Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée LVIII. Sur le contentement », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 20 juin 1744, vol. 2, p. 270-287

LVIII Assemblée

Du 20e Juin 1744. Présens Messieurs DeBochat Lieu=
tenant Ballival, Polier Professeur, Seigneux Boursier, Seigneux
Assesseur, D’Apples Professeur, DuLignon, De St Germain Conseiller.

Messieurs, Le Mentor dans le Discours que vous lutesDiscours de Monsieur le Comte.
il y a huit jours parle de la Justice, et après avoir montré que la Jus=
tice de Dieu est sa Vertu par excellence, il dit que la Justice qui
approche de cette Perfection autant que la foiblesse humaine le permet, est la
/p. 271/ plus grande qualité de l’Homme, celle qui l’approche le plus de la Di=
vinité; Qu’un Souverain qui aime la Justice, est la plus noble image
du Créateur, que par l’exactitude avec laquelle il punit les coupables,
il déracine le crime, et détourne de dessus une Nation, les jugemens
de Dieu.

Dès qu’une Nation ne respecte plus la Justice, dès qu’elle tache d’in=
timider ceux qui la doivent exercer, dès que les Juges dans leurs déci=
sions sont sensibles à d’autres motifs qu’à ceux de la Justice; qu’ils s’é=
cartent des Loix; on peut dire que cette Nation est près de sa ruine.

Rien ne doit faire plus de plaisir que de voir sur le trone un
homme intègre, qui résiste à la haine, aux sollicitations, à la pitié
même, quand il s’agit de juger, il s’attire le respect et la confiance
de tous ceux qui lui sont soumis. Les Anciens representoient la Jus=
tice sous la figure d’une personne aveugle, pour montrer qu’un
Juge ne doit faire aucune attention aux qualités des personnes aux=
quelles il doit rendre la justice; qu’il ne doit point envisager s’il a
avec elles des liaisons d’amitié; mais qu’il doit uniquement porter
sa vue sur les régles qu’il doit suivre, sans se permettre ni préju=
gé, ni distraction.

Vous m’avez dit, Monsieur Polier, que la Justice des Hommesà Mr le Professeur Polier.
n’est pas proprement une imitation de celle de Dieu, comme le Men=
tor
le dit, mais que c’est une obéissance, parce que les Hommes aiant
un Maitre, sitôt qu’ils découvrent sa volonté, ils doivent l’executer,
au lieu que la Justice de Dieu est souvent tempérée par sa Clémence.

a Mr le Professeur D’Apples.Vous m’avez montré, Monsieur D’Apples, que la Puissance, la Sa=
gesse et les Connoissances sont le fondement d’une bonne et exacte
Justice. Les Princes donc qui sont appellés à exercer la Justice doi=
vent s’appliquer avec soin à aquerir toutes les connoissances qui leur
sont nécessaires.

a Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.La Justice, m’avez vous dit Monsieur DeBochat, n’est que l’exac=
te observation de l’ordre qui doit regner dans la Société. On est
obligé de l’observer, parce que le manque d’ordre va à détruire la So=
ciété. Toutes les Vertus donnent seulement du lustre à la Société, mais
la Justice la soutient.

Vous m’avez fait remarquer, Monsieur le Boursier, que si lesà Mr le Boursier Seigneux.
Hommes avoient une juste idée de l’ordre, ils seroient plus Scrupuleux
à observer bien des choses qu’ils traitent de minucies, et que leur frau=
de vient de leur ignorance à cet égard, en bonne partie. Que cependant
quoiqu’on ait une fausse idée de la Justice, ceux qui la pratiquent se
font estimer généralement, et que si chacun la pratiquoit, il régneroit
/p. 272/ entre tous les Membres de la Société une confiance réciproque qui feroit
le bonheur des Peuples.

a Mr l’Assesseur Seigneux.Rien ne marque mieux l’excellence de la Justice, m’avez vous dit,
Monsieur l’Assesseur, que l’estime qu’ont pour cette Vertu ceux là même
qui ne sont pas honnêtes Gens. Ce qui fait voir qu’on doit s’appliquer
avec grand soin à l’aquerir.

Monsieur le Comte et MessieursDiscours de Mr le Professeur Polier sur le Contentement.

Dans quelques unes de nos Conférences précédentes, Monsieur De
Cheseaux vous a lu un Discours de sa façon sur l’art d’être toujours con=
tent, et Mr Pavilliard un autre du Spectateur Anglois sur la bonne Hu=
meur considérée comme un Devoir qui en est l’effet.

Chacun de ses Discours vous a proposé des régles excellentes de con=
duite, et vous y avez ajouté des réflexions très judicieuses. Ce seroit abu=
ser de votre attention que de vous les remettre de nouveau devant les
yeux, sur tout ne pouvant le faire avec les agrémens qu’ont eu pour
vous les Discours précédens. Cependant pour satisfaire au desir de Mon=
sieur le Comte qui a souhaitté que je vous dévelopasse avec plus d’é=
tendue que je ne l’avois pu faire dans mes réflexions, mes idées sur le con=
tentement, vû d’ailleurs l’abondance et l’importance de la matière, je
n’ai pas hésité d’en faire le sujet du Discours qu’il m’échet de vous donner,
mais pour éviter des répétitions toujours ennuieuses, à moins qu’elles ne
soient accompagnées de quelque chose qui en relève le prix, j’envisage=
rai le Contentement sous une face un peu différente de celle sous la=
quelle il a été envisagé précédemment.

Monsieur De Cheseaux en a parlé comme d’un état exemt de
tout desir, ou dans lequel nos desirs sont toujours modérés par la Rai=
son et la Religion. Le Spectateur dont on a lu le Discours l’a consi=
déré sous l’idée de la bonne Humeur, par ou il entend cette sérénité
d’ame, cette tranquillité de l’Esprit, qui se manifeste au dehors dans
toute la conduite de la vie. Aujourdhui je me propose de l’envisager
dans un point de vue plus resserré, entant qu’il nous représente l’état
d’un Homme satisfait de son sort et de sa condition présente, par rap=
port aux biens que l’on apelle de la Fortune.

C’est cet état qu’Horace nous dépeint comme inconnu aux hu=
mains, ou du moins à la plupart des Hommes, quand il dit à Mécénas

« Qui fit, Maecenas, ut nemo quam sibi sortem,Horat. Sat. Lib. 1 Sat 1 Ψ 1-3.
Seu Ratio dederit, seu Fors objecerit, illâ
Contentus vivat, laudet diversa Sequentes?
 »

Madame DesHoulières l’a dit en moins de paroles dans ce vers

« Nul n’est content de sa Fortune, ni mécontent de son Esprit. »

/p. 273/ Comme si aucun homme ne pouvoit parvenir ou n’étoit parvenu ici
bas à cet heureux état. Mais St Paul, instruit dans une meilleure école,
nous apprend non seulement par son exemple qu’il sait être content dePhilip. IV. II.
l’état dans lequel il se trouve, mais de plus il y exhorte les Chrétiens
comme à un devoir praticable, quand il leur dit, Hébr. XIII. 5. Soiez con=
tens de ce que vous avez, et pour nous engager à aquerir cette heu=
reuse disposition par nos soins, il nous la propose comme un grand gain
si elle est jointe à la piété. La Piété, dit-il, avec un esprit content1. Tim. VI. 6.
de ce qu’il a, est une grande richesse. De là est venu sans doute un
proverbe assez commun dans notre Langue, Contentement passe riches=
ses, ou, il n’est richesse que de contentement.

Dans tous ces passages le mot de l’Original 2 mots en grec,
que l’on a traduit en François par celui de content, ou de contente=
ment signifie proprement suffisant à soi même, ou aiant assez de
soi même, ce qu’il ne faut pas entendre absolument, comme si le conten=
tement nous rendoit indépendans, et capables de subsister par nous
mêmes, sans avoir besoin d’aucun secours hors de nous; car c’est là un
privilège de la Divinité, qui est apellé à cause de cela dans la Lan=
gue Hébraïque 1 mot en hébreu le Dieu fort suffisant à soi même; c. à
d. qui n’a besoin d’aucun autre être pour être ce qu’il est et faire ce
qu’il fait. Mais il n’en est pas de même des Créatures et des Hommes
en particulier, qui étant, essentiellement dépendans du Créateur de
qui ils ont reçeu l’existence ne peuvent encor subsister, ni jouîr d’au=
cun bien sans son secours et son assistance; Ainsi quand on dit de
l’homme, qu’il est, qu’il doit être, ou qu’il peut être content, c a d. Se=
lon la force du Grec Suffisant à soi même, l’on ne doit exclure de ce
contentement, ou de cette suffisance, ni le concours de Dieu et de sa Pro=
vidence, ni même le concours des autres Créatures dont Dieu se sert
pour notre subsistance; mais cela signifie seulement qu’il ne lui man=
que et qu’il ne desire pour être satisfait, aucune autre chose, que ce
qu’il possède, et qui est en son pouvoir par la volonté de Dieu.

Cet heureux état considéré comme une disposition vertueuse que
nous devons tacher d’aquerir pourroit, je pense, être défini de cette ma=
nière; C’est un aquiescement de l’esprit et du cœur à notre conditi=
on présente, ou à la portion de biens temporels qu’il a plu ou qu’il
plaira à la divine Providence de nous accorder, persuadés que
quelle que soit cette portion petite ou grande, elle nous peut suf=
fire.

Selon cette définition l’objet du contentement dont je veux parler,
c’est notre condition présente: c’est l’état actuel dans lequel chacun se
/p. 274/ rencontre, de richesse ou de pauvreté, de prospérité ou d’adversité, d’abon=
dance ou de disette. Comme il n’en est point ou l’homme passionné et le
mondain ne trouve quelque sujet de mécontentement, il n’en est point
aussi ou l’homme vertueux et raisonnable ne doive être satisfait de
son sort et de la portion de biens dont il jouit.

J’appelle cette satisfaction, un acquiescement, parceque celui qui
acquiesce à une chose, en est par là même content et satisfait; il ne de=
mande rien de plus pour le présent, il consent très librement à son état
actuel. Mais il faut que ce soit un acquiescement de l’esprit, c. à d.
que pour être véritablement content de son état, il faut l’envisager et
le connoitre en lui même et dans ses suites, et le regarder comme pou=
vant contribuer; La contribuant en effet à notre bonheur, si l’on en fait
un bon usage. J’ai ajouté que ce doit être un acquiescement du cœur,
c. à d. que celui qui est véritablement content de son état, calme, arrête
ou modère ses desirs de telle manière qu’il ne souhaitte rien de plus que
ce qu’il possède. Un acquiescement qui seroit aveugle ou machinal,
un acquiescement forcé ou de pure complaisance; un acquiescement ac=
compagné de plaintes, d’inquiétudes, de desirs, un acquiescement de ré=
flexion ou le cœur n’entreroit pas, ou bien un acquiescement de desirs
que la Raison n’aprouveroit pas, ne sauroit produire de véritable con=
tentement: mais il faut pour cela que l’acquiescement soit libre et
volontaire; qu’il soit éclairé et fondé en Raison, qu’il soit calme, doux,
paisible, affranchi de toute agitation; que l’esprit et le cœur, l’enten=
dement et la volonté, concourent également à le rendre plein, entier
et parfait.

L’idée que je viens de donner, du contentement donne dabord lieu à
une objection très spécieuse, dont la solution servira à mettre dans un plus
grand jour la nature de ce devoir. Est-ce donc, dira-t-on, qu’un acquiesce=
ment à notre état présent, tel que je viens de le décrire, doit exclure tout
desir d’améliorer sa condition et tout effort qui tende à ce but? Si cela
est ainsi, il faudra bannir de la Société, l’industrie, l’habileté, la diligence,
la prudence, la sage oéconomie dans ses affaires, qui est cependant tou=
jours passé, dans l’esprit des hommes raisonnables, pour très légitimes, et
qui nous sont recommandés par des Ecrivains inspirés de Dieu, et re=
nommés par leur Sagesse, comme David, Salomon, Jesus fils de Sirach
et autres. Il faudra même rejetter ces promesses excellentes que Dieu nous
fait pour nous porter à être contens de notre condition présente, savoir
qu’il aura soin de nous, qu’il ne nous laissera point sans secours, et qu’il
ne nous abandonnera point. Car celui qui nous donne des espérances de
voir notre condition meilleure, non seulement ne nous défend pas de la desirer,
/p. 275/ mais au contraire il nous y encourage, et nous engage à faire des ef=
forts pour cela: Cependant si nous autorisons ces desirs et ces efforts, com=
ment peut-on dire que celui qui est content acquiesce à sa condition pré=
sente? Comment peut-on dire qu’il calme ses desirs pour le présent, s’il
les étend au-delà?

Pour concilier ces 2 choses et résoudre en même tems cette diffi=
culté; il est à propos de remarquer, que comme le contentement dont je
parle, n’est autre chose qu’un acquiescement à notre condition présente,
rien n’empéche qu’un homme ne soit en même tems content de ce qu’il
a pour le présent et qu’il en desire davantage pour l’avenir. Car cet
acquiescement et ce desir se raportans à des tems différens; il n’y a par
là aucune opposition entr’eux. L’homme content peut bien à la véri=
té desirer une condition plus avantageuse pour l’avenir; il peut la
demander à Dieu et travailler à se la procurer par ses soins; mais
en même tems il jouit tranquillement de ce qu’il possède, et n’a pas
le moindre déplaisir de la petitesse de sa portion présente.

J’ajouterai encor que comme le tems présent, à parler exactement
ne s’étend pas au delà d’un instant, ou d’un moment dans lequel si
l’on vouloit borner le contentement on le resserreroit certainement plus
que la Religion et la Nature ne le demandent, et dailleurs que les
mêmes rayons ou la même volonté de Dieu qui nous obligent à être
contens de ce que nous avons au moment présent, nous obligent égale=
ment de persévérer dans ce contentement au moment suivant, si Dieu
veut nous l’accorder: il me paroit que s’il est convenable d’entendre,
par le moment présent, tout le tems qu’il plaira à Dieu de nous lais=
ser dans le même état, l’acquiescement que nous devons avoir pendant
ce tems là, doit renfermer ces 2 conditions qu’aucun homme raisonna=
ble ne sauroit rejetter. La 1ere est que tant que la volonté de Dieu ne
nous est pas connues, nous devons être disposés de nous en tenir à tout
ce qu’elle ordonnera. La 2e est que nous devons renoncer à tout desir
de rendre notre condition meilleure, dès que nous connoitrons que c’est
la volonté de Dieu que nous demeurions dans l’état ou nous sommes.
Car comme l’acquiescement dont je parle n’emporte pas tant l’exemtion
de tout desir, que la soumission de ces desirs à la volonté de Dieu, qui
fait, comme je le dirai tout à l’heure, le principal fondement du con=
tentement, on peut fort bien dire que celui qui est disposé à soumet=
tre ses desirs à la volonté de Dieu, quoiqu’elle lui soit encore cachée,
et qui les y soumet actuellement dès qu’elle lui est connue, acquiesce par
là même d’esprit et de cœur à sa condition présente.

La seule difficulté qui reste dans ce que je viens de dire, est de savoir
/p. 276/ comment nous pourrons parvenir à savoir, si c’est la volonté de Dieu que
nous demeurions dans la condition ou nous sommes: Sur quoi je con=
viens qu’à moins d’une Révélation particulière, les voies de la Providence
sont quelquefois tellement élevées au dessus de la foible portée de nos
esprits qu’il est difficile d’y atteindre, et d’en tirer des lumières pour découvrir
la volonté de Dieu sur notre sort à venir. Cependant l’on peut conjecturer
avec assez de vraisemblance, que c’est la volonté de Dieu que nous demeu=
rions dans l’état ou nous sommes, ou du moins que nous y demeurions
jusques à ce que la Providence nous présente une occasion favorable et
légitime d’en sortir, Si après plusieurs tentatives légitimes, et plusieurs ef=
forts pour améliorer notre condition nous ne sommes pas plus avancés qu’au=
paravant. Car il n’est pas à présumer que Dieu les eut toujours fait échouer
par les ressorts de sa Providence, si ce n’étoit pas sa volonté que nous res=
tassions au moins pour quelque tems dans l’état ou nous nous trouvons.

De là il résulte qu’un homme est content, lors qu’il acquiesce d’esprit
et de cœur à sa condition présente, et qu’il est de plus disposé à demeurer
dans cet état aussi longtems qu’il plaira à Dieu de l’y laisser. En conséquen=
ce de cela, quoiqu’il puisse desirer encor quelque chose de meilleur et tra=
vailler légitimement à se le procurer; cependant comme il ne le desire et
qu’il n’y travaille qu’autant qu’il ignore la volonté de Dieu à son égard
et qu’il est d’ailleurs résolu d’acquiescer à tout ce qu’elle exigera, ses desirs
et ses efforts cessent tout à fait, dès qu’il connoit vraisemblablement ou
certainement que c’est la volonté de Dieu qu’il demeure dans l’état ou il est.

J’ai dit encore dans ma définition que le contentement étoit un ac=
quiescement à la portion de biens qu’il a plu à Dieu de nous accorder,
quelle qu’elle soit, petite, grande, ou médiocre. Par là j’ai voulu donner à
entendre ces 2 choses. La 1ere que pour être content, il faut être en posses=
sion ou jouïssance de quelque portion de biens; et la 2e que quelle que
soit cette portion, grande, petite, ou médiocre, elle peut et doit être égale=
ment l’objet de notre contentement.

St Paul supposoit la 1ere quand il disoit à Tim VI. 8. que nous de=
vons être contens pourvu que nous aions de quoi nous nourir et de=
quoi nous vétir: par ou il insinue que la privation de ces biens est un
mal pour l’ordinaire incompatible avec le contentement.

Je dis pour l’ordinaire, car supposé qu’une personne n’eut pas mê=
me dequoi se nourir & se vêtir, si cependant elle connoissoit que ce fût
la volonté de Dieu qu’elle restât dans cet état d’indigence, elle devroit
s’y soumettre et en être contente: parceque dans le fond la nourriture et
le vétement, ne sont pas absolument, ni toujours nécessaires pour être
heureux, et que l’homme, comme le dit Notre Sauveur au Démon, ne vit
/p. 277/ pas de pain seulement, mais de toute parole qui procède de la bouche de
Dieu, c. à d. de tout ce qu’il plaira à Dieu d’ordonner. Or l’on peut connoitre
que telle est la volonté de Dieu dans ces 2 cas. 1° Quand il nous place
dans de telles conjonctures qu’il ne nous est pas possible de nous procurer
ces secours ordinaires. 2° Lorsqu’il nous donne quelque assurance d’un se=
cours extraordinaire, comme il arriva à Jesus Christ et à Elie dans le desert.

Dans l’un et dans l’autre de ces cas, si nous venions à murmurer
contre la Providence, nous n’agirions pas moins contre le devoir qui
nous engage à être contens de notre etat, que si nous le faisions aiant
la nouriture et le vétement. Car l’obligation à ce devoir étant sur tout
fondée sur ce que notre Créateur et Souverain Maitre nous a placé dans
cet état: si c’est sa volonté que nous subsistions sans avoir aucun bien en
propre dans le Monde, ou que nous n’en aions qu’une très petite porti=
on, il n’y a pas de doute que nous ne devions non seulement nous y
soumettre, mais encore nous contenter de ce qu’il lui plaira de faire à
notre égard.

2° Si nous devons être contens avec cette portion de biens qui ne
va pas au delà du nécessaire, à beaucoup plus forte raison devons nous
l’être si nous en avons davantage. La chose paroit être sans difficulté,
cependant l’expérience journaliére doit nous convaincre qu’il est souvent
plus difficile d’être content dans une haute fortune que dans une médi=
ocre et même que dans la plus basse: parceque les desirs des hommes
croissent pour l’ordinaire avec leur fortune, et qu’ils se font mille besoins
dont ils se seroient affranchis s’ils n’écoutoient que la voix de Dieu et
celle de la Nature.

Mais ceci mérite d’être un peu plus déterminé, car quoique ces deux
différens états d’abondance et de disette, de bonne et de mauvaise fortune
de prospérité et d’adversité doivent être également l’objet de notre conten=
tement: autres cependant sont les dispositions ou doit être un homme
pour être content dans la prospérité et l’abondance; autres celles ou
l’on doit être pour vivre content dans la disette et dans une mediocre
fortune.

Il semblera peut être inutile de faire voir qu’on doit etre content
dans la prospérité, c. à d. comme je l’ai expliqué qu’on doit aquies=
cer d’esprit et de cœur à cet heureux état. Est-ce, dira-t-on, qu’il ne
porte pas avec soi cet aquiescement? Faut-il pour cela autre chose
que de s’y trouver et de jouïr de tous les avantages qui y sont atta=
chés? Ce n’est donc pas un grand art, ni un devoir bien difficile à
remplir que celui d’être content de son état, quand on est dans l’a=
bondance, puïsque l’un paroit être une suite de l’autre. Cette opinion
/p. 278/ est mêmes tellement enracinées dans l’esprit de la plupart des Hommes,
qu’ils n’attachent presque d’autre idée au contentement que celle de la
possession de ces sortes de biens.

Mais je demande à mon tour, si l’expérience confirme cette idée?
Est-il ordinaire de voir la grandeur, les richesses, la fortune même la
plus brillante accompagnée du contentement? ou plutot combien de mé=
contentemens et d’inquiétudes ne remarque-t-on pas parmi ceux qui
semblent avoir tout à souhait dans ce Monde? Et s’il en paroit tant
au dehors, que ne doit-on pas présumer pour ce qui se passe dans le
fond du cœur? De là il est assez aisé de conclure que les Grands et les
Riches ne connoissent pas mieux que les Pauvres le véritable conten=
tement, et qu’ils n’en pratiquent pas mieux les devoirs. L’on peut mê=
me avancer sans donner dans le paradoxe, qu’ils sont plus sujets à se
plaindre, plus mécontens de leur sort, en un mot plus difficiles à con=
tenter que les Pauvres: non seulement parce qu’il y a plus de devoirs
à remplir et plus de tentations à soutenir dans l’abondance ou l’élé=
vation que dans la bassesse ou la disette; mais aussi parceque les
prémiers multiplient leurs besoins et leurs desirs beaucoup plus que
les derniers.

Un moment de réflexion sur ce qui fait l’homme content dans
l’un et dans l’autre de ces états, et sur les dispositions que chacun y ap=
porte suffira pour vous convaincre de ce que j’avance.

Quand est-ce donc qu’on peut dire d’un Grand, d’un Riche, d’un hom=
me à qui la fortune rit, qu’il est content de son état; Ce n’est pas
seulement lorsqu’il est réellement satisfait de la portion considérable
de biens & d’honneurs qui lui a été comme assignée par la Provi=
dence; préférablement à tant d’autres personnes qui ne le meritoient
pas moins que lui, et qu’il reconnoit que cette portion est plus que
suffisante pour fournir à tous les besoins réels, même les plus étendus
de la Nature humaine et de sa situation dans ce Monde; mais c’est
sur tout lorsqu’il possède cette abondance et cette élévation sans desir de
l’augmenter, sans inquiétude pour la conserver et sans crainte de la per=
dre: car quelle de ces passion qui regne dans son cœur ou du desir,
ou de l’inquiétude, ou de la crainte; elle ne peut troubler son con=
tentement; et souvent même au point qu’il en perd le gout des avan=
tages dont il jouit.

Il faut encores que sa Conscience puisse lui rendre ce témoignage
qu’il ne s’est procuré ces avantages que par des voies légitimes et
qu’il n’en fait aucun usage contraire à la volonté du grand Bienfai=
teur de qui il tient tout ce qu’il a. Sans cela les réflexions qu’il doit
/p. 279/ faire sur son état pour y trouver des motifs de contentement seront
toujours mélées d’amertumes, de regrets, de remords, de confusion et d’autres
sentimens désagréables qui sont de leur nature incompatibles avec le véri=
table contentement.

Il faut de plus pour être et savoir vivre content dans l’abondance
et l’élévation, que celui qui s’y trouve placé reconnoisse qu’il tient tous
ces avantages de la pure libéralité de Dieu, qui peut les donner et les
oter à qui il lui plait: qu’il soit par conséquent toujours disposé non
seulement à lui en rendre de continuelles actions de graces, mais encor
à les quitter quand il y sera apellé par quelque événement que ce
soit ordinaire ou extraordinaire de la divine Providence. Mais s’il
croit devoir sa fortune et son bien à son habileté, à son mérite, à sa
naissance qui le met au dessus du commun des Hommes, ou à d’heu=
reuses conjonctures dont il a su profiter, sans remonter à la Cause
prémière, comme cela n’est que trop ordinaire aux Riches et aux Grands:
Plus il se croira digne des biens dont il jouit, et de plus grands encore
s’il étoit possible plus il croira que ces biens et ces honneurs lui sont
naturellement dus et moins il sera satisfait de la portion qu’il en pos=
sède quelque grande qu’elle soit, parcequ’il n’y trouvera pas de propor=
tion avec ce qu’il croit mériter.

Une autre disposition nécessaire pour être content dans l’abon=
dance et l’élévation, et dont le défaut qui est aussi des plus ordinaires
et une source continuelle de mécontentement, c’est que celui qui en
jouit ne fasse pas dépendre son bonheur de la possession de ces avan=
tages, ni en tout ni en partie, qu’il n’y attache aucun degré de Vertu
capable de le rendre véritablement heureux, ni qu’il se confie en ces
prérogatives, comme si elles ne pouvoient jamais lui manquer, ou
qu’en les possédant il dût être pour cela estimé, honoré, respecté et
servi par les autres hommes, indépendamment des autres qualités
qui seules méritent leur amour et leur respect. Car comme ces
avantages n’ont par eux mêmes rien de fixe et de solide, et que
mille accidens peuvent les enlever à celui qui les possède; s’il y met
son affection, le moindre changement, la moindre diminution qui
leur arrive ne manque pas de troubler tout le contentement qu’il
en retiroit. Ou s’il est accoutumé à la jouissance de ces avantages
qu’il regarde comme attachés à son état, et qu’il vienne à en être pri=
vé, cette privation produit chez lui une multitude de besoins imagi=
naires, qui ne pouvant être satisfaits deviennent une Source plus fé=
conde de mécontentemens que le peu de besoins réels auxquels
le Pauvre est accoutumé.

/p. 280/ Enfin la facilité que donnent la grandeur et les richesses de satis=
faire ses passions, d’assouvir ses convoitises; les tentations auxquelles el=
les nous exposent, par la flaterie des uns et la séduction des autres; l’or=
gueuil qu’elles nourissent, la présomption qu’elles donnent, et bien d’au=
tres passions qu’elles favorisent sont tout autant de sources fécondes
de mécontentement et d’inquiétudes qui ne sont pas à beaucoup près
si communes chez les Pauvres et les Gens de basse condition.

A tous ces égards et par toutes ces considérations auxquelles
on en pourroit joindre encor plusieurs autres, il est constant que le
véritable contentement est plutôt le partage des Pauvres que des
Riches, et qu’une basse condition, une médiocre fortune si l’on en
sait bien user rend d’ordinaire plus heureux que la possession des ri=
chesses et des honneurs. C’est ce qu’Horace a parfaitement bien expri=
mé à sa manière dans ces Vers dignes d’un Chrétien,

Non possidentem multa vocaverisHorat Lib. IV. Od. IX.
Rectè beatum: rectiùs occupat
Nomen beati, qui Deorum
Muneribus sapienter uti,
Durancque callet pauperiem pati,
Pejusque letho flagitium timet.

Il me reste encor pour expliquer la définition que j’ai donné du Con=
tentement, d’en exposer les fondemens, que j’ai exprimés en disant, que l’on
doit acquiescer d’Esprit et de Cœur à la portion de biens qu’il a plu à
la divine Providence de nous accorder, sur la persuasion que
quelle que soit cette portion elle nous peut suffire. Cette persuasion
est tellement nécessaire au Contentement, qu’elle en fait la base et l’essen=
ce: car il seroit impossible d’acquiescer de cœur et de Sentiment à une
chose, si l’esprit ou l’entendement n’étoit pas persuadé qu’elle nous suf=
fit, et c’est ce qu’emporte le terme Grec par lequel on exprime cette
Vertu, comme je l’ai déjà remarqué ci dessus. La volonté peut bien à la
vérité être retenue dans ses desirs, si elle sent des difficultés insurmonta=
bles à les satisfaire; mais tant qu’il reste quelque desir quoique impuis=
sant, quelque velléïté qui soit cause de moindre murmure sur notre
condition présente, on peut dire que cette retenue dans ses desirs est
plutot une gène, un repos forcé, qu’un véritable contentement.

Mais pour mieux déveloper la nature de cette persuasion et les fon=
demens de ce devoir, je dis 1° qu’elle exige de nous que nous regar=
dions l’état ou l’on se trouve, quel qu’il soit, comme ordonné et dis=
pensé par la Providence de Dieu, et tous les événemens qui nous arri=
vent, comme procédant de sa part et dirigés selon son bon plaisir. Car
/p. 281/ d’autant que cest Dieu, et non pas nous, qui règle notre fortune et qui
en décide selon son bon plaisir; d’autant que c’est lui qui appauvrit et
qui enrichit, il n’y a rien de si juste que de conformer notre volonté à la
sienne, en acquiescant à la portion de biens qu’il nous aura voulu
donner, et en disposant même nos cœurs à l’aprouver. Nous avons
là dessus d’excellentes régles dans l’Ecriture Sainte, telles que sont celles
ci de Jérémie, Lamentat. III. 38, &c. Est-ce que les maux et les
biens ne sortent pas de la bouche du très Haut? Qui est ce=
lui qui a dit qu’une chose fût faite et que le Seigneur
ne l’eût pas ordonnée? Pourquoi donc l’homme vivant
murmureroit-il pendant sa vie?
Mais en voici une d’un Pai=
en qui n’est guères moins digne d’attention, puisqu’elle étoit dictée
par la Raison seule; elle se trouve dans le Manuel d’Epictète.
Souvenez vous, dit-il, que vous jouez sur le théatre du Mon=
de le rolle que le grand Maitre de l’Univers vous a donné.
Que votre rolle soit court ou long, disposez vous également
à vous en bien aquitter. S’il veut que vous y souteniez le
personnage d’un Pauvre homme, il faut le soutenir le
mieux que vous pourrez; s’il veut que vous y paroissiez
en boiteux; en grand Seigneur, ou comme une personne
particulière, faites ce qui dépendra de vous pour mériter
son approbation dans chacun de ces rolles: car il ne dé=
pend pas de vous de choisir le personnage que vous devez
représenter: mais il est de votre devoir de bien représen=
ter celui qui vous sera donné.

En effet si nous étions les Maitres de notre propre fortu=
ne, si nous pouvions nous affranchir de toute sujettion à des Su=
périeurs aussitôt que nous sommes portés à le désirer, je convi=
ens qu’il ne seroit pas raisonnable d’exiger de nous, que nous fus=
sions contens de l’état ou nous nous trouvons: car pourquoi serois
je satisfait d’une fortune médiocre quand rien ne m’empécheroit
d’en désirer ou rechercher une meilleure? Mais si nous ne sommes
pas les Maitres de nous mêmes, si nous dépendons de celui qui nous
a créés, si notre volonté doit lui être assujettie aussi bien que
nos autres Facultés, n’est-il pas déraisonnable d’être mécontens
de la portion de bien qu’il nous a assigné très gratuïtement.

Quand il nous arrive quelque chose de désagréable, l’on crie
contre la fortune, l’on accuse sa mauvaise étoile, l’on s’en prend aux
Causes secondes, l’on attribue tout à leurs influences. Mais la vérité
est que la fortune, le hazard, la mauvaise étoile, ne sont que de
/p. 282/ vains noms inventés par l’ignorance, l’erreur ou la passion, et qu’il
n’y a aucune créature dont l’action ne soit subordonnée à la volon=
té de Dieu; de sorte que dans tous les événemens, nous devons toujours
reconnoitre pour prémiére Cause la main Toute puissante de Dieu
qui dirige toutes les choses à son bon plaisir.

Sur tout nous ajoutons cette 2de considération pour un 2d fon=
dement de ce devoir, que Dieu connoit mieux que nous mêmes ce
qui nous est le plus avantageux, et que comme un bon Pére il nous
donnera surement ce qui nous convient. L’on est souvent porté à
penser que les choses sont mal conduites quand elles ne réussissent
pas selon nos souhaits, et qu’elles iroient beaucoup mieux, si nous en
étions les Maitres; mais ce sont certainement des fausses idées: car ce
qui a semblé bon à Dieu, doit être certainement le meilleur pour
nous; sa volonté est la régle parfaite de la Justice et de la conve=
nance: et le mécontentement qui s’y oppose n’est pas seulement
une violation de son devoir, mais une ingratitude formelle à l’égard
de Dieu, puisque c’est s’élever contre son autorité, et s’opposer au bien
qu’il veut nous faire.

J’ajoute encor pour 3e fondement de ce devoir, cette considération
c’est que la portion de biens qu’il a plu à Dieu de nous assigner est
très suffisante pour nous rendre heureux, si nous en savons faire un
bon usage. Il est très difficile à la vérité de regarder comme suffisant,
bon et utile, ou comme une marque de la faveur de Dieu, ce qui
nous déplait, qui nous offense, qui nous prive de quelque avantage
temporel, ou qui nous fait souffrir quelque mal: mais cela vient de
l’aveuglement de notre esprit, de notre attachement aux choses sensibles
ou de notre ignorance sur les voies de Dieu, et si nous pouvions envisager
les événemens dans toutes leurs faces ou dans les vues que Dieu s’y
propose, nous verrions que les plus facheux accidens, les conditions les
plus misérables, tout comme les plus riantes et les plus élevées, sont
dispensée par la sage Providence, pour le plus grand bien de celui
qui en est l’objet, pour lui donner moien de s’aquitter de divers de=
voirs importans, et qu’elles sont par conséquent des preuves de l’amour
de Dieu à son égard, dont il ne peut mieux lui témoigner sa re=
connoissance qu’en y aquiesçant de cœur et d’esprit par un conten=
tement entier.

De là nous devons croire et conclure que notre condition pré=
sente est tout bien considéré la meilleure et celle que nous devrions
plutôt desirer; meilleure même que celle que nous choisirions, si
Pseaum. CXLV. 9.la chose étoit en notre pouvoir; parce que Dieu qui est bon à tous
/p. 283/ et dont les tendres compassions se font voir dans toutes ses œuvres,1. Tim. II. 4. 2. Pier. III. 9. Epoch XXXIII. 11.
veut toujours notre plus grand avantage, et y tend toujours par des
moiens libres de sa part, mais toujours propres à nous assurer le bon=
heur le plus grand.

Il y auroit encor plusieurs autres réflexions à faire propres à
produire en nous un véritable contentement, comme, par exemple que
Dieu ne nous dois rien; qu’il n’y a personne de si misérable qui ne jou=
isse de bien des avantages, dont il est uniquement redevable à la Bon=
té de Dieu; que nous avons même au delà de ce qu’il nous faudroit
pour subvenir à nos besoins réels; que nous pourrions être beaucoup plus
malheureux que nous ne sommes, sans être pour cela fondés à nous
plaindre, parceque nos péchés en méritent beaucoup davantage; que
les biens de ce Monde ne sauroient nous procurer, par eux mêmes, de
véritable bonheur; qu’ils sont dailleurs de très courte durée et très incer=
tains; et que cette vie n’est qu’un passage ou une préparation pour
une autre infiniment meilleure: mais toutes ces considérations pou=
ront avoir leur place dans un autre Discours, si je suis apellé par
vos suffrages à traiter des moiens par lesquels on peut aquerir cette
disposition vertueuse que j’ai appellé le Contentement.

Je finirai celui-ci en remarquant 1° Que le Contentement, tel
que je l’ai défini et expliqué, a des caractères propres qui le distin=
guent de plusieurs autres dispositions qui en prennent quelquefois le
nom, mais qui ne sont rien moins dans le fond qu’un véritable con=
tentement: telles sont 1° un Tempérament mol, nonchalant, indo=
lent, qui nous rend presque insensibles aux divers états dans lesquels
on se trouve. 2° La paresse et l’oisiveté qui nous fait demeurer
les bras croisés, en attendant que notre état change en bien ou en
mal. 3° Une satisfaction passagére mélée de joie, que font paroitre
les mondains au moment qu’ils ont reçeu quelque bien. 4° La sa=
tisfaction de soi même, qui a sa source dans la bonne opinion que
l’on a de son propre mérite. 5° Une tranquillité purement extérieure
ou affectée, qui consiste dans un visage serein, dans une joie simulée,
pendant que le cœur est agité au dedans de desir et de mouvemens in=
quiets. Enfin un acquiescement que l’on donne bien à une fortune
médiocre ou élevée, mais que l’on ne garderoit pas dans un état
plus pauvre et plus misérable.

Le Contentement dont je parle est quelque chose de plus solide,
de plus étendu, de plus permanent, de plus fixe et de plus parfait que
tout cela, comme il seroit aisé de le faire voir, si j’en avois le tems.

Il paroitra 2° encore de ce que j’ai dit que le Contentement doit
/p. 284/ bannir de nos cœur les vices ou les défauts suivans, et qu’il est incom=
patible avec eux: savoir 1° l’orgueuil qui nous persuade que nous n’a=
vons pas tout ce que nous croions mériter. 2° Le desir ardent d’amas=
ser des richesses ou de s’élever par dessus les autres. 3° Toute voie illé=
gitime pour parvenir à l’un ou l’autre de ces buts. 4° L’envie ou la
jalousie que l’on porte à la prospérité temporelle des autres. 5° Les
murmures contre la Providence, si le succès de nos affaires ne ré=
pond pas à nos soins, ou si nous sommes dans quelque adversité par
raport aux biens du Monde. 6° La trop grande défiance de la Bonté
de Dieu à notre égard, ou l’inquiétude sur l’avenir. Enfin le chagrin
qui provient de la perte de quelque bien ou de quelque dignité.

Je remarque enfin, que l’on peut fort bien concilier ce Contente=
ment avec d’autres sentimens ou dispositions qui paroissent dabord in=
compatibles avec cette Vertu. Telles sont 1° une sage oeconomie des
biens que la Providence nous a laissé comme en dépôt. 2° Une con=
duite prudente dans toutes les affaires de la vie. 3° Une compassion
pour les malheurs d’autrui, qui nous fait souhaitter de les en voir
délivrés et rechercher les moiens d’en venir à bout, tout comme nous
pouvons et devons le faire par raport aux nôtres, de la manière
que je l’ai expliqué ci dessus.

Monsieur DuLignon n’a pas voulu dire son avis.Mr DuLignon.

Entre tous les biens que nous tenons de la Providence, a dit Mon=
sieur DeBochat, il n’y en a point de meilleur et de plus considérableSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
que le contentement, elle seule peut nous le donner, toutes les autres
choses n’y font que blanchir; il git dans le cœur, et le raisonnement
ne peut pas donner les Sentimens du cœur: la Raison peut y servir, mais
elle ne sauroit donner un parfait et entier contentement: car pour être
contens, il faut que nous sentions que nous le sommes. Au reste le
contentement, comme l’a remarqué Monsieur Polier est bien différent
de l’indolence; mais aussi l’aquiescement, terme dont il s’est servi pour
définir le contentement, marque plutôt une soumission, et la soumissi=
on n’est pas le contentement. Toutes les réflexions que nous avons en=
tendues sont propres à nous faire sentir le contentement quand nous
l’avons, à nous le faire gouter; elles sont propres encor à nous faire
faire des réflexions qui nous y portent, mais elles ne peuvent pas
nous le donner entiérement: parce que notre Ame est susceptible de
mouvemens tumultueux, que ces mouvemens sont en grand nombre;
que dans quelques occasions, souvent même ils agissent tous à la fois,
que par conséquent il est difficile de les régler: elles peuvent nous pro=
curer un sentiment de contentement négatif. Je sais qu’on peut dire
/p. 285/ qu’on peut vivre avec peu de chose, mais si un homme n’a pas dequoi vi=
vre selon sa condition, qu’il n’ait pas des biens à proportion de son état,
il se trouvera infailliblement malheureux. Au reste quand je dis que pour
être heureux il faut avoir des biens à proportion de son état, je n’entens
pas qu’il soit nécessaire d’en avoir autant que ceux de notre condition
qui en ont le plus, il suffit qu’on ait assez pour ne pas manquer
de ce qui est regardé comme nécessaire à chaque condition, et qu’on ne
soit pas privé des choses essentielles auxquelles on a été accoutumé.
Je prie Monsieur Potier de continuer à déveloper cette matière.

Sentiment de Mr le Professeur D’Apples.Voici les réflexions de Monsieur D’Apples. Il est difficile d’expli=
quer les matières de sensation, et il est encore plus difficile d’y faire en=
trer les autres. Les réflexions de Monsieur DeBochat tombent sur le
parfait contentement; mais ce parfait contentement ne se trouve
qu’en Dieu: aussi Monsieur Polier a seulement établi que les hommes
peuvent en approcher, et qu’il suffit pour remplir ce devoir d’avoir de
la satisfaction de son état. Les réflexions suivantes pourront conduire
à cette satisfaction, de meme que celles que nous avons entendues. C’est
de considérer que les différentes situations, les diverses conditions sont
utiles pour le bien de la Société, je dirai de plus qu’elles sont nécessaires
vû la multiplication du Genre humain. Si chacun envisage donc sa
situation comme nécessaire pour le bien public, et par là même pour
son bien propre cela le rendra satisfait: Dailleurs Monsieur Polier
n’a point exclus du contentement le desir d’améliorer son sort. Il est
difficile d’y parvenir, il est vrai; je suis cependant persuadé qu’en fai=
sant ces réflexions et d’autres pareilles on aquerra cette satisfaction
de son sort, que nous appellons contentement.

Le contentement d’esprit, a dit Monsieur DeSaint Germain, suivantSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
la signification vulgaire n’est pas une qualité de commande. Le Stoïcien
le plus rigide diroit, si on le pressoit, qu’il ne l’a pas. Horace ce beau
discoureur ne l’avoit pas toujours; nisi cum pituita molesta est,
indique assez qu’il avoit des sujets de mécontentement. Il y a un autre
contentement, qui est une disposition envers Dieu, qui nous rend la vie
très douce; elle consiste cette disposition à envisager les maux, comme
venant de Dieu: cela contribue beaucoup à donner sinon le contente=
ment du cœur, du moins une résignation à la volonté qui prévient les
murmures, les inquiétudes, et une confiance qui sert à adoucir le Sen=
timent des maux, et à en diminuer extrémement l’amertume.

Monsieur le Boursier a dit que nous sommes appellés non à
nous contenter du mal, mais à nous contenter de cette dose de bien qu’il
a plu à la divine Providence de nous accorder, comme une portion congrue
/p. 286/ à nos besoins. Mais cette disposition se commande-t-elle? Oui. On
dira que l’état des autres que nous voions mieux partagés que nous
nous inquiète: Ce n’est que notre ignorance qui cause nos inquiétudes à
cet égard; on ne desire ces biens que parcequ’on n’en connoit pas le prix.
Mais la saine Philosophie et la Raison peuvent faire comprendre, com=
bien la proportion de nos biens avec nos besoins est bien exacte: on peut
se convaincre qu’on n’est pas raisonnable quand on en souhaitte davan=
tage. Ces réflexions sont pour ceux qui raisonnent; pour ceux qui ne raison=
nent point on ne peut les arrêter.

Pour ce qui est des maux, c’est ici que le Christianisme brille, il nous
apprend à les supporter; il nous fournit des secours puissans pour nous
en délivrer ou pour en adoucir l’amertume: il nous propose des exem=
ples illustres pour nous animer à faire des efforts sur nous mêmes.
Jesus Christ a souffert patiemment, sans s’émouvoir la pauvreté, les
injures, les affronts, les douleurs: St Paul sait être dans la disette com=
me dans l’abondance, par tout et en toutes choses il a appris à être
content de son sort. Il faut donc s’accoutumer peu à peu à réfléchir
sur ces grands modèles; considérer que Dieu a départi les biens et les
maux, que ces maux ont diverses suites avantageuses, qu’ils produisent
en nous des Vertus. Peu à peu on viendra à diminuer notre sensibi=
lité à ces maux, nous les supporterons sans inquiétude, nous en
viendrons même jusqu’à benir Dieu et à lui rendre graces de nous
les avoir envoié.

Le contentement d’esprit par rapport aux Hommes est un êtreSentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.
de Raison, c’est la pierre philosophale, a dit Monsieur l’Assesseur Sei=
gneux. J’ai parcouru les différentes conditions des Hommes, et je ne l’ai
pas trouvé. Peut être Dieu n’a-t-il pas voulu que les Hommes jou=
issent d’un avantage aussi précieux, ils auroient trop de peine à mourir
car le parfait contentement renferme un éloignement de tout maux,
et l’accomplissement de tous ses desirs. Mais si la réflexion ne peut pas
nous procurer un tel contentement, elle peut nous faire aquerir un sen=
timent de satisfaction dans les bornes qu’on s’est donné. L’habitude
augmente cette satisfaction, qui va ainsi toujours en croissant, et qui
s’affermit toujours davantage. On éprouve à cet égard ce qui arrive
à un jeune homme qui commence à étudier le Grec ou le Latin, da=
bord la peine le rebute, mais à mesure qu’il avance la peine diminue
et le plaisir s’augmente, tellement qu’il vient enfin à faire avec
plaisir, ce qu’il ne faisoit dabord qu’avec répugnance.

Par rapport aux maux les réflexions ne font qu’en diminuer
le sentiment; mais elles n’empéchent pas que la douleur ne soit dou=
leur /p. 287/, et qu’aiant un corps sensible nous ne la ressentions; on ne peut
donc pas apeller l’état d’un Chrétien dans l’affliction, une satisfaction,
mais un acquiescement. Quoique ces réflexions ne puissent donc pas
conduire au parfait contentement, au moins la Sagesse nous aidera
à diminuer le sentiment de nos maux et à nous rendre plus sup=
portable la portion de biens qui nous a été départie. Je souhaitte
au reste qu’on continue à traitter des moiens qui peuvent nous con=
duire au contentement d’esprit.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LVIII. Sur le contentement », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 20 juin 1744, vol. 2, p. 270-287, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/491/, version du 24.06.2013.
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