Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 07 juillet 1779

de paris le 7 juillet 1779

fort bien mon amy, nous ne nous ressemblons pas, mais nous nous aimons,
et moy je vous dis que nous sommes honnètes gens l'un et l'autre, bon coeur
l'un et l'autre, légers l'un et l'autre quand a ce qui est de se creuser la tète
et l'humeur, aimant, donnant, et régénérant la vie autour de nous, fidèles
a l'amitié et enclins a la tendresse, sans fiel, sans rancune, sans tracas
et aimant et voulant la paix. en voila plus qu'il n'en faut pour batir une
escentielle ressemblance, et si en pourrois je encore beaucoup ajouter: il est
vray que je serois plus long encor sur les dissemblances, mais elles sont de forme
et de détail et leurs contraires sont de fonds et de principes.

Mr le cher que je tiens a la campagne depuis un mois n'etant icy qu'en carabin
et ayant envoyé ma maison, Mr le cher dis je est encor un autre pelerin
moins mariable que l'autre, que pourtant je ne songeay pas du tout a faire
père de famille. celuy cy vu mes circonstances m'oblige a aller plus pied a
pied encore, mais depuis sa rentrée mème dans la maison, j'ay eu lieu de
me pre convaincre qu'il ne vaut pas mieux.

j'ay demeuré ce mois encor par un sursaut de mes affaires: comme ma sci=
tuation est fatiguante a bien des égards, je cherche toujours des issues, quoy=
qu'elles ne montrent toutes que des crevasses: j'avois engagé finalement un
parent accrédité et homme en place, a paroitre vouloir faire le médiateur
avec cette femme. comme cette tète n'est qu'extravagance, le toupet s'est élevé
elle a cru qu'elle alloit me faire pendre. elle a écrit mille lettres, convoqué le
ban et l'arrière ban de parenté vraye ou prétendue; il a fallu demeurer
pour cet incident le terme en a été que sans que j'y aye paru, ils ont jugé
qu'elle devoit tenir couvent que l'on choisiroit, et que je donnerois cecy et cela.
j'ay acquiescé a tout, elle les a envoyés au diable, est devenue furieuse, les principaux
se sont donnés la peine de la precher eux mèmes, neant. elle fait maintenant
courir une diatribe manuscrite, la voye de l'imprimerie étant fermée quand a
présent. cest ou le tout a abouti, ils prétendent qu'elle viendra d'elle mème et
moy je m'envais finalement, sans avoir rien retiré de tout ce tracas, que d'avoir
pourtant mis en travers, gens qui la tiendront en pantenne.

et que dieu vous benisse avec vos petits riens; ne croyés vous pas que je fais
plus de cas de numa pompilius un des plus sages législateurs qui ait vécu
quoyqu'il n'ait constitué en aparence qu'une ville, que de tamerlan qui
<1v> soumit et dévasta l'asie &c. ce que vous avés fait chez vous tel que vous me
le peignés vous mème est le chef deuvre de la bonne conduitte et demande touts
les talents sommaires, comme votre axiome de l'autre fois renfermoit tout le
sublime du bon sens aller au simple et tirer toujours au profit. je mettrois
plutost bursinel et son domaine dans une hotte et ses aqueducs et ses eaux
dans une bouteille et irois jetter de dépit le tout dans le lac, comme disoit le
sultan soliman de la flandre dont les guerres et les faits héroiques étonoient
le siècle et qui la voyant si petite sur la carte dit j'enverrois mes pionniers et
ferois jetter ce petit coin de terre dans la mer
, que de venir a bout de toutes
les choses que vous y avés faites avec tant d'ordre, que dis je de toutes, de la
moindre partie. et vous le scavés bien mon compère que cest vous qui ètes
l3 caractères dommagee de tout cela, car quand on vouloit vous retenir par dela la st jean
ou que vous m'attendiés a lion, vous aviés des affaires, et ces affaires
etoient vos foins et autres besognes qui s'en suivent; et si, vous ne fauchés
ny ne fennés, mais vous etes lame de tout, tout en riant, et nous dans nos
biens, nous sommes comme on est dans le service des grandes monarchies,
des contes rendus, des papiers, on a de tout, et tout manque par tous et le pot
s'enfuit par touts les bouts: laissons cela: l'article que vous me faites a cet
égard dans votre lettre est un des meilleurs traités oéconomiques qu'on puisse
lire en peu de mots.

quand je seray au bignon je vous rendray conte de ma besogne. un domestique
qui en est venu m'a dit qu'il y avoit un tas énorme de fumier qui formoit
un mur considérable, cela est bien jusques lâ; j'avois perdu dernierement une
vache, je me fais des ennemis en ne les faisant pas sortir, ils crient touts comme
des aigles; mes treffles morts cet hyver m'ont beaucoup manqué et la prairie
si pretieuse par le bon prix du foin ne suffiroit pas pour le printemps au
verd. toutefois du pont qui est a mon voisinage en a 12 et ne les met cer=
tainement pas dans ses prez et en tire bonne valeur et luy et tout son monde
de famille et de bassement nourri en vend de 10 a 12 livres de beurre par semaine
enfin je vous rendray conte; et mon amy ce sont ces choses lâ qui sont
grandes et intéressantes et non pas toutes les bètises dont on s'entretient dans
le monde, ou tout se fait tant en grand qu'en petit en dépit du bon sens
et des bonnes moeurs.

quoyqu'assurément je n'espère rien gagner desormais sur mon incapacité
encroutée, je fais depuis deux ans le chateau en espagne de m'en amuser au
futur, car le coup doeil seul m'en feroit passer des heures promptes et agréables;
mais avec l'age le temps diminue et les affaires, ou les misères augmentent.
<2r> depuis ce temps je me disois tu n'as que ton institution d'un prince a ache=
ver et un article encor des hommes a célébrer, et puis tu seras disponible
bon je ne fais rien de tout cela et mes lettres d'affaires et billets seuls prennent
chaque jour, et paris mange le reste.

oh certainement vous tireriés un grand party de jean, c'est un homme vray=
ment rare en son espèce, il s'est formé tout seul, et il fait exécuter au mieux
touts les travaux dont je le charge, tenant en outre ma bassecourt en ordre, et
il est garde et fournit le gibier; et je suis bien sûr que vous seriés content de son
sens droit et de sa fermeté froide et que vous luy aprendriés de bonnes choses; je
suis bien faché que la besogne n'ait pas été en train quand vous y ètes venu.

prenés garde que ce que vous dites j'aimerois mieux échanger des fourages
contre des fumiers
est au pis aller ce que je fais en ayant des vaches et j'ay
les veaux et quelque peu de lait par dessus le marché.

vous me demandés pourquoy on a rétably la caisse de poissy; quoyque vous
soyiés bien jeune vous pourriés pourtant avoir ouy dire qu'un seul 1-2 mots dommage
pourquoy est le passe partout de touts les monopoles possibles. au re1-2 mots dommage
nouvelle caisse cy fait semblant de n'etre pas forcée, et l'autre l'étoit.
la dame notre amie n'ira point au bignon qu'il ny ait des dames
et mèmement ma fille, car jen aurois d'autres. au fonds elle en est bien
fachée car elle aime fort la campagne qui est sa vraye vocation, et
celle lâ surtout qui luy a bien de l'obligation.

cette année cy ne ressemble guères a la précédente et si ce temps duroit il
perdroit toutes les récoltes; nous sommes abimés de pluyes a verse, et en effet
elles versent bien les grands bleds. adieu mon digne et cher amy, mes Respects
bien tendres a vos dames et je vous embrasse

Mirabeau


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur De Saconay en
son chateau de Bursinel près
Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 07 juillet 1779, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/614/, version du 23.04.2018.
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