Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 19 août 1778

du bignon le 19 aoust 1778

on ne peut faire une meilleure oeuvre mon cher amy que celle que vous
faites en combattant par de bonnes et saines raisons prises dans le vray, les
regrets de notre amie et ses retours vers sa terre natale; non que vous en otiés
la racine elle est dans la nature des choses qui a toujours raison; non aussy que
dans le fonds elle ne sache bien qu'elle est profondement incapable de rien exécuter
et rien rompre a cet égard; mais cest que son bon sens rumine et saisit fort bien
ensuitte les bonnes raisons, et que de voir un homme raisonable etre de l'avis
de son coeur et de ses circonstances, luy fait un baume contre la sorte de délicatesse
d'ame qui luy fait craindre de n'etre pas a son devoir, délicatesse d'autant plus pré=
sente quelle ne peut que la tourmenter sorte de passe temps que nous aimons fort
car chacun a 1 mot biffure son foible et je l'apèle Me malcontent. il est certain que le mieux
du mieux etoit sa sphére naturelle, que plus le devoir de mére de famille leut
surchargée plus elle auroit trouvé l'employ de ses forces, ce qui est le bonheur des gra=
ndes ames et des talents exigeants; que si seulement elle eut épousé le brigadier
de martines que j'ay connu homme de mérite, il seroit officier gal auroit un régiment
et tout ce qu'on peut avoir et ainsy des enfants &c; qu'auprés de cette scituation naturelle
qui vous donne droit a tout ce que vous faites et qui fournit toujours a faire et a agir,
une scituation absolument précaire dans un paÿs ou tout est écorce et ou l'on n'a droit
a rien est une sorte de cochemar d'habitude qui vous fait marcher avec des souliers
de plomb. jay souvent eu, sans étre fort habile, de bonnes réponces a faire a cela pour
la providence. ce n'est point un etre organisé comme un autre; sa profonde sensibilité
est telle, que les moindres accidents ordinaires dans l'état qu'elle regrette l'auroient
tuée. je l'ay vue lorsquelle perdit sa mére atteinte tout a coup d'une dissentrie istérique;
sans sa sagesse de ne vivre pendant huit jours que de limonade elle l'eut suivie et
tombant après dans une maigreur et une toux et d'autres accidents elle fut plus d'un
un a s'en remettre. son père très déraisonable et très dur, mourut il est vray subite=
ment; gatti accouru heureusement prit le poulz, elle étoit stupide, apliqua un
charbon de feu, et me dit quoy quelle parlat, et me dit après je n'ay jamais vu une
poulz dans cet etat; mème accident de dissenterie, jugés ce qu'eut été une telle femme
avec des enfants et les autres accidents d'une famille. gatti me disoit son sensibilisme
est tel que la pointe de ses cheveux sent plus que la peau d'un autre
; je scais en effet
que tout dans ses sensations est convulsif; mais cette disposition nérvale et profonde
quand au moral se répand au dehors quand au phisique de maniere que tout est
animé pour elle. elle converse avec les animaux, les entend et ils l'entendent et ont
des raports avec elle qu'on ne comprend pas; un sanglier poussé a la grande chasse
qui vient se réfugier a ses pieds, un catacua Dangereux, laché tout a coup vient sur
<1v> son épaule, on fait un cry et loiseau luy prend une grande mouche noire quelle
avoit sur la tempe comme on en portoit en ce temps lâ, et se laisse prendre par elle
en la caressant; les plantes, l'odeur, la feuille, la nège, tout luy fait effet et trouve
des raports particuliers chez elle qui m'ont cent fois surpris, qui sont involontaires et
independants: il n'est donc pas étonant que dans un paÿs tel que le votre, pour lequel
la nature et l'homme ont tout fait dans le grand, dans le simple et le varié, qui est
le sien et dont elle est pour ainsy dire l'emblème, réveille en elle une multitude de
raports que nous ne connoissons mème pas. pendant longtemps je la crus d'une
espèce toute particulière; la julie seule de Rousseau me donna enfin la clef de ce
caractère lâ, avec la différence que celle cy est infiniment moins douce, qualité supé=
rieure a tout dans ce sexe, mais aussy elle est plus forte plus masle, et quand a lin=
alterable et inépuisable bonté pour tout et pour touts, jamais créature vivante
ne surpassée. mais je trouvay dans lexcellence du coeur la clef de ce qui dans julie
peut paroitre romanesque ou idéal, et qui n'est certainement pas de l'invention de
rousseau, car le génie ne va pas jusques lâ, comme aussy julie me donna celle du carac=
tére de notre amie. elle se plaint toujours que le coeur qui n'est qu'un sot la méne mal=
gré les calculs de sa téte qui prévoyent tout, et moy je luy dis ce qui est très vray, cest
que sa téte n'est bonne que pour les autres et ne luy sert qu'a la tourmenter et que son coeur
est le vray trésor de son caractère. quoy qu'il en soit vous luy ferés grand bien et elle vous
aime bien aussy elle fait maintenant son cours de vos usages ruraux et féodaux et en
elle a pris une grosse fluxion en visitant soux les ronces les vielles ruines des seigne=
uries défuntes; elle avoit in petto conté passer son mois d'aoust a faire la bonne femme
mais je crois que les grandes girouettes qui lempèchent de dormir, seul article de son
domicile qu'elle ait pu mentionner; l'auront plutost que cela rassasié de leurs charmes et
que la côte la reverra bientost; mais je l'ay supliée d'etre icy pour mon anniversaire
le 4. d'8bre et si elle me refuse elle m'affligera et fera mal, mème pour elle et pour les
chemins.

je vous assure mon très cher amy que je jouirois bien fort aussy de tout ce qui vous ap=
artient et par conséquent du mérite et des graces de vos chers enfants; et de quoy donc
voulés vous que je jouisse? après notre amie que par attrait par habitude et par
reconoissance je ne sépare point de moy, votre bonheur et votre existence et tout
ce qui la compose et ce qui y tient, sont ce qui m'intéresse le plus dans le monde, chacun
selon son rang de trait a vous.

j'ay eu icy Mr frei de basle, le traducteur du socrate rustique; du pont me l'amena
cest un bon homme qui aime en lettré loéconomie rustique et qui ne se doute pas
de l'oéconomie politique. mais amy vous plait il d'observer combien aujourd'huy
l'on hésite a se battre, et comme on se bat par manière d'acquit; voila l'amérique
soulagée du monopole de l'europe; du moins autant vaut fait pour la partie septen=
trionale qui seule existe, et le reste un jour suivra; mais dans deux ans l'asie
<2r> en sera en partie délivrée, sauf les établissements hollandois qui sont des fon=
dations au moins autant que des usurpations; or il est juste que chacun reçoive
en raison de ses avances et que les choses tiennent en proportion de ce qu'elles sont
fondées; mais souvenés vous de ma prédiction: et puis quand je me mets sur mon
timon comme la mouche du coche, je me dis que je suis venu a propos dans le monde
pour faire du bien, comme mahomet pour faire du mal. adieu mon cher mes ten=
dres Respects a Mes vos soeurs et a vos beaux enfants.


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel
près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 19 août 1778, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/597/, version du 12.03.2018.
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