Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 08 octobre 1779

du bignon le 8e 8bre 1779

mon cher amy je ne voulois pas vous répondre si tost parceque je
disois il est tout au milieu de ses vandanges; et puis j'ay pensé qu'avant
que ma lettre fut a vous, tout seroit fait. ma vigne qui fait maintenant
plaisir a voir, et a rec n'en fait pas du tout a récolter. il y a deux ans quil
ny eut rien du tout, puisqu'on n'entra seulement pas dans la vigne pour
vendanger, cela fut assés général dans le canton; avant ce temps je la
remuois et la mettois en perchées il n'etoit pas juste qu'elle portat alors:
l'année passée elle promettoit merveilles la grande secheresse reduisit le
tout a 16 feuillétes de 120 bouteilles chacune: celle cy elle a coulé a la st
jean
et puis un petit coup de grèle nous a flatrés, finalement je n'en auray
pas 10 feuillétes en près de 7 arpents qui font plaisir a voir, car j'ay un
vigneron du bon paÿs et je ny épargne ny journées ny échalats ny terrau=
dage; l'année passée je la faisois écaillouter mème par des enfants. je ne
me rebuteray pas 1° pour la chose en soy, car je scay qu'il ne faut pas se rebu=
ter de la terre, et elle fait le plus joly vin blanc quoyque fait sans soin, 2° par=
ce qu'elle fait partie de mon jardin et de mes dehors, 3° parceque j'ay pris a
tâche que toute la terre soit tenue a plaisir et de donner de bons exemples, car
ces gens cy par leur culture également foible et spacieuse effruitent la meilleure
petite contrée possible soit par la qualité du sol et des aspects, soit par la na=
ture du paÿs bossu de maniere que rien ne ravine et que tout écoule, et qu'au
moyen des ponts que j'ay faits a l'aboutissant de toutes les coulées principales
dans mes prés, ceux cy profitent de tout l'égout.

je ne me rebuteray donc pas et la bonne providence m'en récompense, car ima=
ginés vous que je prends le plus véritable gout mème a mes champs, et a les
voir labourer, et aporter le fumier, et l'écarter, et les égrucheuses qui le déchirent
et le répandent, et les charues et le petit herseur qui vient après. qui m'auroit
dit que ma tète vague prendroit a cela. j'ay fait deux essais de patates ou
grosses pommes de terre blanches qui ont bien reussy; j'en feray cette année
dix bons arpents et mème onze au printemps prochain dans une terre qui m'a
rendu de 20 a 22 douzaines de gerbes par arpent cette année, aussy la venoit
on voir par curiosité, en les plantant je les fumeray, le buter fera une façon
l'arracher autre bonne façon et tout de suitte une façon de charrue et le
froment dessus. qui ne diroit a voir notre correspondance rurale, que cest moy
<1v> qui suis le docteur et vous lécolier; je vous étale toute ma marchandise que
vous ne me demandés pas, et a vous il faut vous arracher chaque méthode
mon amy il en est ainsy en toutes choses, dire et faire sont absolument deux.

pour vous répondre dabord, il est certain que j'ay fait de mon mieux: ma
mère, qui a la vérité n'avoit pas été gatée, ne pouvant se lasser de dire en voyant
ma manière de compatir et suporter les ecarts et tourments domestiques
bon dieu l'heureuse femme si elle pouvoit l'ètre. j'ay suporté et couvert mes fols
de manière a les mener jusques a leur établissement que je n'ay point mème a
me reprocher par raport a autruy; je les avois établis bien mieux que je ne le fus
moy mème, j'ay donné mes loisirs a l'instruction politique; dans toutes mes terres
j'ay travaillé sans cesse a bonifier, et aujourd'huy que je n'ay plus despérance de
maison je travaille encor avec plus d'ardeur a mettre l'ordre. je fais des terriers
fort chers partout, imaginés que pour cette terre de pierre buillière ou j'établis
ma cour des prud'hommes ou bureau de conciliation en 1771 qui a eu main=
tenant cent neuf bureaux, et qui accomode les débats de toute la terre et mème
des environs, j'ay fait marché ce printemps pour un terrier dans toutes les meil=
leures formes pour la paix publique et future avec un homme habile et doux
et je luy donne 24 m. livres, payant encor le porte chaine, l'indicateur et
bien d'autres frais et luy donnant part aux laods et ventes qui échoiront pendant
six ans qu'il prend pour ce grand ouvrage. vous jugés si c'est pour moy mon
amy, ny pour les miens puisque cette terre n'est point donnée et après moy sera
la proye de la folie, mais je veux faire bien en mon passage et je me ruine pour
cela. voila ma confession dans la forme ou vous la voulés faire; mais avec
cela il est vray de dire avec le prophète que tout homme est menteur.

a ce propos si je le suis j'ay fait plus grand que moy en ce genre. je n'en connois
de plus insignes au monde que cette malheureuse race; Mr le cher par exemple que
j'ay icy, et qui se débarasse aujourdhuy a son 14e jour d'une fievre putride qui lâ
fait secouier, est faiseur d'histoires et de mensonges a un point qu'il ne peut mème
ètre accusé d'etre menteur, ne sachant au monde ce que c'est que vérité. j'occuperay
sans doute icy sa brutale activité, mais c'est une rude charge.

pour continuer a vous dire 1 mot biffure mot de mes affaires, l'attaque du libraire n'etoit
qu'une formalité pour se mettre en règle; mais a légard de la demande de la dame
de main levée de la saisie que j'avois faite de sa terre prétendue parafernale, pour
empècher les va nuds pieds qui la conseillent de dilapider ce fonds, j'avois en l'ancien
raporteur de mon procès juge éclairé et intègre, touts mes conseils et amis m'avoient
mandé qu'il la débouteroit a la rentrée, car ce sont de ces causes qui se jugent par
le raporteur seul dans l'oreille du 1er pdnt. point du tout j'ay apris tout a coup
qu'elle avoit gagné avec dépends, laissons cela.

vous répondés fort sagement et assés bien pour un bon jeune homme a toutes les
questions rurales qu'on vous fait, il me manque pourtant encore bien des choses.
je vois que vos terres sont excellentes mais froides et fortes et que vous vous trouve=
riés bien heureux d'avoir a manier celle de mes bons fonds

quand a ce que vous me dites de votre façon de fumer, je suis mauvais géomètre
et n'entends pas trop la resection des mesures, mais notre arpent etant de 100 perches
20 pieds la perche, il m'est avis que vos 400 toises de 9 pieds doivent faire un tiers en
<2r> sus de notre arpent; auquel cas vous ne fumeriés pas trop, a moins que vos charrues
ne fussent bien fortes, car j'aspire a mettre et je mets a peu près 10 tombereaux de
fumier bien gras par arpent de terre, a la vérité deux chevaux trainent ces tombereaux:
quand a ce qui est de labourer a neuf pouces de profondeur; cest affaire a vous, nous
serions bien heureux d'aller a six pouces. j'ay vu dans les grands paÿs tels que
cette france, au lieu de votre herse légère au printemps faire passer une herse
a dents de fer et encor chargée, sur les plus beaux bleds, de maniere qu'on ne
voit plus que la terre, et cela déchire, marcotte et fait taller les plantes. mais quand
a vous c'est pour semer les treffles, je l'ay essayé cette année, cela n'a pas du tout
reussy comme avec les mars.

nous chaulons les bleds icy, mais comment meslés vous la cendre et quelles cendre
dans la lescive que vous leur faites, nous ne connoissons pas cela.

quand a votre semence c'est bien peu, mais cela est tout simple dans les terres fortes
a légard de la graine de trèfle, il faut icy que la terre en soit couverte et elle vien=
droit fort mal et très rare si lon n'en mettoit 15 l. de 16 onces par arpent.

a légard du platre il faut le faire venir de paris ce ne seroit pas la peine; la chaux
feroit peutètre la mème chose et l'on en répand en flandres, mais le poinçon de
chaux qui ne pèse pas 300 l. me revient encor a cent sols, a la vérité nous avons
icy la marne, bon spécifique et quon ne renouvelle que touts les 30 ans.

quand a du sel, nous n'en pouvons donner a nos bestiaux, ste gabelle se
vend 16 s la livre, cest le pire des fléaux pour l'état.

mais a légard de nos terreins pierreux ou caillouteux, qui sont par veines
icy très fréquentes, il y en a tels ou l'on ne voit absolument que cela et l'on
en léveroit 20 tombereaux sur un arpent qu'a peine y paroitroit il. il
s'est trouvé des gens riches qui par essay se sont plu a les faire écaillouter a fonds,
il ont été obligés d'y en faire remettre car la terre ne raportoit plus rien; ainsy me
l'avoit dit malassise celébre agriculteur il y a 20 ans, en me les montrant il me
dit, cest l'engrais naturel de cette qualité de terre. je feray au printemps lessay
du st foin ou bourgogne sur cette qualité en petite partie pour ne pas me faire
moquer de moy, mais sur des terres qui ne sont pas a cet excès, sauf a faire faucher
de haut.

or dites moy si vous croyés que votre esparcette qui est aussy en vogue dans le
bas languedoc viendra dans celles qui sont jonchées de cailloux. si vous le croyés je
vous prierois de m'en étendre un petit paquet de la graine dans une lettre, et si cela
fait un paquet trop gros adressés iceluy paquet bien etendu dans un papier de
maniere que cela ne paroisse que papier et puis votre lettre, et mon adresse au
paquet au lieu ou seroit le cachet, et double envelope a Mr de st paul 1er commis
de la guerre
. il menverra le paquet franc. avec cette graine a moy envoyée tout
de suitte j'en ferois chercher a paris ou il y a de tout. j'ay un benoit terrein fort a
l'excès de cailloux, que je suis fort faché de voir chommer une année et jessayerois.

quand aux légumes tels que pois, haricots, lentilles, navets, ils viennent icy en toute
terre a la charrue, mais votre méthode de faire parcourir vos potagers est excellente
vous voyés que la methode de caton qui répondit fumier a troix questions sur ce
qu'il falloit a l'agriculture, est notre fait. je tacheray d'y aviser par travail attention
et oéconomie comme j'y avise et en sus par dépense, car j'achète au dehors près de 4
milliers de bottes de paille de 22 l. pesant outre les miennes, tant en orge et avoine pour les
vaches qu'en grandes pailles. adieu mon bon amy je sens trop le fumier pour oser offrir
mes Respects a vos dames. notre amie me demande toujours de vos nouvelles.


Enveloppe

a monsieur

Monsieur De Saconai en son
chateau de Bursinel, près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 08 octobre 1779, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/618/, version du 23.04.2018.
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