Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 08 juillet 1775

de paris le 8e juillet 1775

non pas de cette année mon bon et cher amy, puisque
la providence en ordonne autrement; mais je dois espérer
qu'elle ne veut pas mécraser soux le faix et qu'après la tourmente
viendra la bonasse, car deux années encor comme ont été ces
trois dernières, a la fin viendroient a bout de votre pauvre
ancien amy. le temps mème a donner par intervalles a mes
chères études ou pour mieux dire a mon grifonage, qui depuis
longtemps est la seule chose qui me ranime vrayment, m'est depuis
plus de trois mois entierement ravy, et quoyque je mette la plus
grande tranquillité d'ame et surtout de démarches, a la suitte de
mes affaires, attendu que de s'inquiéter ne leur fait rien du tout
et qu'ayant affaire a gens qui sont le superlatif de la turbule=
nce, on s'étouferoit en vain et s'égareroit a les vouloir suivre
et l'on perdroit de vue l'essentiel, néanmoins soit rapide
succession des misères de la vie civile, soit préoccupation, soit
couvre du temps, je ne fais qu'écrire des billets et des lettres, pour=
voir en vint endroits, etre a charge a touts, et attendre de touts
cotés. ainsy dieu le veut, mais le repos et le travail de choix,
de la campagne, me manquent bien cette année.

connoissés vous nos loix mon amy, connoissés vous ce que le laps
de temps ajoute de formalités par tout paÿs a ce corps conditionel
qui fait le point de reunion d'un certain nombre de familles, et d'un
plus grand d'individus isolés qui croyant secouer le joug de la
nature renoncent a ses douceurs: connoissés vous l'influence que
<1v> la détérioration des moeurs a sur tout cela? sans doute vous en
avés trop d'usage par l'habitude et par lexercice de divers emplois,
et votre esprit est trop porté a la réflexion, pour que celle cy vous
soit échapée. or nos moeurs mon amy ont eu une si forte secousse
soux le règne passé qu'a cet égard la nation est perdue. je disois
il y a peu de temps a albert maintenant lnt de police, que
Mr bertin qui l'étoit en 1759 m'avoit dit alors, que né dans le droit
écrit, il ne pouvoit se faire a l'abus de l'intromission de la police
dans touts les détails domestiques, que l'authorité paternelle n'etoit
plus rien, que sitost qu'une fille de 14 ans étoit gènée par sa mère
qui vouloit la mener a vèpres au lieu de la laisser aller a la guing=
uette, elle portoit plainte d'ètre en charte privée, trouvoit apuy dans
ses bureaux &c. et bien me dit albert aprésent les choses sont
changées, les plaintes les plus communes des enfants contre les parents

c'est de ce qu'on les veut forcer a la prostitution &c. voila la marche
mon amy; il résulte de lâ une certaine gangrène dans les idées,
qu'on qualifie tolerance et qui est telle en un mot, que les plus sages et
les plus réglés vous disent apuyés en preuve sur le dérangement, les dettes
les pertes au jeu &c car pour ce qui est des vilainies on n'est pas fort
touché de cela, et dailleurs pour une femme de 50 ans, cela devient

ridicule. voila ce qu'il faut entendre mon amy, et écouter et remercier,
sans se souvenir de sa dignité natale, originelle, personelle, de peur de
tomber dans le pire des découragements qui seroit de se prendre en
pitié soy mème. en écoutant il faut ecouter reflechir et sentir ce qui est
possible, et par conséquent éviter le pire des malheurs qui seroit de
provoquer l'authenticité de sa propre honte et de celle de sa famille,
et de succomber encor dans une attaque désespérée.

croyés donc mon cher et sage amy que les inspirations d'une ame
douce et compatissante qui ne veut donner a l'extravagance que de
la pitié et qui paroit ménager son ennemy qui abuse hardiment
et injustement de ces ménagements mème, ne sont pas si distantes
des règles de la prudence et de la sagesse qu'on veut le croire quand
on n'est pas précisément sur l'arène. en toute chose il faut considé=
rer la fin
: il en est ou elle est bien reculée, mais qu'y pouvons
nous faire.

quand a ce qui est d'agir d'authorité j'ay fait ce que j'ay pu a cet égard, et
mes amis m'ont secondé. je devrois avoir quinze et bisque de ce coté
lâ, car tandis qu'on me fait cette incartade, on est soux la loy d'un
<2r> compromis de l'année passée, qui se raporte a un de 1766, lequel
tenoit lieu d'un ordre du roy demandé par touts les parents et succedant
a 5 ans de séparation et de résidence aux mèmes lieux volontairement
subie; mais si tost qu'une affaire est entamée en justice, il fut de
tout temps fort difficile de la faire trancher d'authorité et vous
sentés bien que c'est une règle fondée. je ne dis pas que quand les
sujets sont notoirement vils et extravagants, la faveur et l'authen=
ticité n'ayent pu franchir cette barriere, et cest a quoy je me suis tenu
et ce qu'on m'a mème promis. je sens aussy qu'a cet égard toute autre
muny de mes moyens, familièrement connu et estimé de touts les gens
en place ne se donnat d'autres mouvements que ceux que je me donne;
mais il faudroit poursuivre en ennemy et c'est ce que je ne scay pas
faire; il faudroit se répandre se démener et c'est ce que je ne scay pas
faire, ny a l'offensif ny au deffensif; il faudroit etourdir les gens de
ses vilaines affaires, et c'est ce que je ne scay pas faire. on ne peut que
ce qu'on peut. si ce qu'on m'a promis reussit, bene sit ce sera du
moins et tout au moins partie remise; sinon, j'ay un bon conseil
je me tiendray serré et me borneray a tendre a la faire déclarer
non recevable: dans le cas enfin ou tout me manqueroit j'auray
fait ce que j'auray pu pour la deffense du bien de ses enfants et du
sien propre, les tribunaux en auroient jugé autrement, a la bonne
heure, ce ne seroit pas la premiere fois que la folie se seroit fait faire
place en ruant avec continuité.

voila mon cher amy l'assiette de mon ame et de mes pensées a
cet égard, dont je vous fais un bien long et bien ennuyeux détail,
mais je vous le devois. tout cela s'écrit en un trait de plume, mais
les détails en sont longs, pénibles et couteux, d'ou suit que quand on
a l'ame sensible et propense au découragement il ne faut pas
s'essoufler d'inquietudes et d'action, afin d'aller jusques au bout, et de
conserver ses forces.

quand a mon autre fol, vous pensés très sagement comme en toute
autre chose: j'ay prévenu de mon mieux le cte de st mauris; je ne cesse
a cet égard de le prémunir, il me promet d'avoir mes nottes et mes
lettres très présentes; mais je vois par la peinture mème qu'il men fait
1° qu'il n'est aucunement changé, 2° que le dit commandant en sera
bientost fort embarassé. il parle de son éloquence, de ses connoissances
de ses sarcasmes et reparties, de son tempéremment excessif, d'un
desir extrème d'aller a la ville; des dangers d'icelle, non par raport
<2v> a la santé, mais par d'autres conséquences, attendu que ce peuple
participe des moeurs libres de ses voisins, ce qui me signifie que mon
homme est aussy insultant et aussy odieux que par le passé. il me dit
encor que la compagnie des prisonniers du chateau d'if ne l'a pas
accomodé. je luy réponds 1° que quand a la mauvaise compagnie
j'ay dit dans son enfance souvent que si la graine en etoit perdue
elle se retrouveroit lâ. 2° que le dépouillement de ses dettes, leurs affreu=
uses
conséquences, la maniere dont elles ont eté faites, m'assurent, y
joint l'oubly de tout cela, que cet homme a le coeur aussy corrompu
que la tète égarée; 3° qu'a légard des inconvénients de santé, je les crains
peu, ayant apris qu'il étoit a sa seconde friction et a my chemin d'un
traitement quand il se maria; que quand aux autres encor moins, pour=
vu qu'ils fussent décisifs et absolus. 4° que je n'etois neanmoins aucune=
ment d'avis de liberté, attendu que dans peu de jours, il brouilleroit tout
pilleroit tout, perdroit tout, qu'après cela je ne pouvois que m'en
raporter a sa prudence et le laisser a sa disposition comme j'avois
déja fait.

ce que vous dites sur la distinction entre la liberté et l'indépendance
est bien sage, l'une nous est assurée par la nature si nous suivons ses
loix, l'autre nous est par elle prohibée; cest a la sanction de cette loy
primitive qu'il est impossible a l'homme de se dérober. quand dieu dit
au 1er homme adam ubi es? c'est la volonté de l'homme rebelle qu'il
interrogeoit, car quand a ses facultés, a ses organes, la nature immi=
nente scait toujours bien ou les prendre et par ou les dominer.

peutètre ferés vous mieux de laisser l'homme s'instruire luy mème. c'est
le plan que suit lexcellent duc de toscane; c'est le contraire de celuy du
roy de suède; mais ce dernier etoit forcé a faire révolution, et en tout
genre, rien de pis que de faire les choses a demy. icy malgré les oposi=
tions courantes et toujours plus marquées, l'instruction marche.
les éphémérides et l'excellentissime gazette d'agriculture sont
maintenant dans touts les caffés ou touts les oisifs les lisent
fort régulierement.

adieu mon bien bon amy; le pis seroit que ma maladie fut conta=
gieuse et qu'elle attristat touts mes amis; tout le monde icy vous
salue et vous aime. j'offre mes Respects a vos dames et a Mr de
chabot, et vous embrasse de tout mon coeur

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 08 juillet 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/367/, version du 02.02.2018.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.