCheseaux, ne sont pas tirées du fond de la chose, mais de
quelques circonstances. Supposé que Brutus se soit trompé il faut
le juger selon les idées qu’il avoit, et non selon celles qu’il auroit
du avoir. Les suites d’une entreprise ne prouvent pas qu’elle soit
mauvaise, on ne doit pas juger par les évènemens. Jugeons en par
cet exemple. Il y a de mauvaises Loix qu’on n’abolit pas, non qu’on
ne les regarde comme mauvaises, mais, parcequ’on craint les suites de
/p. 111/ cet abolissement, il n’y a que la politique qui retienne. Dira-t-on
que ces Loix sont bonnes, ou pensera-t-on que les Magistrats les trou=
vent bonnes, parcequ’on les laisse subsister?

La Question est de savoir si Brutus a pu faire ce qu’il a fait?
Mr Gordon pose que les obligations qu’il avoit à César ne l’empechoient
pas de faire ce qu’il a fait. Pour en bien juger, il faut comparer obli=
gation à obligation; Brutus en avoit envers la République, il en
avoit aussi envers César. S’il croioit que le plus grand mal que la
République put souffrir que de changer d’état, il devoit faire ce qu’il
a fait. Par raport à ce qu’il n’a point pris l’avis du Sénat ou du Peu=
ple, il ne pouvoit l’assembler. Ainsi il ne pouvoit prendre conseil
que de lui-même.

Monsieur le Boursier Seigneux a dit qu’il n’y a qu’un AngloisSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
qui puisse prendre le parti qu’a pris Mr Gordon, de traiter d’esprit
foible ceux qui craignent de tuer un Tyran. Mais il se trompe
en soutenant le parti violent qu’on prend contre un Roi, comme
celui qu’on a pris contre quelques Rois d’Angleterre. Ainsi on ne
sauroit justifier la Nation Angloise du meurtre de Charles I. Dail=
leurs c’est passer d’un genre à un autre que de dire, on peut tuer
César, donc on peut tuer un Roi d’Angleterre.

Mais voions à présent si Brutus a pu tuer César? La tyrannie
délie de toutes les obligations. Si Brutus a pensé que César étoit un
Tyran, et qu’il ait cru que les obligations qu’il avoit à sa Patrie de=
mandoient qu’il la délivrât, il a du le faire.

Monsieur Seigneux croit cependant qu’il n’est jamais permis
à un Particulier de décider si un Prince est un Tyran, c’est ce qui
fait qu’il condanne Brutus. Il manquoit d’autorité pour décider cette
Question: et de plus par son entreprise il a plongé sa Patrie dans
de grands maux. Vu les grandes richesses de plusieurs Particuliers
il étoit impossible que la Patrie ne fût opprimée. César aima mieux
s’en saisir que de laisser l’autorité à d’autres. Brutus auroit pu voir
qu’il ne faisoit par son action que de remettre le trouble dans la Ré=
publique, et qu’en tuant César qui s’étoit déja rendu Maitre de l’au=
torité, il ne faisoit que donner lieu à d’autres Citoiens aussi ambitieux
que lui de la disputer entr’eux. Dailleurs, César avoit toutes les qua=
lités propres pour commander. Outre cela il n’avoit pas formé le pro=
jet d’asservir sa Patrie, il y fut porté par les circonstances. Brutus
fut donc un imprudent d’avoir remis sa Patrie à la merci de plusieurs
Ambitieux.

Monsieur DeSt Germain est sorti avant qu’on opinât, et MonsieurMr DeSt Germain
Mr DuLignon.

DuLignon, de même que Monsieur Rosset n’ont pas voulu dire leur avis.

 

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XLI. Suite de la lecture de la cinquième dissertation de Schmauss et de la lettre de Gordon sur le régicide », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 22 février 1744, vol. 2, p. 95-111, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/545/, version du 24.06.2013.
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