Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, Tsarskoïe Selo, 26 juin 1784

Sarskoé-Sélo le 26e Juin 1784. vieux style

Mon çher Monod! J’ai été dans l’Impossibilité de répondre à votre Lettre du
27e Avril, parçe que je n’en avois pas le tems. Çelles que j’ai écrittes à mes
Parens vous aurront mis au fait de mes affaires et vous savés maintenant
que je suis Major de Cavalerie et Cavalier du Gd Duc, et établi depuis plusieurs
mois à la Cour; ainsi je ne vous répéterai point toutes çes choses, mais il en
est une que je dois vous dire. J’ai été fort longtems inçertain si (suivant
mes Espérances) j’aurrois la Charge de donner des Leçons d’autres Leçons que çelles
de francois, et celà m’a donné de l’Humeur: en effet mon bon ami!
malgré tout l’Honneur attaché à ma Place, si j’avois été borné a être un
Etre muët, vous me connoissés assez pour être assurré que je n’y aurrois pas
tenû. Çependant je ne voullois pas faire des Instançes qui aurroient pû
aller à fins contraires; 4 mots biffure Enfin après plusieurs Semaines
d’attente, Mr le Général De Soltykof Gouverneur en chef des Prinçes Home
aussi  respectable par les qualités de son Coeur qu’aimable par sa Politesse
m’a mis sur la voye, en me demandant, une Notte, tant sur des
Sçiençes que je pourrois enseigner, que sur des moyens dont je voudrois me servir
pour le faire. J’ai profitté de cette ouverture pour traiter la matière, et
j’ai tâçhé de le faire de la manière la plus propre à faire connoitre ma
façon de penser, mes Idées, et mes Moyens, en observant seulement
de parler de l’Instituteur come s’il étoit encore indéçis. Je me suis expri=
mé fortement, librement, et ai parlé come je pense, ç’est a dire
assez laçédémoniquement. Enfin j’ai conclû 1° dans le Cas où l’on
me jugeroit capâble d’enseigner quelque chose de plus que la Langue
francoise, à çe qu’on eût à me le déclarer au plutôt, 1 mot biffure positivement
par ouï ou non, vû que j’etois intéressé à le savoir, afin de me
montrer digne de la Confiançe qu’on voudroit avoir en moi
(en me donnant
le Tems et les moyens de m’y préparer) ou dans le cas ou l’on aurroit
des vuës sur quelque autre, Afin de ne pas me berçer de vaines Espéran=
ces, et de pouvoir emploïer à d’autres choses utiles les Jours de Li=
berté qui me restent. Je crois
continuois je, ma Demande d’autant
plus en plaçe, qu’elle a pour unique But de connoitre mes Devoirs
non point pas une vaine Curiosité, mais dans la ferme Résolution
de les remplir
. 2° J’ai conclû, à çe que l’Instituteur fut chargé
seul d’instruire le Jeune Prinçe, dans les Matières suivantes la Géogra=
phie, l’Histoire, et la Philosophie, vû le Danger d’avoir un trop
grand nombre de maitres pour des objets qui ne doivent être traités
que rélativement à un seul But, toujours manqué par plusieurs
Instituteurs. 3° Enfin dans le Cas ou l’on me choisiroit, j’ai
<1v> conclû à donner çes Leçons seul, suivant les Principes de mon mémoire, en
déclârant d’avançe que je ne verrois point de bon oeïl et ne pourrois supporter
longtems avec Patiençe qu’on vint m’interrompre sans Raison légitime
au milieu de mes Leçons, pour me donner des Directions, ou pour prendre
ma Place
. J’ai crû devoir faire çes Déclarations avant tout, afin
qu’on en vit les motifs et qu’on pût le déterminer ou à me prendre ou
a choisir quelque autre pour çes Objets, aimant mieux ne pas faire
du tout çette Besogne, que de m’expôser à la faire mal et à être
responsable dans mon Coeur de tous les maux qui pourroient en résulter.
Mr De Soltykof ayant lû mon Mémoire nonseulement l’approuva
beaucoup, mais me demanda, malgré ses Ratures, de pouvoir le
présenter à S. M. J. çe que j’acçeptai avec beaucoup de Reconois=
sance, persuadé que les Vérités fortes que j’avois été obligé de dire
1 mot biffure et ma franchise ne déplairoient point 2 mots biffure, mais
1 mot biffure prouveroient au contraire que je n’avois que des Intentions
pures, et n’étois animé que par le Desir de me rendre utile.
Je ne me suis point trompé. 1 mot biffure S. M. J. en me faisant
rendre mon Mémoire (dont je dois remettre ensuitte une Copie
ayant prié qu’on me donnat l’original) dit 1 mot biffure à Mr de Solty=
kof, qu’Elle étoit satisfaitte, et qu’il pouvoit m’assurer qu’Elle
me confieroit avec assurançe l’Institution de Mgrs les gds Ducs; Elle
daigna même remerçier les Personnes qui m’avoient fait connoitre
d’Elle, et écrivit en marge de mon Mémoire 2 Notes, dont
l’une (rélative à l’Indéçision ou j’étois sur ma Vocation) est en çes Termes
Celui qui a compôsé cet Ecrit paroit assurément capâble
d’enseigner plus que la seule Langue françoise
. Vous pouvés
bien penser que j’ai désiré d’avoir en ma Posséssion le Mémoire ou
se trouvent ces Nottes, je l’ai demandé come une faveur et
on me l’a accordé: ce sera un Jour un monument qui prou=
vera 3 mots biffure conjointement avec notre Instruction, la Sagesse,
l’amour du Bien, et les Vuës patriotiques de cette grande Prin=
çesse, et je le conserverai avec jusqu'à la fin de la ligne biffure
Soin, pour le montrer aux amis de la Vérité. En conséquence de
çes arrangemens, je vais être dispensé de faire mon Tour de
Serviçe, sans çesser pour çelà de conserver ma Qualité de Cavalier
qui sera seulement réünie à celle d’Instituteur. Les objet que dont
<2r> je serai chargé, sont la Langue francoise, la Géographie, l’Histoire
et la Philosophie. On s’est engagé à me fournir tous les matériaux
dont il faudra que je fasse des Extraits surtout pour çe qui conçerne
la Russie 1 mot biffure dont on à des Idées fort incorrectes dans les autres Païs.
J’ai compris sous l’article Philosophie 1° l’art de raisonner, déduit d’observa=
tions simples, surtout de la méthode mathématique 2° La Connoissance de
l’Home, envisagée come la Réponse possible là plus raisonnâble à faire
à cette question: qui Suis-je? 3° la Morâle et le Droit de la nature
et des Gens qui en est une Conséquence. 4° Les Prinçipes les plus générale=
ment admis déduits des faits de l’Histoire, sur lesquels la Soçiété çivile
est fondée. 5° Les Prinçipes de la Juris prudence universelle, c.a.d. les Prinçipes
généraux des Loix de la Nature appliqués aux différentes Institutions
comunes à toutes les 1 mot biffure Sociétés çiviles, et enfin l’Histoire de la Philosophie
come une Récapitulation, 1° des grandes Vérités admises dans tous les Tems
et 2° des Erreurs qui ont tourmenté le Genre humain. J'ai indiqué Quant
aux Mathématiques un autre en est chargé, mais je lui préparerai les Voyes,
et j’ai désiré pour la Physique 1 mot biffure 2 mots biffure le Concours d’un des membres
de l’académie des Sciençes. Vous verrés par le peu que je vous ai dit,
et que je suis obligé d’abréger par un Evénement dont je vous parlerai
d’abord, que mon Département est vraiment l’Essentiel, et embrasse
presque tous les Devoirs d’un Elève 1 mot biffure de cette Importançe. Je serai auprès
des deux frères, mais je començerai avec l’ainé qui aïant 16 mois
de plus que son frère, à plus de Raison et d’attention et peut déja
faire quelque chose: je fais de mon mieux pour lui apprendre le
François: déjà je ne lui parle qu’en cette Langue, et je lui explique
en russe ma pensée lorsqu’il ne là comprend pas en françois.
Tous les deux sont charmans, beaux, bien faits, robustes, agiles,
durs, et bons: Ils ont le mensonge en horreur, observent religieu=
sement leur parole, s’énonçent poliment envers tout le monde, et
ont les plus exçellentes Qualités: je les aime come s’ils étoient miens
et souhaiterois d’avoir des Enfans qui leur ressemblassent si je
me mariois un Jour.

Je m’occuppe beaucoup lorsque je suis libre: j’ai relû les offiçes
de Çiçéron, Taçite et Horaçe: je lis actuëllement Thucidide
qui m’enchante; et les Mémoires sur les Chinois: ç'est le seul moyen
de ne pas 1 mot biffure éprouver l’Ennui, et de n’avoir pas des Regrets à la
fin de la Journée. La Vie de la Cour n’est pas amusante ainsi que
<2v> je vous l’ai dit souvent, mais je ne me suis pas déterminé a
y demeurer pour y vivre dans le Tourbillon et dans les Fètes, et
parconséquent je ne me suis pas trompé: un Home modéré dans
ses Desirs, peut se trouver heureux partout, et je le serois sans doute
si je n’étois pas si éloigné de tous çeux que j’aime.
Je vous remerçie beaucoup pour toutes les Comissions que vous avés
faittes pour moi. Il seroit bien possible que le jeune home dont je
vous ai parlé vous fut addressé: s’il arrive reçevés le, je vous
en prie, et dirigés tout pour le mieux, je vous ferai part des
arrangemens pris pour lui dans la Lettre qu’il vous portera, car
il seroit bien possible (si l’on est toujours dans les mêmes Idées) qu’il profittat de l’occasion d’un Courrier
or çes mrs ne 1 mot biffure savent jamais quand ils parttent, et vont
d’aïlleurs si vite qu’il arriveroit surement avant la Lettre que
je pourrois vous écrire par la Poste.

Je ne puis discuter avec vous çe que dans çe moment les remarques que vous me
faites sur quelques unes des Idées que je vous ai comuniquées, au
sujet de l’origine des Soçiétés, mais ou je me suis mal exprimé, où
vous ne m’avés pas bien compris. Je vous assurre que je ne me
suis propôsé aucun Systême d’avançe, mais uniquement de
recherçher la Verité à la Lueur des Faits, et de prendre pour elle
çe que je trouverai de plus concluant dans les annàles du
monde; vous voyés donc que je suis de votre avis, mais à une
autre fois.

Je ne vous dis rien de ma Belle, sinon, que
je l’aime toujours, que je la vois moins que jamais, qu’elle
n’ignore pas que je l’aime, et qu’elle m’en tient compte, et que
1 mot biffure je vis dans l’Espérançe de pouvoir surmonter par le Tems, et l’occupa=
tion çe malheureux Travers. J’aime vôtre Muret à la fureur:
voilà un honnête home! Je vous remerçie pour l’Envoy de
mes Livres: on me mande de la Ville qu’ils sont arrivés depuis
plusieurs Jours à Cronstadt et que je pourrai les avoir à mon arrivée
en Ville: je me réjouïs de 1 mot biffure revoir çes fidèles Dépositaires de mes
Opinions, qui ont vécû si longtems avec moi; il me semblera en
les tenant être encore sur les bords du Lac de Genève, et n’avoir que
deux pas à faire pour embrasser mes Parens et mes amis! ah!
<3r> monod! est-il bien vrai que nous somes si éloignés les uns des autres!
mais que mes amis me conservent leur amitié, et j’espère que nous vivrons
assez pour nous voir encore longtems ensemble. J’ai en Saugi un
exçellent Compatriote: Il est estimé de tous ses Supérieurs, est très bien pla=
çé et fera son chemin.

Ma Païe est de 1650 Roubles.. 650 come
Major et 1000 d’augmentation, à quoi on a ajoutté la 1ere année
encore 1000 Roubles, mais je crains que qu’on aït oublié la promesse qu’on
m’avoit faitte de me donner un Logement en ville et de me défrayer des
grandes Dépenses, car je n'en n’ai point ouï parler de toutes çes çhoses.
Si j’etois obligé avec 1650 Roubles de me loger, chauffer, éclairer et
voiturer en ville, il ne me resteroit rien au bout de l’année. 1 mot biffure Il est vrai
qu’on est très content de moi, et que moi de mon côté je suis très content
de mon Employ, mais ç’est toujours pour autant, que j’aurrai de quoi
vivre honnêtement, et sans être expôsé à faire des Dettes, çe que je ne
veux absolument faire sous aucun Prétexte que çe soit.
Si donc, come je le crains je ne suis, ni logé, ni chauffé,
ni défrayé pour les çhoses qui m’ont été promises, mon
Parti est pris; alors je ferai une Expériençe avec la 1ere
année, et come je marque toute ma Dépense, je verrai
au plus juste, çe qu’il me faut: Suis je assuré d’a=
voir juste et rien de plus pr pârer aux Hazards, alors mon
bon Ami! je préférerai de demander mon Congé, pendant plutôt que demeurer
expôsé au Péril de m’endetter à l’avenir, et de perdre par là ma Liberté, sans laquelle
il est impossible que je vaïlle quelque chose: il est vrai qu’il m’en coûteroit beau=
coup de faire çette Démarçhe, et que je ne la ferois qu’à la dernière Extrê=
mité, mais je vous assurre que je la ferai si je suis dans çe Cas là
: la
Prudençe m'en fait un Devoir pendant qu’il en est tems encore, et que je puis
trouver aïlleurs: ne perdés donc pas de vuë votre bon ami Mr Schültz, mais
ne vous inquiettés nullement, et ne croïés pas que l’Inconstançe ou l’Humeur
me dominent, je vous parle de sang froid et avec Connoissance de Cause: je
vous prie au reste mon bon ami de garder çelà pour vous, 1 mot biffure et de n’en pas
soufler un mot à mes Parens qui ne manqueroient pas de s’en allarmer, çe
qui n'est pas le Cas, vû que pour le moment je suis très content, bien vû, bien reçû
considéré et estimé, mais le Bien du moment ne doit pas faire oublier l’avenir.)

Hier le Général De Lanskoÿ le frère de mon jeune ami, vient de mourir
d’une fièvre maligne qui l’a emporté dans 5 Jours: Qu’est-ce que de nous mon
bon ami? Il y a 8 Jours aujourd’hui qu’il étoit encore l’Home le plus heureux de
la Russie. Ç’étoit un galant home qui n’a jamais abusé de son Crédit, et
qui a rendû Serviçe à beaucoup de Personnes dont sans doute le plus petit
nombre s’en rapellera. J’ai perdû en lui un bon ami que j’ai sujet
<3v>  de regretter à plus d’un Titre: Je ne l’ai pas vû une seconde différent à mon
égard: dans toutes les occasions il s’est empressé de me témoigner son Estime, et son
Amitié, et je ne scaurrois assez me louër de sa Conduitte, de ses Egards, &c... il faut
savoir combien les Proçédés de çette Espèçe sont peu comuns pour les appréçier dans
çeux qui n’en ont pas d’autres. Il laisse une fortune imense, de plusieurs millions
dont j’espère que mon jeune Elève aurra une partie, que je l’engagerai à employer
d’une manière sâge et raisonnâble. Cette mort entraînera sans doute plusieurs
Ma Situation est indépendante de çe triste Evénement, et quand elle en aur=
roit dépendu, j’aurrois encore été fort tranquille, car je me sens, et je sçais qu’on ne peut
dans aucun Cas me priver du Bien qui m’appartient, et ce Bien, c’est l’Estime
méritée de çeux qui m’ont connû, et ce sont mes Principes, et ma Philosophie. Je
regrette le général pour lui même 3 mots biffure, et sa Mémoire me
sera toujours çhère.

adieu mon bon ami! mes Respects chez vous, recomandés
moi au Souvenir de ceux qui m’aiment. Je vous écrirai de nouveau dans peu.
Tout à vous pour la Vie. Del'Harpe – Donnés à Polier de mes nouvelles.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Monod Docteur
ès Droits, Assesseur baïllival &c.
A Morges 1 mot biffure
En Suisse


Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, Tsarskoïe Selo, 26 juin 1784, cote BCUL IS 1918/H33, 102. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/801/, version du 29.05.2019.
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