Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée LVII. Lecture d'un extrait du "Mentor moderne" sur la justice », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 13 juin 1744, vol. 2, p. 265-270

LVIIe Assemblée.

Du 13e Juin 1744. Présens Messieurs DeBochat Lieute=
nant Baillival, Polier Professeur, Baron DeCaussade, DuLignon, Sei=
gneux /p. 266/ Boursier, D’Apples Professeur, DeSt Germain Conseiller.

Messieurs. Le Discours du Spectateur que vous lutes en
dernier lieu traite de l’utilité de l’exercice corporel, et voici les avanta=
ges qu’on en retire. Selon lui, il fortifie le Corps, il conserve la san=
té, il n’est pas moins utile pour l’Ame dont il fortifie les opérations
et qu’il rend plus prontes en donnant de la vigueur au Corps; il
prévient la mélancholie, l’humeur sombre et triste en dissipant les
Superfluités du Corps.

L’Auteur ne regarde pas seulement l’exercice comme utile; mais
il l’envisage de plus comme un Devoir, et il pense que l’Homme est
obligé d’entretenir son Corps en Santé par le travail, comme il est obli=
gé de perfectionner son Ame par l’étude et la méditation.

Vous m’avez fait sentir, Monsieur DeBochat, que le travail està Mr le Lieutenant Ballival DeBochat
un Devoir, d’un côté, parce que nous avons les Facultés propres pour tra=
vailler, et parceque le travail est nécessaire pour fournir au Corps ce
dont il a besoin; mais aussi parcequ’il bannit l’oisiveté qui est une Source
de vices. Que cependant tous ne doïvent pas s’occuper au même tra=
vail, mais chacun selon sa condition.

Vous avez remarqué, Monsieur DeSt Germain, que l’exercice dua Mr le Conseiller DeSt Germain.
Corps seul fait languir l’Esprit; que l’exercice de l’Esprit seul affaiblit le
Corps; et que pour conserver mentem sanam in corpore sano, il
faut unir l’exercice du Corps à celui de l’Esprit.

Quoique vous approuviez l’exercice du Corps Monsieur DeCaussadea Mr le Baron DeCaussade.
vous trouvez qu’il est difficile que les jeunes Gens n’en abusent, qu’ils ne
s’y livrent par passion, et qu’ils ne dérangent leur Santé; qu’il faut
donc les retenir et les engager à mèler l’exercice du Corps à celui
de l’Esprit.

Vous m’avez dit Monsieur le Boursier que c’étoit avoir une idéea Mr le Boursier Seigneux.
bien fausse de la Grandeur que de croire qu’elle dispense du travail;
Personne au contraire n’y est autant obligé que les Princes. Le tra=
vail a été imposé à tous les hommes dès le commencement du Mon=
de, et c’est avec beaucoup de raison que le Spectateur tourne en ridicule
ceux qui ne s’occupent que de jeu, de chasse ou de plaisirs.

Les Grecs et les Romains regardoient les exercices du Corps commea Mr le Professeur D’Apples.
très utiles: ils sont la vie du Corps; mais ils ne doivent pas occuper
tout notre tems; il en faut réserver pour aquerir des connoissances,
qui sont la vie de l’Ame. Les Princes, au lieu des exercices fatigans
auxquels ils s’attachent, devroient voiager dans leurs Provinces, pour
aprendre à connoitre leurs Sujets ce seroit là un exercice dont ils
retireroient bien de la Satisfaction. C’est ce que vous m’avez dit sur ce
/p. 267/ sujet Monsieur D’Apples.

Monsieur Garcin m’a expliqué comment l’exercice prévient lesPour Mr Garcin.
maladies; que l’oisiveté les procure; ce qui prouve que nous sommes
tous faits pour le travail.

LXXXI Discours du Mentor sur la Justice, sujet de la conférence.On a choisi pour sujet de la Conférence un Discours du Men=
tor moderne qui traite de la Justice, C’est le LXXXI, il commence
à la page 597 Tom. IIIe C’est la 2e edition de cet ouvrage impri=
mée en IV Tomes à Amsterdam 1727 in 12° On trouvera l’Abrégé
des pensées de l’Auteur dans le Discours de Monsieur le Comte qui
suivra. Voici les réflexions que Messieurs de la Société ont fait
sur cette matière.

On distingue plusieurs sortes de Justice, la Justice distributive,Sentiment de Mr le Professeur Polier.
la Justice vengeresse, &c. Cest Justices ne sont pas également essentiel=
les à la Divinité. Ce sont les remarques de Monsieur le Professeur
Polier. La Justice distributive est essentielle à Dieu, c.à.d. qu’il est
de sa Nature de distribuer aux Hommes les recompenses que mé=
rite leur attachement à son service: Quand je dis que l’obéissance
des Hommes mérites des recompenses; je ne veux pas dire qu’elle les
mérite dans un sens absolu, je sais que la justice des Hommes est imparfaite,
et qu’ainsi elle ne mérite rien par elle même. Les recompenses
sont ou promises ou de pure Bonté, ou dues; elles ne sont pas
dues comme je viens de le dire, elles sont de pure Bonté, et une
suite des promesses qu’il a fait aux Hommes. Mais dès qu’une
fois Dieu les a promises il ne peut plus ne pas les accorder à
ceux qui remplissent les conditions sans lesquelles il les a promis,
sans manquer à Sa Fidélité; et ceux à qui il les a promis lorsqu’ils
ont rempli les conditions qu’il exige pourroient se plaindre si les
promesses qui leur ont été faites et auxquelles ils se sont attendus
n’avoient pas leur acomplissement. Il n’en est pas de même des peines,
personne de ceux qui les ont méritées ne se plaindroit s’il en étoit
exempt, d’ailleurs l’exercice de la Justice vengeresse est toujours tem=
pré par la Patience par la Bonté et par la Clémence autre=
ment elle exécuteroit sur le champ la punition que les péchés
méritent: enfin il arrive même quelque fois que la punition est
tout à fait enlevée.

Ce que je dis de Dieu se peut dire de l’Homme. Je remarquerai
sur ce que l’Auteur dit que la Justice de l’Homme est une imitation
de celle de Dieu, que l’Homme a un Maitre, quand ce Maitre parle
ou dans la Parole, ou par les lumières de la Conscience, il n’est pas
au pouvoir de l’Homme de ne pas exécuter ce que ce Maitre lui or=
/p. 268/ donne; cela n’est donc pas proprement une imitation de Dieu, mais
une obéissance: L’imitation proprement ainsi nommée suppose la li=
berté dans celui qui imite, au lieu que l’obéissance ote la liberté.
Il est cependant aussi vrai, qu’en suivant les Loix de la Justice, les
Hommes imitent la conduite de Dieu, et font des actions semblablesxxx
à celles qu’il opère!

Monsieur DuLignon n’a rien voulu ajouter.Mr DuLignon.
Voici les réflexions de Monsieur le Professeur D’Apples. L’AuteurSentiment de Mr le Professeur D’Apples.
auroit pu ajouter que la Justice est fondée en Dieu sur la Sagesse,
et sur une connoissance exacte du prix et de la valeur de chaque
objet. En appliquant ces idées aux Princes, aux Souverains & aux
Magistrats, il auroit du montrer l’obligation ou ils sont d’aquerir des
connoissances pour être en état de prononcer sur les différens cas ou
ils sont appelés à le faire. La connoissance; l’Autorité et la Sagesse
sont le fondement d’une bonne Justice.

Le Conte Persan qui est à la fin du Discours du Mentor montre
combien il est utile de s’affermir contre les préjugés, il fait voir aussi
jusqu’ou la faiblesse de l’Homme s’étend, puis qu’il a besoin de faire
des efforts, de s’armer de courage; d’user même de précautions pour s’aider
à pratiquer ses Devoirs, losqu’ils sont opposés à ses inclinations.

L’Auteur pour rendre son Discours plus intéressant auroit du parler
de la Justice des Particuliers. Tous les jours des Magistrats ne sont pas
apellés à rendre la Justice, mais les Particuliers le sont continuelle=
ment. S’ils connoissent donc la Justice, qu’ils soient désintéressés, ils se
conduiront les uns à l’égard des autres avec droiture, et ils se rendront
aisément Justice.

Monsieur le Baron  DeCaussade n’a rien voulu ajouter.Mr Le Baron DeCaussade.
Cette matière, a dit Monsieur le Lieutenant Baillival DeBochat,Sentiment de Mr Le lieutenant Ballival DeBochat.
a été beaucoup traitée, mais elle peut l’être mieux. Quant à la Jus=
tice de Dieu, on en a fait une Perfection trop isolée, trop séparée
des autres, et qu’on met trop souvent en opposition avec ses autres
Perfections. Quand on la ainsi présentée, il est difficile de les concilier.
Quand on dit qu’elle doit être tempérée par une autre Perfection, c’est
un langage dont il vaudrait mieux se passer, et qu’on ne comprend pas.

Quand on connoitroit la nature de la Justice et les cas ou elle doit
s’execrcer, on verroit que dans les cas ou on dit qu’elle doit être tem=
pérée par la Clémence, la Justice n’a pas lieu. Un pécher p.e. qui
se repent de ses fautes et qui s’est corrigé n’est plus l’objet de la
Justice qui a pour but d’empécher le désordre, de détruire le vice, et
de faire regner l’ordre: ce pécheur s’étant donc corrigé, et vivant selon
/p. 269/ les Lois qui lui ont été prescrites devient par la même l’objet de
la Clémence du Législateur. La Justice en général doit toujours être
exercée pour le but qu’elle a en vue, ce but est sage, c’est de mainte=
nir l’ordre: j’en dis de même de la Justice vengeresse, qui a pour but
de ramener les pécheurs de leurs égaremens par les peines qu’elle
leur inflige. Je ne puis pas me représenter l’obligation ou Dieu est
d’infliger des peines indépendamment au but qu’on a en infligeant
ces peines. Je parle en Homme qui ne se propose pas d’étudier ces
matières. Je crois que la Justice n’a  pas lieu dans les cas dont je viens
de parler; cela me satisfait mieux.

L’Auteur a donné de bonnes & de fortes idées pour fraper et
pour animer à soutenir la Justice, mais pour instruire à fond sur
cette matière, il faudroit parler de la nature de cette Vertu, et de ses
fondemens. Cette Vertu est la base de la Société, et absolument indis=
pensable.

La Justice n’est que l’exacte observation de l’ordre qui doit regner
dans la Société, mais pour exercer la Justice il ne faut pas seulement
s’attacher aux préceptes importants, il faut remplir aussi les plus pe=
tits préceptes, parcequ’il n’y en a aucun si petit qu’il soit qui ne con=
tribue au bonheur de la Société, quoique leur influence soit plus ou
moins sensible. L’obligation d’observer la Justice se tire de ce qui ré=
sulte de l’inobservation de cette Vertu, qui va à détruire la Société.
Les autres Vertus donnent du lustre à la Société, elle la rendent plus
ou moins aimable, mais la Justice la soutient. Mais cette matière
mériteroit d’être traitée plus au long.

Sentiment de Mr Le Boursier Seigneux. Les Théologiens, a dit Monsieur le Boursier Seigneux, n’ont par=
lé des diverses Perfections de Dieu que pour s’accommoder à leur
propre portée, et la portée des Hommes en général, et parce qu’ils
ne pouvoient concevoir Dieu par une acte simple de leur Entendement.
Les qualités de l’Ame ne sont qu’une seule Ame, les Perfections de
Dieu ne sont qu’un seul Dieu, que Dieu même elles ne sauroient
etre opposées entr’elles: mais l’idée cependant d’une Perfection ne nous
apprend pas à en connoitre une autre. La Justice p.e. ne donne pas
cette idée de tendresse, et de bienfaisance que donne la Bonté.

Dans l’Homme la Justice n’est que l’amour de l’ordre. Si les Hom=
mes en avoient une idée exacte, qu’ils goutassent cette idée, ils se=
roient scrupuleux à l’observation des choses qu’ils regardent comme
des minuties. Bien des Gens pensent là dessus comme le Vulgaire, ils
n’envisagent la Justice que comme la retribution des peines dues à
des grands crimes. Dans la plupart des Contracts on ne cherche qu’à
/p. 270/ profiter de ses avantages, qu’à sen approprier d’autres sans faire atten=
tion à son égalité avec son Prochain, sans considérer que cette égalité
devroit nous engager à lui procurer autant d’avantages qu’à nous,
ou empécher que nous ne le privassions de ceux qu’il possède, ou de
ceux qui lui sont dus. J’admire ceux qui sont exacts là dessus. Si on
l’étoit tous en général, on n’auroit pas besoin de Loix, de Notaires, de
Contracts, de Témoins et de tant de formalités qui n’ont été inventées
que pour empécher l’un d’en opprimer un  autre. Tout cela prouve
que l’idée que le Vulgaire a de la Justice n’est pas saine.

Malgré cette fausse idée qu’on a assez généralement de la Justice,
ceux qui la pratiquent s’aquièrent une estime générale on leur ac=
corde tout ce qu’ils demandent, parcequ’on est persuadé qu’ils ne le
demanderoient pas, s’il n’étoit pas juste. Cette Vertu produit la con=
fiance, le bonheur des Particuliers; et le bonheur des Nations. Les Peu=
ples qui l’ont pratiquée comme les anciens Suisses se sont attirés une
grande gloire. Puisque cela est quel soin ne doit-on pas apporter pour
l’aquerir, et pour l’inspirer aux jeune Gens? Les Princes et les Magis=
trats seroient les Maitres de la faire regner; ils n’auroient qu’à bien choi=
sir les Magistrats qui doivent gouverner sous eux, et qu’à leur servir
de modèle. La Justice est l’organe du bonheur public. Quand elle seroit
établie, elle conduiroit à d’autres Vertus, p.e. à la Charité.

Monsieur le Conseiller DeSt Germain n’a rien ajouté.Mr. Le Conseiller DeSt Germain.

La Justice est une des plus importantes Vertus, a dit MonsieurSentiment de Mr L’Assesseur Seigneux.
l’Assesseur Seigneux. Chacun en sent très bien l’utilité, il n’y a personne
qui ne l’estime, et qui ne l’honore, jusque là que des personnes même
qui ne se piquent pas d’être fort honnêtes Gens, se trouveroient fort mé=
prisés, et se scandaliseroient, si on les accusoit de n’être pas justes.
On doit donc extrémement s’appliquer à l’aquerir.

Note

  Public

Vous avez rencontré une erreur ou une coquille dans cette transcription ? N'hésitez pas à nous contacter pour nous la mentionner.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LVII. Lecture d'un extrait du "Mentor moderne" sur la justice », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 13 juin 1744, vol. 2, p. 265-270, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/499/, version du 24.06.2013.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.