Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 15 février 1775

de paris le 15 fr 1775

mon amy, vous souvenés vous du frère coupe chou des capu=
cins, homme dailleurs de bonne mine qui descendant la riviere
en tiers avec racine et despreaux en un petit bateau, les écoutoi
disputer sur des passages de longin et de sophocle; a peine
l'un des contendans avoit finy sa période, qu'un air de tète
aprobatif de la part du vénérable, piquoit d'émulation
l'adversaire qui ne vouloit pas perdre son suffrage; nouvelle
verve, qui en finissant se trouvoit récompensée d'un coup
doeil; nouvelle reprise plus véhémente de la part du premier,
nouvelle accession du beninauditeur, plus forte bouffée
déloquence de la part de l'autre, tant qu'enfin ils arrivèrent
au port que l'avantage étoit encore indécis. bien ébahis furent
les deux champions, quand le barbu cherchant et tirant sa
besace de dessoux le siège des rameurs, leur donna et octroya
le salut fraternel avec le mème coup doeil qui les avoit tant
tenus en haleine. cela vous fait voir mon amy que la science
de régner entre des gens fort préoccupés de leur objet, quand au
fonds on ne s'en soucie guères, n'est pas fort relevée, et que si je
voulois je pourrois ne vous guères plaindre des fatigues desprit
de votre actuelle position.

vous me dirés que vous entendés fort bien ce dont il est lâ ques=
tion, et qu'en outre vous y prenés l'interest vrayment principal
puisque c'est celuy du bien de la chose. et bien mon amy je suis
tout de mème, sur tout ce qui se passe et sur ce que je vois, et
avec cela je suis plus que parfaitement tranquille a cet égard.
aussy ay je tout espoir qu'il en est de mème de vous, avec la
difference que je ne m'en démène guères, au lieu qu'il me paroit
que vous ètes beaucoup forcé a vous démener; mais vous ètes un
prototype d'aimable urbanité. quand a moy, je m'en tiens a
mon point, je trouve pour le plus souvent que les hommes sont
<1v> droles, et qu'a tout prendre ils ont eu beaucoup desprit, de mettre
tant de fanfreluches de leur invention, entre le lever et le coucher
entre le matin et le soir et celuy mème de la vie, pour écarter le
Rabajoye de se sentir mûrir a chaque instant.

au reste mon amy ne croyés pas que ce genre de mienne philosop=
hie, qui n'est que pour les sollicitudes volontaires de cette vie, s'eten=
de sur le terrein du peu de bien que nous pouvons faire; vous ne
m'en soupsçonnés pas. notre mission chemine toujours, et mème
a pas redoublés a ce qu'il semble. le public de ce paÿs cy, qui
sur la suposition de notre faveur future dont il scauroit bien
prévoir le terme que nous n'avons pas caché, nous avoit pris fort
en aversion, revient a ce qu'on dit touts les jours, voyant que
touts menus oéconomistes sont écartés, que le chef n'a bougé de
sa place, et que les philosophistes, bien intriguants, bien orgueilleux
bien avides, ont pris la place, tachent de se parer de nos principes
tout en nous dénigrant. en attendant, il se fait dans la partie oéco=
nomique, touts les jours quelque chose de bon a ce qu'il me semble
quoyqu'en détail. ce que je scay cest que mes assemblées grossissent
touts les jours de maniere a ne les pouvoir plus contenir, et cela
ce ne sont ny étrangers ny courtisans, mais gens notables, et touts
des meilleurs sujets.

vous me parlés de mon éloge de quesnay, je ne voulois pas, et cest
sans moy qu'on a mis mon nom: a cela près cela fut fait dans
une journée, mais senty et fait par devoir; les philosophistes
dont la grande prétention est que tout ait commencé a eux
et qui pour cela ne peuvent soufrir qu'on parle de maitres, l'ont
beaucoup tourné en ridicule et n'ont sans doute pas manqué decho
je prévoyois bien pis; mais c'etoit pour moy un devoir. touts eus=
sent ou plusieurs, volé sans moy notre maitre, plusieurs ont tenté
de le désavouer; quelques uns l'ont renié. je pouvois touts ces crimes
lâ plus que tout autre, car jamais deux manieres ne furent plus
distantes que la sienne et la mienne, et ce qu'il m'a apris, je l'ay
furieusement travaillé; mais il y a une justice par dessus tout, elle
entre dans touts mes attachements, et cent fois plus vivante que
la sensibilité, ce n'est que par elle que je suis homme sur une ligne
cest avec elle que je veux vivre et mourir.

<2r> vous me faites le plus grand plaisir par ce que vous me dites, que
vos compatriotes vous demandent des assemblées; je sens bien
qu'on flagorne in ogni modo Mr lélecteur; mais qu'importe, il
faut se servir de tout pour le bien de la chose, d'autant que ce
seroit le bien mème des hypocrites. oh que j'aimerois a vous
scavoir des mardis aussy et une salle pour cela, ou seroit le por=
trait du docteur que je vous enverrois, et que je pusse vous y
voir rassemblés un jour a berne; ne voila t'il pas un beau chateau
en espagne? quoyqu'il en soit a moins d'accident non prévu
les fètes de la pentecôte me verront dans ce paÿs lâ.

je suis fort, mais fort aise que la santé de Me de watteville
se rétablisse, et je le seray fort quand je vous scauray reuny
avec votre enfant. les miens vous embrassent et vous honorent
ainsy font les tenants anciens de l'assemblée oéconomique qui
touts vous révèrent comme très habile et très zélé. adieu mon
cher amy, je vous embrasse de tout mon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai
a Berne en Suisse
par Geneve


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 15 février 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/361/, version du 26.03.2018.
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