Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 27 août 1783

de paris le 27e aoust 1783

mon cher amy, un tas décritures, qui a redoublé mon cou=
rant, toujours assés fort en ce genre, et le sort qui veut ajou=
ter sans cesse a mes affaires, a mesure que le temps ajoute a
mes années, m'ont empèché de répondre a votre lettre du 12 aussi=
tost que je l'aurois desiré; car elle m'a fait grand plaisir par la
sorte de calme qui y règne.

vous buvés de leau mon amy, et vous lisés des livres oéconomiques
cest le moyen d'aller droit en paradis; mais en attendant cest celuy
de vous bien porter en ce monde. je loue très fort votre estomac de ce quil
soutient ce régime. quand a moy jay tant avalé deau dans ma jeu=
nesse et l'age mur que ce divisant qui étoit nécessaire contre lépais=
sissement continuel de la bile, et des humeurs visqueuses, comme disent
ces Mrs, est devenu lourd et pesant, nourriture enfin presque catharr=
euse pour mon estomac; au moyen dequoy mon cher vous voila
provençal tandis que je deviens suisse. j'ay en cette raison lâ, outre
celle d'une damoiselle noble et honnète et issue de bon lien, qui disoit
qu'elle avoit connu et expérimenté toutes les nations, que les meilleurs
de touts étoient les provençaux, mais quils ne duroient guères. or sans
interpeler votre conscience pour savoir si vous ètes devenu proven=
cal tout de bon, il m'est avis, ne fut ce que par votre existence, que
mieux vaut ètre suisse encore sur ce point.

mon bon amy vous voyés que les bonnes nouvelles de votre santé
me donnent de l'hilarité, qui étoit dans mon caractère, car a cela
près, je n'ay pas du tout sujet de rire je vous assure, ny de ce que
jéprouve, ny de ce que je vois, ny de ce que je prévois. jespère néan=
moins que j'aprendray dans peu, que vous avés gagné votre procès dont
il n'étoit besoin, je crois, d'etre beaucoup en peine, mais ne fut ce qu'un
<1v> ply dans votre pourpoint de paix et de bon ordre, il est toujours
bon de l'effacer.

quand a mon pauvre fait, quand a ce qui est d'avoir été jugé bien et
légalement, je le crois; car les juges n'en peuvent mais, si un homme
a été assés sot pour faire les choses en confiance toute sa vie parce
quil les faisoit en conscience; mais ma propore maladresse, l'incurie et
hébètement des gens d'affaire, l'affreuse voracité des procureurs, et la sur=
charge du fisq, qui est a un point effroyable sur touts les actes de la
forme et formalité; a cela joint la fureur d'une folle entourée de fripons
et de sangsues, qui lont réduite enfin, ainsy que sa méchanceté et ses
propres délires a ètre maintenant sur la paille dans un grenier,
toutes ces choses reunies, écraseroient comme on me l'avoit prédit
deux des plus grosses maisons, et je pourrois donner un état de frais
de cette instance qui passeroit cinquante mille francs pour ma part.

ajoutés a cela mon amy, ce qu'il en coutera d'icy a la fin, car tout
est en lair encore quand a lexecution; ajoutés laffaire criminelle de
pontarlier l'année passée, celle de sa séparation quil vient de perdre
en provence; les frais de l'instance de ses dettes qui vont commencer;
et imaginés quelle force il faut que votre amy face pour se maintenir
en aparence debout. je ne vous conte icy pour rien les succès de cette
charmante cabris qui vient d'obtenir icy un arrèst qui casse tout ce qui
avoit été fait en provence par les tribunaux, lextradition de son mary
et de sa fille, amenés icy d'authorité, non dans ses mains, mais pour
comparoitre a des tribunaux que notre province ne reconnoit pas,
ce qui va faire un bruit du diable et un scandale dont je ne me mèsle
pas, mais toujours de par ma chère progéniture, et a lencontre de
ma petite fille; de plus Mr le cher excellent colonel dit on, mais revenu
plus que troix fois noyé, article a la vérité dont il est convenu de ne me 
pas parler, mais il faudra bien que je voye sa chute; et si vous scavés
la règle d'addition imaginés quel doit etre l'état de contraction de votre
pauvre amy, qui semble ètre le noeud et la clef de tout ce nouveau monceau de ruines;
et ne soyès pas étoné que cela finisse par vous aprendre qu'il y a quelque
<2r> part un viel hermite inconnu mais bon homme, dans quelque profonde
crevasse du mont jura. voila seulement comment je puis ètre débarassé
ou par la voye commune de ste nature; je butte seulement a ce que ce soit
sans faire tort a personne et en homme de bien.

vous devés avoir vu maintenant mon neveu le cher de grille, a qui jay
donné une lettre de recommandation pour vous, et qui est un digne et sage
garçon, bien famé et ayant de la conduitte. il alloit faire quelques arran=
gements avec son frère, et n'aura pu je pense l'aller chercher dans le
valais.

le Mis de savines mon parent aussy est un fort digne garçon, heureux
par son caractère, heureux dans son ménage, heureux par le temps
qui court, de n'avoir point d'enfant. il est instruit et sensé; je leur
envie bien le plaisir d'avoir diné a bursinel, plaisir quils n'auront
pu sentir comme moy mais qui pourtant les aura enchantés.

notre incomparable amie Me de pailly, a été incommodée
par ces chaleurs; elle en est toujours la mème et unique; et sans
elle, et son secours, et ses bon conseils, il y a longtemps que votre amy
auroit donné du nez en terre. elle me charge toujours de la remé=
morer a Mes vos charmantes filles, et quelque mérite qu'elles ayent
je vous assure qu'un tel suffrage et si marqué leur fait honneur. sur
ce que vous me dites avoir parlé delle avec Mr de viri , je luy disois
quil ny auroit qu'elle qui put remplacer la femme quil a perdue.
ce seroit un autre genre, moins liant peutètre comme plus vray, mais
aussy habile, et plus élevé.

elle m'a souvent dit aussy que je vous chargeasse de dire a Me de caba=
nis
 qu'elle ne les oublie ny eux ny leurs honnètetés. adieu mon très
cher amy, faites moy jouir de votre paix et de votre santé; je vous
embrasse

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 27 août 1783, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/913/, version du 14.09.2020.
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