Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Louis Bourguet, [Lausanne], [décembre] [1716]

Monsieur

Le Livre, que je vous envoie, & tous les autres que j’ai, sont bien à vôtre service.
Je ne puis pas faire plus de diligence, puis que j’ai reçû vôtre lettre ce matin, & que la poste
part ce soir.

J’appris la mort de Mr Leibnitz, un moment après avoir envoié à la poste ma
lettre précédente. Si j’avois pû prévoir cette mort si prochaine, je me serois épargné la peine
de traduire la Pièce dont je vous ai parlé, & d’y joindre mes réfléxions. Heureusement
j’y ai mis la datte du tems auquel j’ai travaillé à cet Ouvrage, afin qu’on ne croie pas
que je veuille vellere barbam mortuo leoni. On verra d’ailleurs, que j’ai beaucoup ménagé
mes expressions, & que je n’ai rien dit, que je n’eusse pû dire lui vivant & le sâchant. J’avouë
même, que quand la chose seroit encore en mon pouvoir, je ne voudrois pas supprimer cette
Pièce; parce que je crois qu’elle pourra servir à éclaircir une matière, qui ne me paroît pas
aussi difficile qu’on s’imagine, mais que des Esprits trop Métaphysiciens obscurcissent, à
force des subtilitez. Vous avez raison de dire, qu’il y a du malentendu: mais le malentendu
est tout du côté de Mr Leibnitz, qui n’a jamais compris, ni peut-être voulu comprendre,
quoi que la chose soit de la derniére évidence, que Pufendorf reconnoissoit des Règles immuables du
Juste & de l’Injuste. Toute la différence qu’il y avoit entr’eux, c’est que mon Auteur soûtient,
comme je le crois après lui, qu’encore que les Règles du J. & de l’Inj. soient fondées sur la
nature même des choses, & que Dieu ne puisse rien prescrire de contraire, sans se démentir lui-même;
cependant l’obligation où sont les Hommes de se conformer à ces Régles, vient de la volonté de Dieu,
qui, en qualité de nôtre Ma Créateur & nôtre Maître Souverain, nous impose cette nécessité. Pufendorf
s’est expliqué là-dessus ad nauseam usque, dans ses Réponces à ces misérables Théologiens,
dont il est surprenant qu’un homme comme Mr Leibnitz aît voulu alléguer l’autorité. Ce n’est
point par rapport à leurs critiques malignes & insipides, que j’ai dit, que Mr Leibnitz n’aurait
point les gands; c’est par rapport à certaines choses que Mr Leibnitz a critiquées avec raison,
mais d’une maniére toûjours outrée; & à l’égard desquelles j’avois redressé mon Auteur dans les
Editions précedentes; car non est mihi Deus 
αναμαφτητος. Je ne fais pas scrupule de
le relever quand il faut: mais je crois être en quelque maniére obligé de le défendre, quand je
vois qu’on l’attaque injustement & malhonnêtement. Mr Leibnitz a toûjours si fort affecté, &
dans ses écrits, & dans ses conversations, de traiter du haut en bas Pufendorf, qui a rendu plus de
service au Public que lui; que j’ai soupconné depuis long tems, que
, comme ils ont
été contemporains, il a été poussé à cela par quelque raison particuliére, que l’on
<1v> reconnoîtroit, si l’on étoit bien informé des circonstances où ils se sont trouvez. Il est
vrai qu’il y pouvoit avoir aussi une raison générale, qui a souvent séduite Mr Leibnitz, c’est
la jalousie secréte qu’il avoit contre tous ceux qui se distinguoient un peu dans la République
des Lettres, & l’envie de déprimer leurs productions. J’en ai été témoin plusieurs fois, &
entr'autres
à l’égard de Mr Locke, qui étoit un Philosophe tout autrement judicieux. D’ailleurs, Mr
Leibnitz se piquoit de ne rien ignorer, d’être maître sur tout; & il s’en fallait bien néanmoins,
qu’il ne
sût tout, & qu’il n’eût tout examiné. Non omnia possumus omnes. S’il avoit
eu autant de jugement & de netteté d’esprit, que de pénétration & de lecture, il auroit
été plus utile qu à la société, qu’il ne l’a été, & auroit aquis une réputation plus durable. Il
vouloit exercer une espéce de Despotisme, sur tout dans son païs, où l’on est fort sujet à se
laisser éblouïr par un mérite qui s’éléve au dessus de la compilation: mais je suis sûr
qu’à présent on parlera plus librement sur son compte. Au reste, Monsieur, vous jugerez
vous-mêmes si j’ai été téméraire, moi homuncio, d’entrer en lice avec ce Géant:
car, dès que j’aurai reçû la nouvelle Edition des devoirs de l’Homme & du Citoyen, j’aurai soin
de vous l’envoier.

Je vous rends mille graces par avance, Monsieur, du beau présent, que vous voulez me
faire, & que je conserverai chérement, comme venant de vous. Vous avez raison de vous
plaindre de la nécessité où l’on réduit le Public, d’acheter deux Editions d’Hérodote. Si les Critiques
étoient gens à penser aux intérêts du Public, plûtot qu’à eux-mêmes, & s’ils pouvoient être
de bonne intelligence, nous aurions tout en une seule Edition. Gronovius avoit gardé quarante ans
dans son Cabinet, les collections qu’il avoit faites du Ms de Florence: il apprit que Bergler
travailloit à donner une nouvelle Edition de cet Auteur; il se hâta de publier la sienne, au lieu
de 2-3 caractères biffure communiquer à Bergler ce qu’il avoit, ou de 3-4 mots biffure le prier lui-même d’en
faire autant. Pour moi, j’ai déja pris mon parti là-dessus; & puis qu’on ne peut faire
autrement
je me suis consolé d’avance de la nécessité où je serai d’avoir l’Edition de Leipsig, qui ne sera
pas apparemment aussi belle pour l’impression que celle de Hollande, mais qui contiendra des
Notes plus utiles, & où celles de Gronovius seront souvent redressées. Ce Bergler doit donner

une autre Ouvrage, qui fera plaisir à ceux qui ne veulent pas acheter l’Edition in folio
d’Aristophane, & qui sera utile même à ceux qui l’ont; c’est une nouvelle Edition de
ce Poëte en petit, avec ses Notes, & des Versions presque nouvelles.

Je n’ai le tems, Monsieur, que de vous assurer de la parfaite considération
avec laquelle je suis

Monsieur,

Vôtre très-humble &
très-obéissant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Bourguet
A Neufchatel


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Louis Bourguet, [Lausanne], [décembre] [1716], cote BPUN Fonds Louis Bourguet Ms 1266, n° 2. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/746/, version du 11.07.2016.
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