Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 13 mai 1775

de paris le 13 may 1775

mon bon amy il est bien étrange que j'aye tant tardé
a répondre a votre bonne et tant bonne lettre du 22e du
mois passé. il paroitroit étrange de vous dire que nos échaufou=
rées publiques y ont quelque part, moy qui ne m'en mesle en
rien ny pour rien, et qui n'accepte assurement pas du tout, la
part que les profonds veulent m'y donner, dans le creuset de leurs
ratiocinations spéculatives; mais cepandant cela n'a pas laissé
de me faire recevoir et par conséquent écrire une quantité de
billets, avis, bulletins &c qui ajoutés a mon courant d'affaires
et de perte de temps, m'ont suffoqué.

a légard de nos besognes publiques, Me de pailly, dont la plume
ainsy que la personne ont beaucoup meilleur bon bec que moy,
a entrepris cette tâche et elle se dispose a continuer, ainsy je
ne vous en diray rien; si non que tout cecy ne sera qu'un feu de
paille, qui s'éloigne mème, quoyqu'il soit encor allumé dans la
banlieue; que cecy aura avancé la chose beaucoup plus que
reculé; que cette échaufourée 1 mot biffure a fait gagner ses éperons
a notre jeune roy, fait connoitre son caractère, avancé en
crédit et en opinion Mr turgot; que le coup surtout d'avoir mis
a la police, albert que vous avés vu diner chez moy et qui
étoit bien nud et crud alors, mais qui est bien franc du collier
et bien capable, est capital; et qu'enfin nos ennemis ou ceux
du peuple nous auront fait beaucoup plus de bien que de mal.

quand a ce qui est de mes affaires privées; vous scavés mon
cher que ma maison est éminçée, par le départ de mon frère qui
<1v> est allé en rouergue, ensuitte par celuy de boniface, que j'avois
envoyé a la guerre; dès le 1er jour il sauva grange et moulins
a charenton; mais ayant apris que le feu nous gagnoit je len=
voyay avec un valet fort et sage tout promptement au secours
de mes états du bignon. il a trouvé les marchés de fontainebleau
et de nemours pillés; on a soux son nez pillé égreville, les offi=
ciers a la tète, parcequ'il eut la délicatesse de ne vouloir pas
instrumenter chez autruy; mais le surlendemeain de son
arrivée jour de gros marché a cheroy lieu apartenant au
duc d'orléans, il s'y rendit, avec son valet armé de son casque
et de son sabre, contint pendant le marché; mais étant a diner
chez le prieur son valet prétendu dragon a l'auberge et la
maréschaussée retirée, on luy vint dire que les mutins s'ameu=
toient; il y courut voulut haranguer; serré de près mit le
pistolet a la main et sur le premier écart tomba sur la
foule avec son épée, son prétendu dragon qui est st-jean
le cocher de mon frère homme d'une force rare, arrivant
a coups de plat de sabre écarta encor la compagnie et la
maréschaussée avertie acheva le tout; mon drole un peu surpris
de s'ètre trouvé si brave sauva ainsy le marché et les maisons
c'est avant hyer que cela s'est passé. au reste l'ordre qu'il a mis
dans la paroisse est bon, et son 1er sentiment fut de s'aplaudir
de n'avoir fait mal a personne. pardon de lépisode. pour con=
tinuer mon fait, je fais transférer l'ainé du chateau dif au
chateau de joux, ou l'on doit luy donner un peu plus de large pour
le tater ou qu'il s'achève. si cette bagaude cy eut duré, je luy aur=
ois (quoyqu'avec mesure) fait donner la clef des champs, car cest
un véritable homme a bagarres, fort propre a dénicher et a donner
la chasse aux bandits, sauf a le faire pendre le dernier de touts.
en outre mon digne gendre est party hyer pour la provence
ainsy que je vous en avois prévenu, et quand a moy comme je
n'avois pas de besogne assés, j'achète un hotel considérable qui fut
en quelque sorte la maison maternelle de mes enfants, car elle etoit
<2r> dans la famille de mon beau père qui l'avoit vendue; je vous
détailleray cela une autrefois, maintenant je mets seulement
cette affaire en ligne avec les autres pour que vous voyiés le
tout d'un coup doeil.

il est temps et plus que temps mon très cher amy, que je vous
parle de vous et du bon usage que vous avés fait de votre balotte:
qui nous auroit dit autrefois quand nous parlions des potentats
nommés seizeniers et de leur aptitude et célérité a marier leur
filles bossues ou épaulées, et qu'en votre qualité de martir vous regar=
diés le deux cent comme un objet d'ambition éloignée, qui nous eut dit que vous
seriés un de ces seizeniers? loués dieu mon cher du bon usage
que vous avés fait de cet avantage; il n'en est aucun qui n'entraine
un devoir: vous l'avés bien remply; je vois que vous etes content
de vous, et vous n'etes pas de ceux qui se flattent, sur tout ce qui
tient a l'honnèteté. loués la providence qui vous a fait arriver
lâ, sans assortiment de pièges instants et dangereux. loués
la surtout de vous avoir donné cette oequanimité naturelle
qui fait jour a toute heure a l'arickmétique de l'homme de
bien, c'est a dire du bon esprit et de la bonne conscience. cest a ce don
du ciel que vous devés la bonne conduitte, et que vous devés encore
la science du bien et du mal social; car elle n'est entrée a vous, dans
l'éloignement des secours et l'isolement pour ainsy dire, que parce
qu'elle s'est trouvée analogue aux sentiments naturels de votre belle
ame. nous en dirons plus long sur ce chapitre une autre fois; pour
le présent je suis pressé et entassé de correspondances, et de nécessité
d'écrire.

le tableau d'affaires que je vous ay fait n'est pas encor ce qui
retarde le plus mon voyage; mais la dame que vous scavés a
dès cet hyver recomancé ses chicots. le ministre a bien voulu se
prèter a luy mander que le roy n'aimoit pas les scandales, et que
quand a ses difficultés elle pouvoit envoyer sa procuration icy.
elle l'a fait et comme touts ses chicots ne sont que pure chicane
mon conseil pour obliger son agent a expliquer ses griefs, attendu
que scripta manent, méne cela de loin et d'une marche si retrécie dans
ses réponces pour les faire verbiager, que rien n'avance et que je suis
acroché; ainsy je batis lentement et a travers les épines, tandis que
d'autres démolissent soux mes pieds. dieu est sur tout. adieu mon très cher
ma famille et amis vous honorent et embrassent. mes respects a vos dames

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Sacconai 
a Berne a Bursinel
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 13 mai 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/364/, version du 26.03.2018.
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