Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 26 juin 1778

deu pa bignon le 26e juin 1778

mon cher amy jay reçu ce courrier votre lettre du 19. ce ne seroit certai=
nement pas le temps de vous répondre si promptement mais 1° je suis dans
la ferveur de mon arrivée en ce séjour de repos et il faut que tout se ressente
de l'activité que ce changement donne aux facultés et aux organes, 2° j'ay main=
tenant touts mes oeufs dans un seul panier et ce panier sont vos douces
contrées et belles montagnes qui font les ances du lac leman et je ne
scaurois m'empécher de saisir toute occasion de regarder de ce coté lâ. que ne
suis je feuille de papier je serois bientost dans la malle du courrier et j'irois
enveloper la face de l'un et la main de l'autre; et cette feuille auroit plus de vie
que n'en eurent jamais celle de l'antre sibillin. voila ce qui s'apèle une galante
idée et digne de l'age et temps ou je vis l'heureux et ancien bursinel, mais
voyés vous mon amy

on est jeune tant qu'on aime
on est vieux quand on n'aime rien.

et dans ce sens je suis plus jeune que je n'etois et de beaucoup, car je vois la
raison d'aimer en mème temps que j'en sens le besoin et l'atteinte. l'attrait et
la raison sont les deux bras d'un sentiment. tout manchot n'a point déquilibre
tout arbre qui ne s'etend que d'un coté ne dure pas; l'inconstance qui est la
mort d'un sentiment en mème temps que la renaissance d'un nouveau mécompte
ne provient d'autre chose que du manque de cet équilibre; l'attrait prédominant
fut erreur dabord et toute erreur égare; heureux qui n'a pris qu'un sentier qui
le ramène. aujourd'huy le souvenir fonde l'estime; ce dernier sentiment forme
de luy mème un attrait invincible, a plus forte raison quand qu il le trouve
tout formé. méthaphisique de viellard diront des fols; ils auroient raison si
pour cela l'on prétendoit étre plus aimé; mais ce ne sont que cruches félées
s'ils me disputent d'etre plus aimant.

je vous remercie d'avoir retiré mon manuscrit. ne dites pas que bien des lecteurs
préfèrent la forme par demandes et par réponces, car ce n'est pas lire cest
écouter; mais ce qu'il faut aprendre il ne sufft pas de le lire, il le faut écou=
ter, et longtemps et souvent et de bien des manières. je me suis voué a
enseigner et non point a amuser; et je ne m'ennuyerois pas de faire toujours
le même prône si j'étois curé, parceque je penserois qu'il auroient toujours des
<1v> recrues nouvelles a mon troupeau. icy je n'ay point cette sollicitude journalière,
mais ma paroisse est l'europe entiere, il y a bien des sortes de tètes soux ce chapeau
lâ et il faut des bonnets de toutes les formes. toutefois comme Mrs les libraires
n'ont pas été chargés d'etre les bedeaux de mon office, je ne trouve point mauvais
qu'il refusent de mettre leur amen au bas de mes oraisons. ainsy donc mon cher
amy, quand Me de pailly reviendra je vous prieray de lui remettre mon infortuné
rouleau. cepandant comme l'abé Mis longo me persécute toujours pour avoir
cet ouvrage, je lui mande tout bonnement qu'on n'en veut pas et que par ainsy
je le luy donne s'il le veut attendu que les petits présents entretiennent l'amitié
et qu'en ce cas il peut vous le demander.

on m'a promis que mes tracas soux la cendre y seroient de maniere du moins
a pouvoir espérer qu'ils ne me déplaceroient pas d'icy aux vacances du parlement
qui commencent le 7. 7bre et qui nous mènent jusques a la fin de 9bre et comme
cela me donne deux mois et demy de plus, j'en ay profité.

Me de pailly est partie de paris le 17 et de corbeil le 18, elle a toujours eté depuis
selon les aparences, au moyen de quoy elle aproche a ce que jespère et j'ay bien
conjuré les chaleurs.

mon frère a t-il tout ce qu'il veut;
bon soupé, bon gite, et le reste,

je ne scay ce que le bonhomme la fontaine entendoit par le reste, mais je
serois tranquille sur touts les points si je la scavois a bursinel. son premier
desir certainement seroit bien d'y etre; mais elle a trop desprit cent fois pour
faire ce qu'il luy plait. comme elle est jeanne bouche d'or elle vous fera ap=
rouver les motifs de son voyage; quand a moy j'ay trop a gagner a tout pren=
dre a vouloir tout ce qu'elle veut pour combattre ses idées une fois decidées,
dailleurs vous ètes sur les lieux, elle fait cas de votre opinion qui luy sera en effet
plus utile que la mienne.

mes enfants ne sont point encore icy mais ils arrivent et je leur diray votre
souvenir; mais s'il vous plait offrés mon tendre et profond Respect a Mes
vos soeurs et filles. le bignon vous plairoit par ses changements et mes travaux
nous sommes icy en pleine abondance de biens cette année, mais qui ne sont pas
richesse assurément. non valeur ou disette alternative continuelle et sans
intermède, en tout bon paÿs de règlement. adieu je vous embrasse
Mirabeau

si le nom de diespak n'avoit pas plus paru devant les ennemis du roy que devant moy il ne
seroit pas si connu chez nous; au reste je ne suis aucunement pressé sur sa commission.
mais dites moy si je vous demandois celle de l'année passée pour 4 chevaux bien
choisis de votre main et bien en age de service et de guères plus chers, auriés vous
patience et moyen de me la faire?


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconay en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 26 juin 1778, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/591/, version du 06.03.2018.
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