Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XVIII. Si l'homme peut être sans passion », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 23 mars 1743, vol. 1, p. 196-210

XVIII Assemblée.

Du 23e Mars 1743. Présens Messieurs DeBochat Lieu=
tenant Ballival, Seigneux Bourguemaistre , Polier Recteur, De
Cheseaux Conseiller, Seigneux Assesseur, D’Apples Professeur, DuLi=
gnon, DeSt Germain Conseiller, De Cheseaux fils.

Discours de Monsieur le Comte.Messieurs. L’Auteur que vous lutes Samedi dernier se
propose de faire voir qu’un Prince ne doit négliger aucune des
Qualités qui peuvent lui attirer l’amour & le respect de ses Sujets.

Pour y réussir l’Auteur veut que l’on joigne les Qualités
du cœur, un fonds excellent, aux Qualités extérieures que tout
le Monde peut voir. L’une de ces Qualités sans les autres ne suf=
fit pas: car l’on n’aime quelcun, qu’autant que l’on croit qu’il
nous aime, et qu’il est aimable.

Pour s’attirer donc l’amour des Hommes, il faut prémié=
rement les aimer soi même, et il faut outre cela qu’ils soient
instruits de nos bonnes dispositions à leur égard. Or on ne peut
le leur apprendre que par des Discours obligeans, des maniéres
polies, accompagnées de douceur & de bonté. Si chacun est obli=
gé d’emploïer ces moïens, un Prince l’est encor beaucoup d’avan=
tage, parce qu’il ne doit laisser ignorer à personne ses bonnes in=
tentions.

Il faut donc qu’il s’étudie particuliérement à être un mo=
delle de politesse; qu’il soit attentif à ne rien faire, qui puisse
faire penser qu’il est rempli de mépris pour ceux qui sont au
dessous de lui: il faut aussi qu’il ménage si bien ses maniéres
gracieuses, qu’il distingue toujours les différens ordres de person=
nes, ceux qui ont du mérite, ceux qui lui ont rendu des ser=
vices, en telle sorte qu’il paroisse proportionner son attention
& ses bonnes maniéres, suivant que chacun en est digne, et
qu’il agit par réflexion & non pas simplement par habitude.

Il faut sur tout que le Prince soit affable et accessible,
qu’il ne soit pas tellement enflé de son élévation, qu’il crai=
gne de s’abaisser en écoutant avec bonté ceux qui s’adressent
à lui. Plus au contraire il paroitra se rabaisser, plus on le
trouvera digne du Poste élevé ou il est placé!

a Mr DeCheseaux le fils.Vous m’avez appris, Monsieur, la raison pour laquelle le
Prince doit être affable, c’est que pour être affable, il faut être
/p. 197/ doux, bon, humain, ce qui est l’idée la plus avantageuse qu’un Prin=
ce puisse donner de lui à ses Sujets.

a Mr l'Assesseur Seigneux.Vous Monsieur, vous m’avez fait remarquer qu’un des moï=
ens les plus propres pour aquerir l’affabilité, c’est d’avoir devant
ses yeux des personnes qui soïent elles mêmes affables, et de se les
proposer pour modelle.

a Mr le Professeur D'Apples.Le Prince, m’avez vous dit, Monsieur, doit avoir beaucoup de
vertus & de mérite, parcequ’il ne sauroit en être rempli, sans que
ceux qui approchent de sa personne le remarquent, même ceux
qui ont le moins de vertus eux mêmes; que par là il s’attirera
l’estime & l’amitié de tout le Monde.

a Mr le Boursier Seigneux.Vous Monsieur, vous avez établi qu’un Souverain est obligé
de gagner l’affection de ses Peuples, pour l’avantage réciproque
du Souverain & des Sujets. Que pour y réussir le Prince doit em=
ploïer des maniéres douces, polies, et une grande affabilité é=
xempte de bassesse. Que par là il se gagnera des amis particu=
liers, dont le commerce & les conseils lui procureront bien des
avantages & des agrémens; et qu’en général il donnera occa-
sion à ceux qui sont auprès de lui de déveloper leur capacité,
leurs talens & leur caractère; connoissance qu’il est très utile
à un Prince d’avoir.

Le portrait que vous m’avez fait, Monsieur, du Princea Mr le Baron DeCaussade.
de Galles & du Duc d’Orleans m’a charmé. Vous m’avez fait
comprendre que pour se rendre aussi aimable que ces Prin=
ces, il faut aquerir beaucoup de lumières quand on est jeune.

Rien ne prévient plus avantageusement les Sujets en faveurà Mr le Bourguemaistre Seigneux
de leur Prince, que l’idée qu’ils ont de la bonté de son caractère;
on se persuadera toujours qu’un Prince dont les manières
sont honnêtes et polies, est bon; parce qu’on ne croira pas
aisément qu’il puisse et qu’il veuille toujours se gèner.

Vous m’avez bien fait comprendre, Monsieur, qu’on nea Mr le Conseiller DeCheseaux.
peut manifester des vertus qu’on n’a pas, qu’il faut donc les
aquerir: et que comme elles ne s’aquiérent pas tout d’un
coup, il faut travailler de bonne heure et continuellement
à s’y former.

On ne doit regarder, m’avez-vous dit Monsieur, ce quea Mr le Recteur Polier.
l’Auteur établit touchant les manières et la politesse d’un
Prince, que comme un accessoire: l’essentiel, que l’Auteur a
expliqué auparavant, c’est de former son cœur à la vertu,
/p. 198/ de le remplir de bonté, de douceur, d’humanité ; parce que si ces
vertus occupent le cœur, elles se manifesteront surement dans les
discours, et dans toutes les manières.

Vous m’avez convaincu, Monsieur, que l’obligation ou sont lesa Mr le Lieutenant Ballival DeBochat
Princes de remplir tous leurs Devoirs, se tire de la convention qu’ils
ont fait avec les Peuples qui se sont soumis à eux, et que dans les
Païs ou la Souveraineté est héréditaire, cette convention n’y subsiste
pas moins que dans ceux ou elle est élective, parcequ’on n’a acor=
dé aux Princes le privilège de faire passer le trone à leurs enfans,
que sous la condition qu’ils n’oublieroient jamais leurs engage=
mens.

Monsieur le Comte, et Messieurs. Je pense que l’Homme sansDiscours de Mr le Professeur D'Apples sur la Question, Si l'homme peut être sans passion.
passion est une Chimère; je dis plus, et je crois que c’est un Etre
qui implique: car qui dit Homme, dit un Etre qui est susceptible
de sentimens, et qui éprouve les mouvemens qui en sont les suites
et qui a le pouvoir d’agir d’une manière qui y réponde.

Pour entrer en matière, et prouver que l’homme ne sauroit
être destitué de toutes passions, ni les détruire radicalement, je fe=
rai une observation qui ne sera pas tout à fait étrangère au
sujet, c’est qu’on a prété un peu gratuïtement aux Philosophes
Stoïciens de croire que le Sage devoit être exempt de toutes
passions, et que sa prémière et presque unique Vertu étoit
l’Apathie, απαθεια, et sur ce Système on les a taxé d’un sou=
verain orgueuil. Mais on a fait la faute de prendre, dans
une notion absolue des termes qui devoient être expliqués
dans un sens de comparaison, d’appliquer à tout ce qui constitue
la nature & l’essence de la passion, ce qui n’en regarde qu’une
partie. On a encor pris le change sur le compte sentiment des Stoïciens,
pour n’avoir pas donné à leurs expression un sens ressortissant
à la Dispute que ces Philosophes avoient avec les Péripatéticiens,
faute contre une règle essentielle de l’interprétation.

Qui se persuadera jamais que le sage et modéré Epictète, que
le vrai Philosophe Marc Antonin, tous deux de la Secte des Stoïci=
ens, aïent fait consister leur vertu dans une indifférence parfaite
regardant du même œil le vrai et le faux, et mettant dans le
même rang la vertu et le vice, et qu’ils fussent indifférens sur
l’un et l’autre, tant dans la spéculation, que dans la pratique,
qu’ils ne fussent point portés par des sentimens d’amour, à recher=
cher, embrasser et défendre la vérité et la vertu, et par des
/p. 199/ sentimens d’aversion à haïr, à fuïr, et à attaquer le vice et le
faux. La lecture réfléchie de leurs écrits, sur tout dans les origi=
naux, les mettra à couvert de cette imputation. Si l’indifférence
sur le sujet de la vérité et de la vertu avoit été le partage de Caton
d’Utique et de Brutus son neveu, et que dans ce gout, ils n’eussent
point senti ou du moins dissimulé les injustices et les fourberies de
César, ils n’auroient pas exposé leurs vies, et auroient jouï des plus
grands honneurs de la République. Mais tout Stoïciens qu’ils étoi=
ent, aimer le vrai et le bien, haïr le faux et le mal, étoient chés
eux des passions dont ils se faisoient honneur: regarder les bons &
les méchans avec une égale inclination, sans sentir aucun mou=
vement d’amour ou d’aversion, étoit un vice dont ils étoient très
éloignés.

Si les Stoïciens avoient été dans les principes qu’on leur prête,
par sentiment d’orgueuil et dans la vue de s’élever au dessus des
autres, assurément ils se seroient étrangement abusés: car per=
sonne n’auroit trouvé autant de grandeur, et de supériorité dans
une indolence à l’égard de tous les objets bons et mauvais, dont
les uns conduisent à des actions utiles, et les autres entrainent
par leur séduction, à des actions nuisibles, (en eût-il même dabord
beaucoup couté pour y parvenir,) que dans les généreux efforts
qu’on doit soutenir et renouveller chaque jour, pour s’opposer à
ce qui est mal, et dans cette constante et efficace volonté, qui par
un choix libre et éclairé, porte à ce qui est bon. Ces derniers au=
roient mérité sans doute le nom de Sages & non les prémiers.

L’on pourroit peut être avec justice reprocher aux Stoïciens
d’avoir jetté dans l’erreur par l’affectation d’un langage différent
des autres, quoique dans le fonds ils eussent les mêmes principes,
et que leur conduite fut la même; de manière que si on vouloit
absolument trouver dans les écrits des Stoïciens un Sage sans pas=
sions, il le seroit tout au plus de paroles & non d’actions. On y
trouveroit un Etre de nom, chimérique & de fantaisïe, et non de
réalité, et qui étoit journellement contredit et réduit à néant
par l’expérience; puisque les plus consommés dans cette Philoso=
phie n’ont pu être sans passion, et qu’ils n’ont pas du même se=
lon leurs propres principes chercher cette Apathie.

Une Savante d’Allemagne Mademoiselle Sidonie Edwige Za=
cunemann Philosophe et Poëte avoit paru par principes & par sa
conduite croire que le Philosophe devoit être sans passion: En effet on
/p. 200/ la voioit parfaitement indifférente sur tout ce qui se présentoit, elle
paroissoit également insensible à tous les objets, et ce qui a de coutume
de mettre en jeu les passions des hommes blanchissoit contre son phleg=
me. Plus on cherchoit à l’émouvoir, et moins la voioit-on piquée. Cette
insensibilité la fit nommer Stoïque Chrétienne. Il sortit de sa plume
un Poëme, qui mérita sans doute encor plus que les autres l’attention
et l’approbation des Savans. Aussi l’Université de Göttingen lui décer=
na l’honneur de la Couronne poëtique.

Comme Achille qui n’étant vulnérable qu’à un seul endroit
de son corps y fut blessé; de même notre Stoïcienne sensible à un
endroit; l’Université le découvrit, elle y fut attaquée; le foible tra=
hit la force apparente, et les sentimens d’humanité prévalurent
sur les sentimens forcés d’une fausse Philosophie: car elle reçut cette
distinction avec une sensibilité bien marquée, et on vit se réveiller
dans cette Savante les sentimens de l’amour propre, ceux qui naissent
d’une réputation établie, les desirs de la gloire et d’une légitime am=
bition.

D’ou je conclus que les principes des Passions se trouvent dans
les Hommes, mais qu’un seul ne les a pas toutes, et qu’ils ne se dé=
velopent pas en tout tems.

Ceci me conduit à ma prémière preuve directe, que je tire de
l’expérience. Le mot de Passion est un terme général qui renferme
les mouvemens de l’Ame, ses sentimens, tout ce qu’on nomme Pen=
chants, Inclinations, Desirs; bien entendu qu’il n’est pas ici question
de ces mouvemens fougueux plus dignes des brutes que des Hommes,
et contre lesquels la Nature même se soulève, puisqu’ils ne ten=
dent pas moins à la honte et à la destruction de la Société, qu’à
celle des personnes qui en sont possédées. Je mets dans ce rang, la
noire Envie, l’Inhumanité soit Barbarie, l’Esprit de Vengeance, la
Tyrannie, la Haine implacable, soit Malignité, la Trahison, ce qui
est indécent et outré dans tous les genres de plaisirs: tout cela
forme avec beaucoup d’autres choses, des Passions vicieuses par leur
nature et par leur complication, par leur degré et par leur objet.

Je dis donc qu’au prémier égard l’Homme n’est point sans Pas=
sion. Suivons le dès sa naissance jusqu’à sa mort. Dabord les sen=
timens du bien être se manifestent par une tranquillité ou par des
signes extérieurs qui en sont les preuves. Le malaise produit l’in=
quiétude et arrache les pleurs, qui sont les marques de la douleur
que ces innocentes Créatures ressentent; la nécessité réveille les
/p. 201/ appétits, et ceux-ci conduisent à ce qui est utile. A plus de connois=
sance se joignent des affections vers ce qui est bon et avantageux,
pour en desirer et rechercher la possession, et d’autres qui éloignent
de ce qui est mauvais et nuisible. Avec encor plus de lumiéres vous
voïez naitre l’admiration, le desir de la gloire, la légitime ambition,
l’émulation; parce qu’alors ce qui est beau, dans un juste ordre, ce qui
est grand, ce que l’on juge digne de l’homme, et propre à gagner
une estime générale, frappe et porte des coups assés puissans, pour
réveiller les principes des Passions dont j’ai parlé, pour les faire é=
clorre et les mettre en jeu. En général, car il faut se resserrer,
quatre Passions principales, l’Amour, la Haine, la Crainte et l’Es=
pérance font la base d’une infinité de branches de Passions, qui
se diversifient et se manifestent selon les Tempérammens, le
Sexe, la Condition, l’Education, & selon les différens Ages. Ho=
race dépeint fort au naturel dans son Art poëtique les Passions
de cette dernière Classe. L’Enfant, le jeune Homme, l’Adolescent, et
le Vieillard y dévoilent successivement et d’une manière bien in=
génue leur caractère. Sur le tout regne une Passion universel=
le, l’Amour de soi même et de sa conservation, qui sait tourner
toutes les autres à ses Fins et à son usage.

Je conclus que les Passions sont l’appanage de la nature hu=
maine, qu’elles naissent et finissent avec l’Homme, qu’elles se déve=
loppent à la prémiére occasion et selon les objets; Le Spectateur
Anglois dit que « les Passions sont des agitations, qui nous ont été
données avec notre être, ce sont comme de petits esprits qui
naissent et meurent avec nous. »

Il n’y a donc point d’Homme sans passion; mais je vai plus
loin, et la preuve suivante servira à montrer, que l’Homme
ne peut pas être sans Passion. pour cela réfléchissons un mo=
ment sur la nature des Passions en général.

La Passion est un mouvement plus ou moins vif qu’é=
prouve l’Ame, en suite de l’impression d’un objet qui lui a
paru bon ou mauvais, selon lequel elle se détermine ou à
le rechercher ou à l’éloigner.

Selon cette idée je vois quatre ou cinq choses qui se rencon=
trent dans les Passions. 1° L’impression de l’objet. 2° L’agitati=
on de l’Ame qui en est une suite. 3° Une perception soit con=
noissance générale de l’objet et de ses rélations avec nous.
4° La Volonté qui use de ses droits en se déterminant. 5° Le
/p. 202/ Corps qui vient au secours par ses organes, pour produire les actes
extérieurs, s’il est nécessaire.

Les Philosophes n’aïant encor point raporté leurs recherches à
la démonstration sur les causes de ce Méchanisme, je ne m’y arrête=
rai pas, & ne me déterminerai ni pour l’influence physique, ni pour les
Causes occasionnelles, ni pour le Systhème Leibnitien, qui fait de l’Ame
un Agent à part, dont les mouvemens et toutes les actions sont ar=
rangées, et qui veut que le Corps ait aussi son Méchanisme séparé,
mais de telle sorte que par une Harmonie préétablie, les mouvemens
de l’un et de l’autre, se trouvent répondre les uns aux autres, à
point nommé selon le besoin.

Il me suffit de savoir que Dieu a formé une sorte d’Etre qu’on
nomme Homme composé de deux substances essentiellement diffé=
rentes, intimément unies, qui selon les régles invariables de cette uni=
on établies par le sage Auteur de la nature, vivent dans une certaine
dépendance, se servent l’une l’autre et se correspondent mutuellement,
ensorteque ce qui arrive à l’une soit pronltement communiqué à
l’autre. Or selon ce Méchanisme, à moins de détruire la nature
de l’homme, l’Objet fera toujours impression; l’Ame en éprouvera
quelques mouvemens; elle y appercevra quelque raïson d’utilité et
de plaisir, de dommage et de douleur qui la portera à vouloir son
approche ou son éloignement: car tous les objets se présentent sous
l’apparence de bons et d’utiles, de mauvais et de nuisibles. Vouloir
déraciner les Passions, c’est comme si l’on vouloit oter à l’œil, la
faculté de recevoir la lumière, à un Cerf sa timidité naturelle,
aux Serpens leur venin, la férocité au Lion et aux autres bêtes
farouches; c’est pour le dire en un mot tenter l’impossible.

Ceci doit s’entendre absolument quant aux deux prémiéres
parties de la Passion, sur lesquelles l’Ame n’a point de pouvoir,
quoique pensent les Théologiens de ce qu’ils appellent Motus pri=
mo-primi; à l’égard des autres parties, elles sont assurément, quant
à leur fond et principe, naturelles et essentielles à l’Ame: mais
elle est pourvue d’une force qui la met en état, non de les détruire,
mais de les modifier, de les diriger et de les régler, en les ramenant
à des fins raisonnables; et c’est par là que les Passions ont de
la Moralité; comme c’est aussi selon cette idée que l’on doit pren=
dre l’opinion des Stoïciens sur le Sage sans passion.

Si les Passions ont des usages, l’Homme ne peut être sans
Passion, ou tout au moins supposé qu’il le pût, ce ne seroit qu’à
/p. 203/ son préjudice, ainsi il ne le devroit pas.

Sur ce pied là, je vais faire mention de quelques unes de leurs
utilités. Elles se rapportent au Corps ou à l’Ame. 1° Elles servent à
maintenir le Corps dans un état de vigueur et de santé. Semblables
au Vent qui agitant l’Air empéche qu’il ne se surcharge de parties
étrangéres, d’exhalaisons ou vapeurs putrides: aussi les Passions a=
gitant le sang et les autres fluïdes, y maintiennent un mouvement
d’équilibre qui forme la santé, & produit un juste ressort dans tous
les organes, d’ou résulte leur activité convenable. Suivre les prin=
cipes des Passions, c’est s’éloigner de ce qui est nuisible, et s’appro=
cher de ce qui est bon et utile à la conservation de l’Homme. Par
les Passions s’est formée la Société générale du Genre humain,
par leur secours elle se perpétue. C’est en remontant aux Passions
des Hommes, comme à l’origine véritable de tous les moïens qui peu=
vent rendre florissantes les Sociétés, comme sont les Sciences, les Arts,
le Commerce; C’est elles qui ont fait oublier aux Hommes les difficultés,
les peines infinies, les dangers presque inévitables, qui se rencontrent
dans certaines entreprises, afin qu’ils pussent les amener à un point de
perfection suffisant pour le bien commun. Otez les Passions, vous otez
le plus fort aiguillon qui met les Hommes dans un flux et reflux
d’actions, d’ou résulte la varieté, la beauté, et l’utilité de la Société.
Pope dit,

Essai sur l'homme Chant I. traduit par Du ResnelEt sans les Passions qui viennent l’agiter,
L’Homme insensible à tout pourroit-il subsister?

2° Quoique les Passions n’éclairent pas l’Ame, elles lui aident
à rechercher ce qui est vrai et juste, à fuïr l’erreur et l’injustice: Si
l’entendement est lent dans ses opérations, les Passions viennent
au secours; elles mettent en mouvement la volonté et la portent
à l’exécution; elles maintiennent l’Ame dans la vie qui lui est
propre. Je me servirai encor du langage de Pope traduit par l’Abbé
du Resnel, Chant II de l’Essai sur l’Homme,

C’est par les Passions que l’Homme est excité,
L’Ame en tire sa force et son activité.

Elles présentent l’objet de la Vertu; elles ouvrent la route qui y
conduit; elles surmontent les obstacles dont cette route est parse=
mée; elles rendent l’Homme capable de porter les Vertus à un plus
haut point de perfection. Platon apelle les Passions les ailes de
l’Ame. Il est encor vrai de dire que les plaisirs du Corps ne sau=
roient produire leurs effets sans les Passions naturelles, et qu’on
goute aussi ceux de l’Esprit par leur influence; d’ou il suit que d’avoir
/p. 204/ les Passions naturelles, c’est avoir le principal moïen de jouïr de soi
même & de tout le bonheur que l’on peut ressentir dans la vie; que
se livrer à des passions fougueuses et contre nature; c’est courir à un
état de misère & de malheur.

Je pourrois facilement enrichir et orner ce que j’ai dit de sen=
tences de Cicéron, de Plutarque, de Platon; mais je préfère, pour ne
pas allonger, de finir par deux ou trois courtes réflexions.

L’Homme ne sauroit être sans Passion. N’a-t-il donc point
d’autre Guide de ses actions? Sera-t-il de niveau avec les bêtes dont
les appetits naturels sont la seule régle? Non: il a une Ame rai=
sonnable qui doit diriger toutes ses actions.

Une triste expérience montre que l’Homme abuse de ses Pas=
sions même innocentes et naturelles, qu’il se laisse entrainer à des
Passions affreuses, et qui deshonorent sa nature, en restera-t-il
irrecherchable? Non: parcequ’il a chez lui un principe supérieur,
une Lumière qui peut l’éclairer, une Force à l’aide de laquelle il
peut se diriger vers certain objet, modérer la Passion jusqu’à un cer=
tain degré; car c’est du degré et de l’objet qu’elle tire sa Moralité,
une Force qui le met en état de tenir ferme contre les Passions
vicieuses, d’en empécher l’impétuosité, et même de les éteindre.

Voici donc le devoir de l’Homme à l’égard des Passions; c’est
de les soumettre toujours à la Raison; c’est de donner à cette der=
nière le juste empire qu’elle doit avoir; Il faut que la Raison tien=
ne la place du Pilote, elle ne peut manquer de sauver ceux qu’elle
conduit, car elle se manqueroit à elle même. Voici sur ce sujet
une sentence du Philosophe Chinois (Confucius) qui mérite de
vous être rapportée. « Les Passions étant essentielles à l’Ame, ou
plutot étant la nature même, l’Homme parfait s’applique à les
modérer et à les conduire par le frein de la droite Raison, et non
pas à les étouffer: car la joïe des bons succès, le chagrin des mau=
vais, la tristesse qu’on sent d’une perte, et la satisfaction qu’on a dans
la possession d’un bien, avant qu’elles soient reduites en actes, sont ap=
pellées milieu, et censées dans la médiocrité, étant indifférentes encor
à l’excès & au défaut; mais lorsqu’elles ont produit leur effet, et qu’il
s’accorde avec les lumières de la droite Raison, on nomme cela union
ou consentement de la Raison et des Passions entr’elles. »

Or pour mettre la Raison en état de faire ce qu’elle doit, il faut
De se ipso, ad seipsum. pag. 75.la consulter et l’écouter; Vous avez la Raison, servez vous en, dit Marc
Antonin, Vous n’avez rien à desirer plus outre, si elle fait son Devoir.

/p. 205/ Il convient aussi de travailler à se connoitre, d’étudier ses pen=
Essais Liv. III.chants les plus chers. Voici comme s’explique Montagne. « J’aimerois
mieux m’entendre bien en moi, qu’en Platon, de l’expérience que j’ai
de moi, je trouve assés de quoi me faire sage, si j’étois bon Ecolier. »
En effet s’il y a un moïen sur de mettre en règle ses Passions, c’est
de savoir démèler celles qui nous flattent davantage, et qui ont par
là le plus d’empire.

C’est un commun Proverbe, mais qui n’est pas moins vrai, que
la défiance est la mère de la sureté: il faut être perpétuellement en
garde contre les Passions. Cette défiance nous mettra en main des ar=
mes suffisantes pour leur résister dans le besoin, et l’homme ne se=
ra pas pris au dépourvu. La sage défiance qui a pour principe la
Prudence fait éviter les objets qui peuvent séduire. Qui craint le
loup, n’aille pas au bois. Qui sent ses foiblesses s’éloigne des occa=
sions ou il pourra succomber. Telle est la pensée de Charron dans
son Livre de la Sagesse, I. v. II. « Se dérober, fuïr, se tapir & se cacher
aux accidens et à tout ce qui peut piquer, éveiller, ou échauffer les
Passions, c’est une étude et un art, par lequel on se prépare avant
les occasions en détournant les avenues aux maux. C’est ainsi
qu’un Roi cassa la belle et riche vaisselle qu’on lui avoit donné,
pour s’oter de bonne heure toute matière de courroux. » (La pré=
caution est outrée dans l’exemple, et elle n’est pas à imiter.)

Les Princes doivent sur tout user de cette précaution, par ce
que les occasions et les moïens de se satisfaire se présentent en
foule; chacun s’empresse à aller au devant de ce qui peut les flat=
ter, et combien d’esprits bas, qui cherchent à être les Ministres de
leurs Passions?

Enfin aucun Prince ne laisse fortifier un ennemi qui sera en=
tré dans ses Etats; mais il chercher dabord à l’en repousser. Il ne
faut pas laisser enraciner les Passions; il convient de leur opposer
à bonne heure cette force qui en doit demeurer victorieuse. C’est le
conseil d’Ovide. Résistez aux maux dès leur commencement, quandDe remedis Amoris Lib. I.
ils sont devenus habituels, c’est en vain qu’on y apporte du remède.
Il sera aisé de résister dabord à la Passion, mais très difficile si on
la laisse fortifier. C’est la pensée de Montagne. «Les Passions neEssais Liv. III.
nous sautent pas toujours au collet d’un plein saut, il y a de la me=
nace, des degrés; c’est alors qu’on doit chercher à les rallentir.»

Je conclus que la Sagesse est d’user des Passions pour le bien et
pour la perfection, et de les retenir lorsqu’elles veulent sortir des
/p. 206/ bornes qui les rendent utiles, et de s’en garantir lorsqu’elles conduisent
au mal, et qu’elles vont à la honte et à la destruction de la nature
humaine.

La Passion est la sensibilité du cœur. Dieu en est l’Auteur; car c’estSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
lui qui a formé l’Homme avec toutes les dispositions et les sentimens qu’il
éprouve. Les Passions que Dieu a donné aux Hommes ont toutes pour but
son bonheur, elles s’y rapportent toutes, ce qu’il seroit facile de prouver, en
examinant en détail toutes les Passions. En se représentant Dieu et
l’Homme, on verra d’un côté, que les Passions sont le patrimoine de
l’Homme, et de l’autre, qu’elles sont l’ouvrage d’un dessein et d’un plan
du Créateur, plan qui est bien digne de lui. Elles produisent mille biens,
et ne produisent du mal que par la faute de l’Homme. Ce que Terence
dit est donc bien vrai, Homo sum et humani a me nihil alienum puto.
Mais comme les Passions n’entrainent que trop souvent l’homme dans
bien des écarts, il doit s’abaisser dans le sentiment de sa foiblesse.

Quand l’Homme se livre trop à ses Passions, et qu’il commet des
crimes, il ne s’y livre cependant que dans la vue de se procurer un
bien à quelque égard. Ainsi sa faute est toujours fondée sur l’igno=
rance.

Les Passions sont les semences du vice et de la Vertu; car comme le
dit Ciceron, sine quodam gradu amoris nihil egregii fit in vita. On
peut comparer les Passions à des Chevaux fougueux, tant qu’on s’en
rend le Maitre et qu’on les conduit bien, ils font beaucoup de chemin
& servent bien celui qui les monte; mais si on les abandonne à leur
feu, ils font faire bien des écarts, et peuvent causer la mort. Il
en est de même des Passions; elles ne produisent de mauvais effets
que quand on oublie la Raison qui doit les gouverner.

Par là on peut justifier la Providence d’avoir donné des Passi=
ons à l’Homme; cela doit encor nous rendre reconnoissant envers
le Créateur qui en nous les donnant, nous a procuré de grands se=
cours pour remplir tous nos Devoirs, et nous a fourni par là une
source de plaisirs: Enfin le but de Dieu en nous les donnant aïant
été de procurer notre bonheur, nous devons avoir un grand soin d’en
faire un bon usage, et de les bien régler, afin qu’elles produisent cet
effet.

Dans l’usage ordinaire, on entend par le mot de Passion ceSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
qui va au delà du Devoir. Dans ce sens, la Question si l’homme
peut être sans passion, revient à ceci, Si l’Homme peut aller au de=
là de ce qui lui est prescrit; et il facile d’y satisfaire; car puisque
/p. 207/ il a des regles, il peut les passer, et l’expérience ne prouve que trop qu’il
peut s’écarter des régles qui lui ont été prescrites.

Les contestations des Anciens & des Modernes touchant les Passions ne
sont que des jeux de mots; car enfin les Stoïciens qui sont les seuls d’en=
tre les Anciens qui aïent soutenu que le Sage devoit être sans Passion
n’ont pas dit que l’Homme n’avoit point de Passion, mais que le sage
devoit les vaincre, et qu’il le pouvoit; et ils n’ont pas cru que le nom=
bre de leurs Sages fut fort grand. L’état de la Question n’a pas été
mieux établi parmi les Modernes que parmi les Anciens. Les uns
et les autres ont pris le mot de Passion dans des sens tout à fait dif=
férens; aussi les longues disputes qui ont régné entre les uns & les
autres n’ont fait qu’embrouiller la matière, elles n’ont servi qu’à
en augmenter les difficultés, au lieu de les éclaircir. Tout cela n’est
venu que de ce qu’on n’a pas bien défini ce que c’est que Passion,
ou même de ce qu’on ne l’a point défini. Ainsi, par exemple, cette
Question si les Passions sont utiles, nécessaires, et naturelles; si el=
les sont criminelles ou si elles ne le sont pas: toutes ces Questions
n’auroient point eu lieu, ou au moins auroient été facilement ré=
solues, si on avoit bien établi ce que c’est que Passion.

Si on prend ce terme pour marquer tous les appetits & les de=
sirs de notre Ame, il est visible que les Passions sont naturelles, et
utiles, qu’elles ne sont point blamables; mais si par le mot de Passion
on entend avec le Public quelque excès, quelque chose de criminel, la
Question est toute décidée. Définissons donc le mot de Passion d’une ma=
nière claire & qui prévienne toute difficulté: La Passion, c’est la sus=
ceptibilité de recevoir des impressions qui nous portent au delà du
Devoir. Suivant cette idée, les Passions ne sont pas criminelles, mais
elles peuvent nous conduire au crime, à la désobéissance; elles nous
avertissent & nous engagent par là même à être toujours sur nos
gardes, pour empécher qu’elles ne nous entrainent au mal. Au reste
Monsieur DeBochat approuve toutes les conséquences Morales que
Messieurs D’Apples & Seigneux ont tiré des passions.

On entend par le mot de Passion, le desir de posséder un bienSentiment de Mr DeCheseaux le fils.
ou d’éviter un mal, et ce desir nait de l’idée présente du bien ou du
mal, ou de la Faculté de se le rappeller. Les Passions sont donc natu=
relles. Mais puisque l’Homme ne peut être sans Passions, il faut qu’il
choisisse entre les Passions, qu’il détruise les mauvaises, qu’il ne se livre
qu’à celles qui sont bonnes. 2° Il doit se passionner pour les objets de
son Devoir, il doit desirer ardemment les connoissances & les vertus qui
/p. 208/ lui sont nécessaires, et travailler avec ardeur à aquerir les unes et les
autres; il ne doit être indifférent pour aucune connoissance, ni pour aucu=
ne qualité qui le met en état de remplir son Devoir.

Enfin comme il n’y a point d’Homme sans passion, en apprenant à
connoitre les Passions, on apprend à connoitre les Hommes: mais pour
cela il faut bien connoitre les caractères des Passions, leurs combinai=
sons les unes avec les autres, leur force, ce qui les met en jeu, comment
elles naissent, elles se fortifient, ce qui les modère, et enfin comment &
par quels actes elles se manifestent.

Le mot de Passion exprime un desir, non pas un desir simple,Sentiment de Mr le Conseiller DeCheseaux.
mais desir de possèder un objet préférablement à tout autre objet.
Les passions prises en ce sens, conduisent au vice, parce qu’elles ne nous
laissent faire attention qu’à l’objet qu’elles ont en vue, qu’elles ne nous
permettent pas d’examiner si cet objet est digne de nos recherches, & si
les moïens que nous emploïons pour nous le procurer sont légitimes.
C’est ce qui fait qu’on doit être en garde contre elles.

Je ne parlerai pas des différens sens que l’on a donné au mot deSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
Passion, je dirai seulement qu’on s’en est servi pour marquer l’attachement
à son Devoir. Mais on auroit une juste idée des Passions, si on consi=
déroit l’Homme; comme dans un parfait équilibre entre le bien et le mal
& pouvant être entrainé également vers l’un ou l’autre côté; ou plutot
supposons un Homme dont toute la conduite soit modérée, dans l’ame
de qui regne un calme parfait; il ne sent au dedans de lui aucuns
desirs qui se combattent, il n’éprouve ni chagrin pour le présent, ni
crainte pour l’avenir, en un mot un parfaitement honnête homme
si quelque chose le fait sortir de cet état d’équilibre, on appellera
cette cause qui le meut, Passion.

Je crois que pour avoir des idées nettes, il faut distinguer entreSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
affection & passion. Les affections sont des penchans pour des objets per=
mis, penchans légitimes et en eux mêmes et par rapport à leur
objet; Dieu est l’Auteur de nos affections; elles sont pures, et par là
elles nous font connoitre la source dou elles viennent. Mais les
Passions sont ces penchans que nous ressentons pour des objets cri=
minels, ou ces penchans immodérés, trop ardens que nous avons pour
des objets ou innocens, ou même permis: le mot de passion présente
toujours une idée de vitiosité, & de crime, aussi ne viennent-elles point
de Dieu, mais de nous. Les affections nous distinguent des brutes
et des automates; elles nous portent à rechercher ce qui est bon: quand
nous abusons de ce qui est bon, cela vient de nous et non pas de Dieu.

Sentiment de Mr le Recteur Polier./p. 209/ Le mot de Passion doit être considéré ou dans un sens grammati=
cal, ou dans un sens moral & philosophique. Au premier sens il en
faut tirer l’origine de son Etymologie. Cette étymologie est Gréque, et en
la suivant le mot de Passion, marque l’état d’un homme qui est sou=
mis à une impression étrangère. Dans ce sens la Passion, n’est ni lou=
able ni blamable. Dans le sens Philosophique le terme de Passion si=
gnifie un desir violent d’une chose, et il marque également un de=
sir ardent pour le bien, comme pour le mal. Ce qu’il y a de moral
dans les passions est aussi ce qui les rend bonnes ou mauvaises;
louables ou condannables, et cette moralité se tire de la nature de
l’objet qu’on desire, et du degré de violence & d’ardeur que ce desir
renferme. Si on desire des choses mauvaises, la passion est cri=
minelle, c’est ainsi qu’on doit regarder le desir de s’approprier le
bien d’autrui, le desir de la vengeance, le desir de s’élever au dessus
des autres hommes, ou de les rabaisser, ce qu’on nomme orgueuil,
vanité, fierté. Elle est encor blamable la passion, lorsqu’aïant
pour but une chose indifférente, ou qui a quelque degré de bonté,
on la desire avec un empressement plus grand qu’elle ne le mérite.

Mais pour finir toute Dispute, il faut distinguer dans la
Passion l’impression de l’objet, l’agitation de l’ame, et le jugement
sur la nature de l’objet; ces trois choses sont indifférentes. Mais ici
commence la Passion louable ou blamable. Le desir ou l’éloignement
pour l’objet suit le jugement que nous avons porté sur sa nature:
Si ce desir ou cet éloignement sont proportionnés à la nature de l’ob=
jet, c’est un desir, c’est une passion louable; elle est condannable au
contraire si ce desir ou cet éloignement sont plus grands, ou moin=
dres qu’ils ne devroient être.

Enfin l’exécution de ce desir, est une cinquième chose qu’il faut
distinguer dans une Passion; cette exécution marque la continuation
du desir & renferme les moïens qu’on emploïe pour se procurer l’ob=
jet que l’on souhaitte, c’est là la Passion consommée. Ce sont ces
moïens que l’on emploïe qui augmentent encor la bonté ou la vitio=
sité de la Passion. Si l’on fait attention à ces cinq choses & qu’on les dis=
tingue bien, cela finira toutes les Disputes qu’il y a eu entre les Phi=
losophes au sujet des Passions.

Une réflexion essentielle sur cette matière, c’est d’avertir de
faire attention à la Passion dominante: car il y en a pour le bien,
comme pour le mal: il faut conserver et entretenir la passion do=
minante pour le bien; à moins qu’elle ne soit en obstacle à d’autres
/p. 210/ biens. Ainsi, l’amour de la réputation est louable; mais elle devient vici=
euse quand elle se borne à rechercher l’approbation des hommes, et que
elle détruit le desir d’être approuvé de Dieu. C’est ainsi encor que l’a=
mour de la Liberté est louable, mais quand cet amour détruit la su=
bordination, qu’il nous porte à l’indépendance, qu’il se manifeste en tou=
te occasion, alors il est la source de beaucoup de defauts; l’amour de la
Liberté porté à ce point devient blamable et criminel.

Autant qu’il est important de connoitre la passion dominante
pour le bien, afin de la conserver, autant est-il important de con=
noitre la passion dominante au mal, afin de la combattre. Il y a
des Passions muettes, comme l’indolence qui sont plus difficiles à découvrir
parcequ’elles ne produisent pas des effets qui frappent et qui revoltent;
mais elles n’en sont pas moins pernicieuses, parcequ’elles arrêtent nos
progrès dans le bien. Il y a aussi des Passions dominantes dans tous
les âges, dans toutes les conditions & dans toutes les Nations &c. Si on
vient à bout de les connoitre, on connoitra aisément les hommes;
parceque la Passion dominante, et le plus fort et le principal mobile
de toutes leurs actions.

Enfin ce qu’on a dit sur les Passions, sur leur force, et sur leurs
mauvais effets, doit engager à faire de continuels efforts pour éviter
les passions charnelles qui font la guerre à l’ame, comme s’exprime
là dessus l’Apotre St Paul; nous souvenant du motif qu’il emploïe
pour y porter les fidèles de son tems, savoir, que nous sommes des
étrangers & des voïageurs en ce monde.

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intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XVIII. Si l'homme peut être sans passion », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 23 mars 1743, vol. 1, p. 196-210, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/533/, version du 24.06.2013.
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