Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 19 janvier 1780

du bignon le 19 jr 1780

vrayment mon amy nous ne scavions ce que vous étiés devenu; quand amoy
je suis fait a vous donner le temps de faire vos affaires et mème vos plaisirs,
mais Me de pailly qui vous a envoyé tout musqué un beau petit livret du grand
duc pour etre recomandé a grasset et qui n'a eu depuis de vos nouvelles en de=
mandoit beaucoup.

vous vous ètes retiré plutost de la campagne ou vous passiés ordinairement
les fètes de noel, en votre qualité de plaideur encor novice; quand a moy qui
sur environ 50 procès modernes en ay onze qui tournent mal, 29 qui pressent
et cinq ou six pour lesquels on me mande sans cesse, je tiens toujours et ce
par plusieurs raisons péremptoires; la 1ere est que je suis paisible icy et que
je répugne horriblement a la ville et aux belles affaires et consultations qui
m'y attendent, d'autant que je scais que dans les premiers jours de l'année
on n'y fait rien que des compliments; la seconde est que tout cela me ruine
et que la ville est si couteuse que quoyque je m'épuise icy en travaux, il en
reste néanmoins quelque chose et beaucoup, et le tout ensemble ne monte pas
plus haut que ma simple dépense de maison a paris. la troisième enfin est
que je tenois icy pied a boule a remanier et refondre mon fils. quand a ce point
la providence paroit m'avoir aidé; dabord elle luy a envoyé une fièvre et des
rechutes qui l'ont diminué de 53 livres pesant et par conséquent défait de
cette grosseur monstrueuse et remis en cet état naturel; forcé au régime et
a la sobrieté pour occuper son activité et son talent jay donné la main a
des chemins et travaux publics, il a singulièrement le talent de lexécution
et d'ameuter le peuple, les laboureurs l'ont aidé de quelques journées de voit=
ures, et les manoeuvres de quelqu'unes pour les charger; jay fait le reste et
par le temps le plus contraire il a fait icy un fort beau chemin. jay été
seul avec luy pendant un mois que les du saillant ont été mener deux de mes
petites filles a maubeuge ou elles ont été reçues chanoinesses, pendant ce
temps je lay manié de mon mieux; il se fait a présent une sorte dembarcation
privilégiée; notre amie qui étoit a paris luy a succité des propositions qui
l'ont enflamé. comme il a lesprit fort juste il a suivy la chose par les
cotés qui luy sont nécessaires, l'on luy a donné des lettres de passe, de capne a la
suitte d'un régiment qui s'embarque, des promesses en cas de bonnes nottes sur son
conte et finalement il est party, quoyque convalescent au point de n'avoir pas encor
<1v> mangé avec nous, pour se rendre en toute hate, car il n'est party que le 12 pour
aller prendre ses derniers renseignements et se rendre a brest ou l'on s'embarque le
20: il est parti se promettant d'etre en garde contre luy mème, dieu veuille quil
se le tienne; mais toujours aussy je fait encor pour celuy lâ tout ce que je puis.
la 4° raison est que jay affermé pour plus que je ne dureray, ma 1 mot écriture
mes réserves a du saillant et 300 arpents de terre composant deux fermes et comme
il a lesprit de calcul il a longtemps ruminé nos idées de grandes cultures et
connoissant d'une part la flandre, et de lautre son limousin il va y faire icy un
attelier peutètre unique qui reunira les deux scavoir faire de deux paÿs si divers
a scavoir le commerce d'engrais de bestiaux et la culture de flandre; il y met
pour labord 40000 lb d'avances primitives &c &c. or son monde arrive le 20 des
deux parts et je veux tenir pour luy faciliter leur 1er établissement. je conte par=
tir néanmoins dans les 1ers jours de février, car sa femme entrera dans son 9e
mois de grossesse pour la 14e et doit accoucher a paris.

or donc mon cher amy vous voila au fait de ma castramétation; je ne vous
méneray pas plus loin, car a ce paris, le moins qui m'attende cest que ma très
gratieuse dame a recomancé son procès m'attaquant au chatelet &c. cela dirés
vous n'a pas le sens commun: fort bien, mais ce n'est pas le sens commun qui fait
aller le monde et qui se réjouit aux dépends des mémoires &c.

quand a vous mon cher amy vous plaiderés et vous gagnerés votre procès et
cela vous aura donné seulement un petit relais dexercice contentieux, chose rare
aux personnes de votre humeur et complexion; or la rareté et la variété plaisent
a lhomme. je ne scay par lequel de ces deux moyens sest maintenu un Mr de
chandieu dont on a mandé le mariage de Me de pailly; toujours est il qu'aux
divers renseignements j'ay cru reconoitre un Mr de chandieu que j'ay moins vu que
les autres mais avec lequel major alors nous fimes un souper en homme, il me parut
un loustic de bonne compagnie, pas néanmoins du ton de Mr de chabot, et jentends
d'icy une chanson qu'il nous fit chanter en rondeau dont le refrein étoit jentends
le cul du verre, quand il est plein de vin
; ce seroit bien encor assés d'entendre
de cette oreille lâ a son age, car si bien m'en souvient il avoit alors deja le cheveu
rare et loeil silloné, et il y a 47 ans de cela et se marier au bout oh que c'est il beau.
vous ètes de rudes champions vous autres dans vos neiges.

quand a vos genevois, un jeune homme, d'une jolie figure de ce paÿs lâ, chef de librairie
qui m'étoit venu voir cet été pour me demander des lettres de Rousseau que je luy
baillay, m'a écrit en accompagnement d'un sien pamphlet quil m'envoyoit
oh pour lors jay scu a qui répondre et je luy ay fait si franchement ma profes=
sion de foy que j et dit pourtant de si bonnes choses, quoyque très honnètes, mais si
contradictoires a leurs idées que je ne crois pas qu'ils y reviennent ny quils montrent
ma lettre, parbleu quand vous leur donneriés tout votre paÿs roman pour en
faire un 14e canton encore ny auroit-il pâture pour cette province defectus
de république. ils demandent un code, on croiroit bonnement que cest un code quils
demandent cest a dire un recoeuil des loix civiles et criminelles qui 1 mot biffure concernent
l'etat, les propriétes, les fortunes et les personnes des citoyens, point du tout cest
un rituel des règlements de l'hotel de ville, les contrepoids le registre des contre=
poids d'une idéale souveraineté, comme si ces sortes de choses pouvoient en général
<2r> etre les mèmes vint ans ny dix ans seulement de suitte dans un petit état précaire
qui dépend de toutes les conditions environnantes et qui ne vit que du pain d'autruy.
2 mots biffure dans les temps ou l'on escaladoit ou petardoit, genève avoit besoin de
fortifications, aujourdhuy elles luy sont a charge. mais ces bourreaux de républicains qui
reprochent a la monarchie, et aux temps féodeaux surtout, d'avoir eu des barons, des ducs
ou comtes, 1 mot biffure des francs ou nobles, des hommes libres, des affranchis, des serfs,
ne se sindiquent t-ils pas eux mèmes de la sorte par pelotons, des citoyens, des natifs, des
habitans, des bourgeois que sçay je. mon amy les hommes sont touts portés a l'in=
tellect d'aller a la chasse les uns des autres et toujours ils y reviennent partouts
les bouts. un homme qui sonderoit bien la profondeur de la science, qui en embras=
seroit bien l'étendue verroit que votre amy a bien conçu cette vérité et toutes
ses conséquences; quil a vu que la nature seule et son ordre fait le conte a tout
le monde et pose les seuls et uniques contrepoids; quil n'en est point, qu'il n'en
scauroit ètre de facture humaine, et que l'instruction a laquelle seule nous attribu=
ons cet avantage n'est autre chose que la connoissance de lordre naturel des subsist=
ances et par suitte, des prospérités humaines, afin que ses barrieres soyent pour nous
les colonnes d'hercule, et que toute puissance soit, par lopinion générale, forcée a
s'astraindre au rôle de vidame de la nature cest a dire de conservateur de ses droits

quand a vos genevois qui 3 caractères biffure ont pour garante et arbitre d'une part
une monarchie fiscale, de l'autre une aristocratie passablement jalouse
cest ce qui s'apèle recourir au chat de la fable pour vuider les débuts du
lapin et de la belette. l'intervention majeure a vray dire ne paroit pas
trop ètre de leur gout; cest sans doute ce qu'a prévu a notre ministre qui est
un homme fort sage, pour les obliger de s'acomoder entreux. quiconque en effet
est en discorde chez soy ne doit pas ètre étoné que le voisin mette le nez dans ses
affaires. quand a moy toutes les fois que jay regardé au métier de plenipotentiaire
j'ay toujours pensé que si dieu m'eut donné la patience de faire bien ce métier lâ; je n'aurois
jamais voulu arriver qu'après qu'on se seroit bien battu. quand les hommes en ont assés
alors il fait bon s'entremettre; mais les empècher de se battre quand lhumeur n'a pas eu
son cours cest le chef doeuvre de la prudence et du bonheur.

quand a nous mon amy notre nation se purge d'avanturière, les politique a leur aise disent
qu'il nous faudroit de temps en temps des guerres pour cela; mais il ne les faudroit pas nava=
les, elles sont trop chères, et le champ de bataille engouffre et dévore tout. cest la marotte du
temps, chaque siècle a la sienne. si quelque chose pouvoit faire juger des forces de cet etat cy
cest de voir qu'en un temps ou la cour est jeune et songeuse &c un homme seulement en
mettant lordre dans la comptabilité, chose encor qu'il ne peut ètre qu'ébauchée, puisse soute=
nir une telle guerre avec des emprunts simples et peu forts ou létat incroyable de desor=
dre et de surcharge ou il trouve tout. sans contredit, s'il surnage ce sera un grand homme.
au reste ne plaignés pas vos capitaux qui s'écoulent en un viager si avantageux qu'en
dix ans le capital est revenu et quil se double sur plusieurs tètes. adieu mon très cher amy
recevés les souhaits de bonne année de touts les miens; offrés mes voeux a Mes vos dames
ils partent d'un coeur bien sincère et bien dévoué. adieu je vous embrasse tendrement

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai a
Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 19 janvier 1780, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/631/, version du 02.05.2018.
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