Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 17 juin 1780

du bignon le 17e juin 1780

vraiment Monsieur le coquin je suis arrivé a la bonne heure, et
votre lettre se ressent tres fort de la paix et aise de votre arrivée dans
votre joly manoir dans votre beau paÿs. si la dame telle que vous
me la dépeignés vouloit tater d'un reste de mary qui fut très bon
en son temps quoyque mené un peu bon train, et que dans le genre
du temps actuel seroit très bon encore, de la meilleure et plus honorable
et sociable pâte d'homme que je connoisse, certes elle ne pourroit faire
mieux dans leurope entiere. quand a vous mon jouvençeau, vous etes
tellement accort d'humeur, apte aux détails et au maintien d'un ordre
dont la manoeuvre imbécillise presque touts les mâsles de l'univers
tant petits que grands, car jusques chez les paÿsans, le plus habile
ne profite guères dès qu'il est vent; vous ètes dis je tellement excepté
sur cet article que vous ne serés jamais délaissé, aille ayant dailleurs
de charmants enfants, quoyque du sexe dont le devoir est de se lier
a d'autres intérèts que ceux de la maison paternelle; mais quand a la dame
veuve, a moins qu'il ne luy soit resté de forts devoirs a remplir, viendront
ou les vapeurs ou l'opiniatreté ou les manies, ou toutes autres déformations
dont il revient une au moins a tout ètre isolé, ainsy je luy conseillerois de
vous épouser par passetemps et pour etre plus sure de se tenir le coeur gay
au moins une vingtaine d'années encore.

vous voyés mon cher amy que je plaide bien votre cause; au reste c'est sur
la foy des traités que j'en parle; car quand vous vous faites gloire de n'etre
point jaloux de votre coq, je me rapèle que vous ètes fils d'un brave homme
qui prit a quatrevint ans la peine de se faire un successeur, qu'il ny a
point de déception dans votre exposé; car j'en dirois bien autant moy
en parlant du coq de ma girouette. ainsy donc mariés vous mon camarade
<1v> s'il ne tient qu'a mon consentement, et c'est de bon coeur que j'irois danser
a vos noces.

après quelques négatives et retardements, notre amie a bien voulu venir
avec nous a la campagne qui est maintenant très vivante, comble
d'hommes, d'action et de travaux: lair des champs qu'elle aime naturellement
et ou rien ne luy échape, la vue d'une basse cour très active, le pain de
ménage et les bains luy ont rendu sa sérénité et je serois très content si
cela pouvoit durer. six ménages s'etoient établis dans sa fenètre 4 d'hirondelles
un de moineau et un de pigeons, elle avise a la sureté et abondance de tout cela
uniquement pour qu'ils échapent, car elle aime les bètes que comme ses sem=
blables, uniquement pour elles et sans se les aproprier; et dans cette saison
l'air la terre et l'eau sont si peuplés, et le tout ensemble fait une sorte de mur=
mure si profond et si vaste que comme je mandois a quelqu'un dernierement
on se sent tenté de dire aux rois et aux nouvellistes qui donc est ce qui
détonne la bas
. quand a notre amie, de sa nature elle se travaille et tourmente
et elle a pour cela de qui tenir; il y a longtemps que lay apelée Me
malcontent
; et son phisique est tellement susceptible de toutes les variations
et températures de l'atmosphère phisique et moral qu'il est impossible qu'elle
soit constamment tranquille; elle a tant de justesse dans les idées, de délicatesse
dans les aperçus et déquité dans les sentiments, qu'elle se dit tout a elle mème
bien mieux qu'on ne scauroit le luy dire; le meilleur pour elle seroit d'avoir
une maison des champs et une tenue rurale a elle, cest lâ que seroit le paradis
pour les survenants, car c'est un talent que vous ne luy scauries connoitre et
le plus marqué de ses talents que de rendre sa maison delicieuse, par des deli=
catesses qu'on ne scauroit apercevoir que par le bien ètre et une aisance et
une vie toute autre que partout ailleurs. il est vray de dire que la providence
parfaitement déplacée, et il est impossible de luy faire illusion sur cette
chose, que de ma nature je ne crois jamais, quand mème je la vois.

ce sera précisément sur l'amour propre que nous vous renverrons tissot
parfaitement gaté, oh nous entendons l'art de tourner les tètes, mieux qu'en
autre lieu du monde tel qu'il puisse ètre; nous avons toutes les superficies, et
l'art de les faire briller, et qui cela? mème nos femelettes; nous soumettons de bonne
foy tout cela a l'homme de l'engouement du jour. je ne scay ce qu'on peut
refuser a l'autheur d'un tel ouvrage
sécria tout haut une jeune femme non
<2r> encor entamée a la lecture de cette pièce du connétable qu'on a depuis
sifflée sur le théatre et qui faisoit courir tout paris. mais nous avons encor cela
c'est qu'après avoir fellé le vase on le jette au rebut et le retour de lengouement
est presque plus prompt et certainement plus universel que l'aller. on remet
chacun au dessous de sa place et l'on gâte tout. tissot n'etoit point du tout mala=
droit ny novice a se préparer une réputation; mais il viendr reviendra concen=
tré, methodique, persuadé du néant des autres et interieurement déprétié a ses
propres yeux, cest a dire persuadé quil faut jouer les hommes. contentés vous d'exa=
miner d'après cecy et vous me dirés si j'ay mal prévu.

carlo Rubbo pourra vous procurer au moins la lecture des devoirs et vos libraires
pourroient en faire venir d'italie. je suis honteux de n'en point avoir et de n'en
pouvoir donner a mes amis. parceque m'en ont mandé l'éditeur et mon frère
et par ce que j'en vois, il ne paroit pas trop que cet ouvrage ait été composé a
soixante et deux ans.

vous avés bien raison de dire que la campagne est nécessaire une partie de l'année
sitost qu'on a passé l'age de l'étourdissement, pour tout homme disponible. une
femme de mérite de ma connoissance; me disoit en parlant de Mr de Nivernois et
de Me de rochefort qui ne vont pendant la belle saison que faisant des courses
continuelles autour de paris, ces honnètes gens me font de la peine, ils me parois=
sent en lair, j'ay toujours peur quils ne tombent et ne se brisent.

ho vrayment mon cher amy le bignon seroit aussy, bien transporté de vo
vous revoir; vous ne le reconnoitriés plus, et il est maintenant aussy
vivant qu'il étoit délaissé quand vous y passates, et les batiments et
le jardin, et la vigne, et les prés surtout, et aussy les bois. si j'étois aussy disponible
que vous, je ne me le ferois pas dire.

je ne connois au reste rien de si bon que votre philosophie pratique et politique
elle est pleine de sagesse et de probité; rendés m'en toujours participant mon
cher et digne amy, elle me fait du bien a l'ame. adieu offrés mes tendres Respects
a toutes vos dames, toute la maison icy vous embrasse, ainsy fais je de tout
mon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur De Saconai 
en son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 17 juin 1780, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/643/, version du 06.03.2018.
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