Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 26 mai 1775

de paris le 26 may 1775

je venois mon cher amy de recevoir votre lettre du 18
et j'allois y répondre, quand je reçois celle du 20 je vais
suivre l'une et l'autre.

vous ètiés dabord en peine sur votre lettre et vous n'y ètes plus
je vous ay dit comment toutes ces lettres avoient retardé.
certainement comme vous dites je n'ay que faire aux affaires
publiques, mais il me venoit tant de bulletins, de lettres et d'avis;
il en étoit entre mes avoués qui pensoient que c'etoit contre
moy qu'on se révoltoit, le bon gébelin entrautres venoit et quittoit
pour cela son cabinet jusques a deux fois par jour. mon courant
en outre fut alors doublé par des incidents particuliers; la transla=
tion de mon fils, le voyage de mon gendre, ne laissoient pas
de m'imposer un surcroit de mesures a prendre, pour assurer
l'un, pour recomander l'autre; en un mot je ne scais comment
cela se fait, mais j'ay beau serrer le temps par bribes et au
plus court, je ne puis sortir que de mes lettres, et quand on n'entre
pas 5 ou six fois dans la journée, pour m'aporter des
paquets mes filles disent que c'est disette, et quand je rentre
j'en trouve toujours sur mon bureau ou sur ma cheminée.
il est vray que je réponds tout de ma main, et cest la riviere
qui coule.

commencés par avoir un bon libraire, bien assorty et zélé, et
je vous promets qu'alors il aura nos livres; mais il est honteux que
partout ce commerce si important si fort au dessus des autres puis=
que cest celuy des communications morales, et fait pour ètre honoré,
soit partout aujourd'huy livré a des mercenaires qui n'ont ny
<1v> scavoir, ny émulation; s'il en eut été ainsy dans les premiers
temps ou l'imprimerie fut en honneur en europe, nous n'aurions
de recoeuils que de mémoires d'avocats. a ce propos vous ne
m'avés plus rien dit il y a longtemps de l'édition de mes lettres
sur la législation
.

l'article fénelon des hommes a célébrer n'est point imprimé
non plus qu'aucun de touts ces nombreux mémoires qui forment
le corps de mes lectures dans nos assemblées. il en parut dans les
éphémérides quelques uns de l'article de sully qui est le premier
de touts, puis pelisson, vauban fenelon boisguilbert sethos ou
l'abé terrasson
, l'abé de st-pierre et enfin notre maitre quesnay
voila ce que cela doit embrasser; mais je n'ay plus, ny temps, ny
libraire, ny éditeur, ny prete, et je tombe en désuétude et vétusté.
je ne veux point imprimer en france, et de loin on ne s'entend pas.

je suis fort aise de ce que vous me dites que vous aves des oeco=
nomistes dans létat. en tout état de cause plus vous irés, plus vous
verrés qu'il n'est bonne besogne que de ces gens lâ.

il est très vray mon cher amy que si j'attendois pour prendre un
campo de n'avoir plus d'affaires, j'attendrois d'etre sec. il n'est pas
vray néanmoins que cecy soit un courant; que j'envoye par exemple
elle souvent mon gendre a 200 lieues, affermer mes terres, accomo=
der mes procès, canceler pour son beaufrère une affaire criminelle
traiter d'un amas enormes de creances et cela sur un plan parisien
en un paÿs ou au moyen de la puissance paternelle et de son exercice
constant on n'entend rien du tout aux interdictions pour cause de
dissipation, aux curatelles &c. rien de tout cela néanmoins non plus
que l'achat de mon hotel, quoyque ce soit une grande entreprise et de
200000 lb, ne me seroit un empèchement actuel et dirimant; quoy=
que 50 louis pour son plaisir en un temps ou l'on a tant a en dépenser
dans des agencements intérieurs, déménagements, ameublements &c
puissent etre un objet; quoyque encor laisser tout son monde dans
lembarras, et aller se réjouir, soit capable de le dégouter; rien de tout
<2r> cela dis je ne seroit un remora absolu; mais l'affaire avec cette
femme en est un. elle s'est tout a coup plainte a Mr de maurepas
de ce que je ne voulois pas finir, le priant d'etre neutre et luy mar=
quant qu'elle donnoit ordre de m'assigner. elle il a bien voulu répondre
et luy offrir de nommer un magistrat qui décideroit souverainement
et en seul; nous en sommes lâ, et luy mème n'espère pas d'arrèter
cette tète; mais puisqu'il veut bien écrire selon mes demandes et ce que
je luy présente de raisonable, je ne puis ny dans le cas de l'acceptation
ny dans celuy du refus m'en éloigner en ce moment. cecy n'aura qu'un
temps de maniere ou d'autre, du moins quand a ce reçès, et mon gen=
dre conte encor me tirer cette épine du pied, dieu le veuille. je vous
assure mon amy que dès que je pourray sagement m'écarter, j'iray
vous joindre, mais je ne le puis aprésent.

notre amie vous continuera le détail de cette bouffée de conjuration
monopolaire. cecy du moins devroit bien aprendre aux souverains
quelconques combien il est instant de proscrire a jamais ce préjugé enra=
ciné des peuples qui croyent l'authorité payée pour les nourrir. si
l'on eut prononcé mon édit, tel que vous en avés vu copie, et ensuitte
agi et prévu en conséquence, on n'eut pas souflé. une médecine
prise en deux fois, un vase prétieux mis en deux pièces, ne valent rien.
au reste les voila rentrés dans leur méthode minorative, je souhaite
qu'elle leur reussisse; dieu est sur tout.

adieu mon cher amy, mes respects chez vous, nos dames vous embrassent
et touts nos amis vous saluent tendrement en vous recomandant d'user
de votre crédit dans l'état pour établir a berne une chaire de droit
politique oeconomique, ce qui luy feroit un honneur infiny. je vous
embrasse

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur De Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 26 mai 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/365/, version du 02.02.2018.
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