Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 28 février 1775

de paris le 28e fr 1775

recevés mon très cher amy mon compliment et celuy de
toute notre et votre famille sur la perte que vous avés faite
de Mademoiselle de bursinel. mon amy, dans ce monde il faut
ou tout perdre, ou tout quitter; la révolte la plus marquée
de lesprit est de ne vouloir ny l'un ny l'autre; pour cela les
épaissis dans l'encroutement des choses de la vie s'irritent
plutost qu'ils ne s'affligent, dans les accidents; pour cela les
civilisés et éreintés par les apétits de convention et les jouis=
sances vitieuses, quittent tout volontairement en variant
sans cesse, s'efforcent de ne rien perdre en ne s'attachant a rien;
l'homme sage ou qui veut l'ètre, l'homme de la nature enfin
tache de voir partout, le grand plan, le grand ordre, le grand
ordonnateur, l'ame universelle qui agit surtout, qui vivifie tout
qui ordonne de tout, qui nous lança a notre tour dans l'ocean
des travaux, des bienfaits et des épreuves, qui nous donna d'obeir,
de le connoitre, de l'aimer; qui attacha des droits a touts nos dev=
oirs et lia tellement les uns aux autres, que la vie, pour qui
demeure toujours présent et soumis a ce grand ordre est un cercle
continuel de mérites faciles et de bienfaits habituels. il voit que tout
est de dieu, que tout en vient, que tout y retourne, et que puisque
luy mème lae principe et la fin de tout bien ne nous fut jamais
visible que par ses bienfaits, on doit se résigner avec un sentiment
de dévouement et de paix consolante sur ce qu'il nous ote, on
doit s'apuyer de ce qu'il nous laisse, et jouir d'avance du remplace=
ment. cest ce dernier sentiment mon cher amy qui n'apartient
qu'aux hommes actifs et d'un sentiment charitable, qui répond
au reproche de la postéromanie dont que nous font les apathiques
et tristement et sèchement dangereux philosophes du présent.
<1v> l'amour propre qui se replie sur soy mème; semblable au scorpion
entouré de charbons, se pique et se donne la mort; l'amour propre
qui se répand sur les autres, n'est jamais dépourvu, se tranquilise
sur soy, parcequ'il scait que luy comme tout autre a un gardien, une
seconde ame pour ainsy dire qui veille sur chaque individu, très
indépendante de notre grande ame qui pense, qui sent, qui embrasse
les ages et l'éternité; et quand a ce qui apartient a celle lâ, elle ne
trouve jamais de vuide, elle vit aisément dans la posterité. j'aimay
tant autrefois une chanson dont le refrein etoit croissés vignes
et fillettes, joliettes: car toujours on boira, on aimera
: cest lâ le
sentiment et j'ose dire la jouissance d'une ame doucement laborieuse
je plante un arbre, pour celuy qui se reposera dessous je fais un
pont, il durera; je place j'arrange une pensée, quelqu'un en profi=
tera. ho mon amy quelqu'un qui agira de la sorte ne sera jamais
délaissé, la nature répare sans cesse autour de luy, et il doit seule=
ment jetter des fleurs sur la tombe des siens qui le devancent devant
le tribunal du grand juge de paternité et de bonté, et qui ont vécu
d'une manière a ne pas forcer sa suprème équité.

mon amy, mon apologue du frère coupechou de despreaux, etoit
relative a ce que vous me disiés que chacun venoit vous conter
ses affaires et ses tracas. cest ce margouillis d'intrigues, et ce que
les chasseurs apèlent faire de la dentelle quand un lièvre sur ses
fins brouille ses voyes a l'infiny en revenant 20 fois sur les mèmes
traces, avant de se tapir a son dernier gite; cest la dentelle de
toute vérité expirante, que je ne vous croyois pas capable de
démesler, parceque je n'eus ny ne voulus jamais avoir cette
capacité lâ, et cest pour le personage de plastron des confidences
croisées que je vous indiquois la prudence et l'attitude du frère
nazard. a cela près je ne doute parbleu brin, ny de votre atten=
tion ny pour tout ce qui peut interesser le bien public et votre
conscience, ny de votre accortise pour ne pas vous embarasser dans
les contredits et partialités.

vous ètes un peu moins thriomphant sur les progrès de la
science dans votre canton, dans cette derniere lettre, que vous ne
l'ètiés dans la précédente, et je vois que cela vient de la contradiction
entre les principes d'admission et presque de conviction, et les résul=
tats d'action et de décision. oh cela mon amy il faut nous y faire
et non seulement nous, mais notre seconde et troisieme génération.
<2r> c'est lâ ce qui m'a fait dire qu'il en falloit six y compris, celles
qui vivent au dessous de nous, avant que le régime social
fut oéconomique, et avant que les vrais oéconomistes eux mème[s]
fussent conséquents. contés mon amy que le monopole politique
apuyé de toutes les ressources et de touts les partisans, du
monopole phisique, rendra de terribles combats auparavant.

au reste un et un font onze et un font cent onze, cest le
mot de notre vénérable maitre, et je suis ravy de vos deux jeunes
gens. je le suis aussy de la maniere dont vous les montrés; ce que
vous leur dites de la maniere d'etudier n'est fait que pour les ames
privilégiées et est néanmoins de la premiere vérité. parmy mème
les plus assidus oéconomistes, s'il en est qui se soyent écartés de cette
méthode il y paroit toujours; et quand a ceux qui veulent faire
leurs thèmes a eux touts seuls, cest une pitié de voir comme ils
flageolent, un pied dehors l'autre dedans; ils nous donnent jusqu'à la fin de la ligne dommage
depuis le début de la ligne dommage petits chapitres, petits a linéa gros caractére et pjusqu'à la fin de la ligne dommage
depuis le début de la ligne dommagee peu s'en faut, qu'une méthaphisique chancelante jusqu'à la fin de la ligne dommage
depuis le début de la ligne dommageée, a la place de ces principes fixes ainsy que leur djusqu'à la fin de la ligne dommage
depuis le début de la ligne dommage sont abstraits au fonds que pour les esprits ina=
pliqués. est ce ma faute si l'on veut aprendre une science
comme on prend une connoissance? on dit que les esprits
sont forts éveillés aujourd'huy, et moy je dis que cest l'oreille et la
mémoire, et que l'esprit en écharpe prie l'opinion de faire l'office
de la pensée, comme les almanacks, les dictionaires et les journaux
de faire celuy de l'érudition. continués mon cher amy, j'ay toujours
le mème lieu d'espérer vous tenir parole et a moy mème, et j'em=
brasseray avec grand plaisir vos bons élèves qui moyennant cela
seront gens de bien.

adieu mon très cher saconay faites je vous prie passer mon com=
pliment et l'assurance de mes Respects a Mes vos soeurs et filles adieu
je vous embrasse de tout mon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai 
a Berne en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 28 février 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/362/, version du 26.03.2018.
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