Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 04 mars 1779

de paris le 4 mars 1779

j'ay reçu mon très cher amy votre derniere petite lettre ou vous
vous argumentiés sur ma profusion relativement a mon baril
annuel d'huile. cela m'a rapelé qu'en effet vous en aviés eu par
erreur deux l'année passée; si cela est mon très cher, gardés
celle cy bien encavée, ou si elle s'avisoit de couler bien serrée
dans des jarres de terre vernissée, de la sorte elle sera au moins
aussy bonne la seconde année. si cela n'est pas ainsy mandés le
moy, car tant que je dureray, j'en entretiendray vos salades.

je dis tant que je dureray, car la providence charge sur moy vigou=
reusement; les détails de cela seroient trop fatiguants a vous dire
actuellement, car il y en a plusieurs en l'air et de conséquence, quand
cela aura pris une tournure je vous en aviseray.

la reconoissance des hommes consacra autrefois la mémoire des hom=
mes de génie parceque apropriant leurs facultés aux nécessités
du temps, ils furent hommes utiles. bientost les sociétés usèrent
des avantages qu'ils leur devoient, sans les sentir; l'habitude un mot écriture sur
tout; se concerter par signes, par sons, par langages, par caractères
écrits &c sont les plus grands des biens, qui de nous en sent auj=
ourd'huy l'avantage? l'homme a l'abry des besoins cherche le plaisir,
le génie ou du moins l'esprit qui veut ses avantages comme tout autre
fut réduit a chercher a plaire, et parcourut ainsy les divers degrés
de ce genre de dérogeance. je me suis dès long temps fait une question
pour aprétier les talents a quoy serviroit celuy lâ pour relever une
ville détruite ou reunir une société désordonnée
? cest par ce génie
denquète que les beaux esprits de ville m'ont paru les deniers des
humains.

je n'aurois certainement en aucun temps eu rien a ajouter a votre
<1v> politique fondamentale; elle est parfaite en son genre, elle est analogue
a la nature et au sol, cest tout dire. j'ay dit en général qu'il falloit
un souverain partout, parcequ'il est des propriétés souveraines, et que si
ce patrimoine n'est la propriété de personne (arrangement contre nature)
il sera la proye de touts; les alpes et les néges sont votre souveraine 2 caractères tache
vallées ne pouvoient etre que l'abry d'un peuple civilisé par la nécessité
de se régler luy mème, ou des repaires de brigands. veiller a sa propre
deffense, la fonder sur sa propre équité, mettre borner la politique a la déffensive
et le civil en arbitrage, cest le voeu de la nature et de son autheur, cest la
paix. seuls peutètre sur la terre vous pouvés pe rendre votre constitution
éternelle en lassimilant toujours a celle de vos pères. voila ce que j'aurois
préché sans cesse si jeusse été parmy vous, et par conséquent l'on m'y eut
pris comme ailleurs comme pour un homme a belles idées et de nulle utilité
quelconque pour l'exécution: loéconomie politique ne doit ètre dans
cet heureux paÿs que loéconomie civile, loéconomie domestique, loéconomie
rurale, cest beaucoup encor, mais ce n'y doit ètre que cela.

vous trouveriés maintenant le bignon le paÿs des ponts, car j'en ay
fait et pour aqueducs et pour passages, et pour sorties et pour chemins;
comme aussy vous commenceriés a y voir des eaux assés bien ménagées.
jy ay mis depuis que vous y avés passé, non seulement touts les revenus
de la terre, mais chaque année bien de l'argent encor, le tout dans les
mains de jean qui ne scait ny lire ny écrire, mais qui fait fort bien
exécuter. avec tout cela j'aurois encor bon besoin de votre indulgence.

quand a ce que vous me souhaités, qui est une existence douce et
tranquille, cest ce que je ne scaurois jamais mème me proposer en un
chateau en espagne, si ce n'est dans le sein de la providence; mais pour
cela elle veut que j'agisse et vogue sans cesse sans apercevoir ny prévoir
d'autre port, que celuy de la résignation. quand a ce qui est de notre amie
elle fait maintenant moins de noir personnel parceque ses amis ont plus
de besoin de son secours et de sa présence, mais elle ne s'en tourmente de guères
moins comme de droit.

notre hyver icy a été pareillement et est encore fort sec mais il n'a pas
eu l'excès de rigueur de quelques autres contrées, il a gelé sec en janvier.
février a été le plus beau du monde, le vent de nord qui nous balaye
actuellement contient la sève qui alloit faire une fausse montée, on a le
plus beau temps du monde pour faire les mars, et il faut espérer que les
<2r> pluyes viendront. l'hyver a été inégal dans toute l'europe; le plus beau
du monde en provence, et en italie fort rigoureux, ainsy du reste.

vous devés scavoir maintenant que la paix d'allemagne est faite. plut
a dieu que celle de mer put se faire aussy.

mes pénibles et continuelles affaires le 1-2 caractères tache m'avoient obligé de laisser lâ
et d'interrompre ma lettre mon très cher et très bon amy, quand j'ay
appris par Me de pailly le malheur subit et terrible qui venoit de
vous arriver. nous en avons eté également touchés et accablés l'un et l'autre
par raport a vous; mais elle a eu de plus que moy le mal de connoitre
l'aimable enfant que vous venés de perdre, qu'elle ne comparoit a aucune
autre, il ny a pas jusques a sophie sa femme de chambre qui en a pleuré.
oh mon amy l'on me trouve du courage, mais je n'ay point eu de ces
maux lâ; cest des reins et du dos qu'on porte l'entassement de fardeaux
que me furent distribués par la providence, cest dans le coeur, dans les yeux
et dans les entrailles qu'entrent les épines que vous dardent ses decrets.
vous portés a ce mal le seul beaume qui puisse resoudre de telles
playes, la foy, la confiance et la résignation. depuis deux jours
seulement ma fille du saillant qui étoit fort mal d'une fièvre
putride et maligne fut déclarée hors de dangers mais toujours
attentif a ne point prévoir et a attendre, je ne portois point ma vue jusques
a lidée de voir toute cette poussinée privée de sa couveuse, ainsi je n'ay
rien senti qu'un embarras et une menace de plus. icy quelle douleur; je
suis comme faché que Me de pailly ait connu Me de chandieu, je ne l'aurois
pas scu si intéressante et si malheureuse, j'aurois pensé que la fille de mon
amy étoit d'age a reprendre les gestes les soins et les distractions de femme
j'en suis déchu. je contois l'autre jour le surcroit actuel de mes dragons
a un de mes amis très timoré de l'ordre de ces jeunes gens de 30 ans qui me
sont dévoués comme fils, il me dit pour le coup je ne conçois pas la pro=
vidence
, ce mot m'éffraya. ce monde n'est qu'une 1 mot biffure passage d'épreuves
et une carrière de fols; épurons nos ames mon cher amy, outre que cest
le meilleur des apuÿs qu'une bonne conscience, ce sera le moyen de nous
raprocher l'un de l'autre dans le sein de celuy qui a tout fait pour luy
mème dans le sens que tout bien est luy et que tout mal est ce qui séloigne
de luy, de sa volonté, de ses decrets quelconques. adieu mon cher faites
mon compliment a votre chère et digne famille, recevés celuy de mes
enfants et contés mon cher amy que personne ne partage plus que moy
tout le bien et le mal qui vous peut arriver. je vous embrasse tendrement

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai a
Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 04 mars 1779, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/607/, version du 23.04.2018.
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