Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 31 décembre 1778

du bignon le 31e Xbre 1778

peut ètre est ce trop tost mon digne et bon amy, répondre a votre lettre
du 15, attendu votre présente transplantation; mais cest précisément la mienne
qui m'y engage; une fois rentré dans paris, qui est le paÿs du tout et rien en fait
d'employ de temps, je n'ay plus pour ainsy dire celuy de me retourner. il faut bien
sortir le matin sans quoy l'on ne verroit l'air qu'en carosse, cela supose deux
habillements, voila la matinée mangée. l'aprèsmidy plus de promenades il est
vray, dont bien me fache car celle la m'est extrémement saine icy et je la pousse
jusques a nuit bien close touts les jours; mais a paris ce n'est rien du tout que
l'aprèsmidy, et l'on ne scait quand faire ses écritures.

vous voila maintenant a vos chuchus aristocratiques; mon bon amy, la pro=
vidence nous a fort bien placés l'un et l'autre selon le tempéremment quil
nous avoit donné. car a votre place je serois un maitre sot je vous assure, sauva=
je et solitaire au paÿs de vaud, gauche et joué sous jambe a berne, spéculatif
et célèbre peutètre comme le grand haller, mais bon a ètre vu de loin et dans du
moulé. ce n'est pas que parmy nous il ne faille de l'entregeant aussy pour avoir
ce qu'on apèle l'esprit de conduitte; mais on s'en passe, et au fonds comme il s'agist
de se conduire dans les égouts, il y a toujours un genre de considération attachée
a la modération et a la retraite. quand a vous, vous vous seriés fort bien tiré
de l'un comme de l'autre; mais ils vous auroient usé tout votre temps et vos
talents, en urbanité. au lieu de cela vous ètes chéry et considéré des deux parts
toujours heureux toujours utile, jamais esclave jamais engagé.

ouy mon cher; dieu me fait la grace de prendre gout a l'agriculture; non pas
encor aux détails et a la conduire; je serois toujours un mauvais fermiers, car
soit amour minutieux mais continuel de l'ordre, qui ne paroit pas parceque j'em=
brasse trop, mais qui est mon caractère constant, soit fonds de paresse, de sauv=
agerie, soit sentiment de mon inherente impatience, les soins me fatiguent na=
turellement, m'allument et m'inquiettent; mais ayant taché toute ma vie detre
un bon proprietaire, j'y prends grand gout aprésent. des lontemps, j'en pris icy
pour la prairie; il ny paroissoit pas quand vous ètes venu, mais j'avois tout
ébauché en grand et il y avoit 25 ans que cela etoit abandonné; jay repris depuis
mais mon gout pour ce genre d'ouvrage provenoit de ce qu'il a l'air d'etre une fois
fait. sur vos avis j'ay attaqué et accomodé ma vigne et depuis trois ans je ny
épargne rien. maintenant voila que je prends aux champs, que je ne pouvois ny
<1v> ne scavoir discerner seulement. l'éducation de chateau nous montre toute la
terre comme étant a nous, nous en connoissons les limites et ne scaurions discerner
notre champ de celuy d'un autre. oh aprésent vous scavés que j'ay la ferme de la bas=
secourt et je dirois presque ou en sont les pièces; il est vray qu'il faut que jétudie
le matin dans les cartes que j'en ay fait lever et qu'ensuitte on me les montre. vous
avés encor un petit avantage sur moy qui est de scavoir calculer: oh de cela je ne
m'en doute pas; toujours étranglé d'efforts et de revers dans mes affaires, dèsqu'il s'agit
de faire une chose que je crois utile jay toujours trouvé des fonds. cette année donc
malgré tant de sujets de ruine, j'ay fait 4 ponts et une belle et bonne vacherie
avec grenier au dessus bien carrelé et dans toutes les formes, batiment de 72
pieds de long; j'ay pour l'année prochaine une charreterie et des angards qui
formeront un batiment sur arcades, de 92 pieds de long sur environ 25 de large
cela n'est parbleu pas ce qui m'amuse, car comme je suis niais aux batiments et les
ouvriers bètes et fripons si l'on les laisse faire, il me tarde d'en etre dehors, mais je
veux achever ma bassecourt et dans trois ans touts mes plans de batiments seront
finis. mais ce sont mes terres: vous vous doutés bien qu'au métier que j'1 mot biffureavais fait
et a l'enseigne que j'avois prise, en vertu de laquelle on confondoit la qualité de
patron de l'agriculture avec celle d'agriculteur; j'ay beaucoup reçu, lu et vu de détails
en ce genre, sans prétention de my entendre ny desir de pratiquer: toutefois je me
suis assés échaudé en d'autres choses pour avoir acquis la prudence d'aller doucement
en celle cy, d'autant plus que loéconomie et le bon sens de jean mon oéconome qui
ne scait ny lire ny écrire me convenant fort je n'ay voulu luy étoner la tète sur
rien, car quand il a saisy il execute fort bien.

j'ay dailleurs comme vous scavés étably du pont dans mon voisinage, et comme
il est jeune, hardy, qu'il a une retraite qui luy vaut en tout dixmille livres comptants
et une bonne femme qui tient registre de tout, il a entrepris la grande culture de
flandre et je le vois aller attendu que s'est a luy a faire les essais, et si l'on nous le
laisse je conte que nous changerons la face du paÿs je dis si on nous le laisse
parcequ'en effet on vient de le mander pour du travail, et il se pourroit très bien que
Neker qui n'est point du tout un niais de sologne comme turgot, au fait et au
prendre voulut profiter de ses agents comme il a profité déja de quelques unes
des idées de que cet astrologue dans la lune affichoit et n'avançoit pas. quoyqu'il en soit
je laisse faire du pont et vais mon petit train. seulement j'ay mis mes terres
a deux solles au lieu de trois: cest a dire que dans la grande 1 mot biffure culture (sauf le paÿs
de caux ou toutes les terres sont toujours couvertes) dans la médiocre, et dans le
haricotage de ce paÿs cy, il y a un tiers en bled qui se fait a 4 façons avec ce quils
peuvent de fumiers, avec la différence que la grande culture passe aussy 4 fois la
herse et icy point; l'année d'après sur un simple labour sans fumier ils sèment les
avoines sur la mème solle, ce qui avec la nouvelle des blèds en fait deux, et la 3e est
en jachères. quand a moy j'ay mis en bons trèffles et destiné a la prairie tout
ce qui etoit au dedans de mon fossé de ceinture cela est fait a fonds et marche: il
me reste au dehors environ 90 arpents, j'en mets 40 en blèds bien fumés a fonds et
quarante en jachères et environ dix en trèffles au dehors avec orges dessus, car je ne
fais point d'avoine, ou légumes poix, lentilles vesces &c. quand au reste je ny scais que
<2r> faire fumiers et terreaux outre ma paille a moy, j'achetay l'année passée des
curés voisins decimateurs quatre milliers de paille, tant bled qu'orge et avoine
du poids de 20 a 22 livres la botte, jen achette autant cette année et ainsy au futur.
comme je n'aime ny les moutons rongeurs et galeux ny les bergers malins et fainiants
j'ay une vache pour deux arpents cest a dire 20 et le taureau, et si comme je les=
père nous n'avons pas l'année prochaine une année devorante comme celle cy, j'en
doubleray le nombre en proportion de mes treffles et de mes regains. je fais dans les
temps trop humides pour les autres travaux, trancher et écrouter les bruyeres et
brandes dans mes bois, ce qui leur fait grand bien et j'en fais garnir l'avenue du
chateau et le grand chemin de deux pieds depuis, et puis tirer des terreaux des
rivieres en été des fossés secs en hyver et voiturer sans cesse. les paÿsans ne laissent
pas de dire déja qu'il fera bon entrer dans la ferme après moy, cest ce que nous allons
voir. toujours scay je bien d'après nature qui vaut mieux que spéculation, qu'un
jardin au moyen de fumier et labour porte touts les ans; ainsy donc je ne demande
pas trop a mes terres, demandant de deux ans l'un, et comme je suis tout jeune je
ne desespère pas de faire mieux.

de plus, depuis mon dernier desastre qui me désintéresse fort sur mes enragés
d'héritiers (et quand j'en aurois de bons encor peutètre ne pourrois je mieux faire)
j'ay fait un ferme propos interieur que tout homme, jusques a ma fin, demand=
ant journée la trouveroit chez moy desormais et j'ay donné mes ordres en conséq=
uence et jexécute. au bout du conte il ny a a cela que l'avance car il ny a jour=
née d'homme qui ne vaille mieux que ce quelle conte. cela mème ne va pas loin
car mon attelier ne passe pas encore 23 hommes. dernierement comme les eaux
me chicannoient pour mes comblements et transports de terre dans les près j'ay
pris un champ bordé de troix chemins ayant environ 2 arpents de contenance
je l'ay fait écaillouter ce qui a ferré mes chemins, puis border des 4 cotés d'un bon
fossé large et haut, et planter d'un double rang d'aubépine sur la crète, et mes
voitures portoient dedans terres et terreaux; le bas étoit excellent le haut bonne terre
a déja reçu 200 voitures d'autres fortes terres et croutes du chemin &c.  mon enclos
ou je feray oseraye et légumier ne m'a pas couté 400 lb et vaut le double. et mon
amy ce que je vous dis lâ n'est pas pour vous conter mes prouesses, car vous ny trou=
verés, que l'exubérant et éparpille Mirabeau; ce n'est pas mème pour que vous
m'apreniés a tirer bon party de mes dépenses, car ce seroit peine perdue: jes=
père qu'en faisant bien pour faire bien les choses et pour nourrir bien du monde
sur un sol qui n'en nourrissoit guéres, il n'en scauroit arriver mal; et voila a
quoy se borne toute mon arictmétique, si vous ny ajoutés peutètre l'idée qu'il faut
de la pature a une ame vorace et que puisque mes belles idées s'acrochent lâ il vaut
mieux s'y attacher qu'a ruminer le passé, le présent et le futur qui ne me donneroient
a macher que de la poix: mais cest pour que vous me donniés votre contingent
de vos rubriques.

par exemple Me de pailly m'a raporté que vous faisiés faucher les blèds et autres
récoltes et comme je scais que vous ne perdés rien; cette idée m'a pris comme excel=
lente a aporter icy (il est a remarquer que l'idée d'un krer de bonnes methodes dans
un paÿs languissant est un de mes principaux objets de charité) partout les moissoneurs
font la loy de prix et de temps, surtout dans ces paÿs raz et dépeuplés; icy ils n'en veulent
<2v> prendre que la quantité qui les occupera toute leur moisson et vous n'en pouvés avoir
qu'au prorata de maniere qu'ils vous font trainer des mois entiers; or quand on a
des chevaux et des voitures comme j'en ay ce seroit un benéfice énorme pour la saison
le temps, les cas fortuits &c de pouvoir faucher: icy cela a l'air d'un reve; leurs
faute sont si foibles et leurs bras si mols qu'ils renoncent mème aux avoines pour peu
qu'elles soyent fortes, et alors ils les scient a la faucille. j'en ay parlé a du pont: en
flandres on fauche de deux manieres, l'une avec une petite faux dont le manche
porte sous l'aisselle droite et tenue de la mème main, tandis que l'autre range
le bléd: une autre manière est une grande faulx; le faucheur verse le bled fauché
contre celuy d'a coté qui est debout et une femme qui le suit, l'embrasse et le dispose
en rangées; du pont doit faire venir un ou deux de ces faucheurs lâ, et luy don=
nera du monde pour l'imiter; donnés moy sur cela vos leçons.

je vous ay dans le temps remercié de votre modèle de crible, j'ay scu qu'il en avoit
de pareil dans notre france, et j'en ay demandé un a un mien fermier d'une terre
que j'ay dans ce paÿs lâ qui me coutera moins que de le faire faire a nos animaux
de ces cantons cy.

quand j'ay commencé cecy j'avois encore un bon nombre de consultations a vous faire
mais les interruptions commencent a ne me valoir rien; j'ay d'autres détails qui
m'emménent. je vous ay dans le temps parlé du retour de ma belle fille, et que la
mort du cte de valbelle, manière des gr romanesque en provence qui y tenoit ce
qu'on apeloit la cour d'amour dont marignane etoit le principal tenant après luy
avoit retenue a cause de la désolation de son dit père. j'aprends que de tout cela
il résulte que finalement elle me l'aménera. j'en useray en preux viellard bon
homme; mais essentiellement je ne m'en dérangeray pas de ma vie rurale si
je puis; quand a présent cest un nouveau genre d'embarcation. et mon bon
amy dira, voila bien une lettre de campagne. en effet je n'aurois jamais eu le
temps ny le courage de tant bavarder a la ville. adieu donc mon très cher, ne
me dédaignés pas; mes tendres et profonds Respects a Mes vos soeurs et dites
a Mademoiselle marianne que je la trouvera bien aimable et que si elle ne
me rend pas la mème justice ce sera faute de gout et d'expérience ou peutètre
pour n'etre pas venue au monde 40 ans plutost, et que cela s'apèle un ana=
cronisme. adieu mon bon cher amy je vous embrasse bien tendrement

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 31 décembre 1778, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/605/, version du 26.03.2018.
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