Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 03 décembre 1774

de paris le 3e xbre 1774

pour commencer mon cher amy par le plus important
je vous diray que vos souliers sont faits et retirés, le tout
parceque le voiturier de genève devoit partir lundy prochain
on a dit depuis a st-pierre que cet homme en notre paÿs de lib=
erté ne pouvoit porter des paquets au dessoux de 25 livres, il
ira demain s'en informer; notre pis aller sera de vous faire
faire troix ou quatre quintaux de souliers.

il est sûr que dans les 3 séances de mes assemblées qui ont
eté tenues, vous auriés entendu de bonnes choses, et vu bien
du monde. je m'etois proposé d'aller prè toujours mon chemin
comme j'avois fait du temps de la persécution aparente. je
connois néanmoins assés les choses de ce monde, pour scavoir
que dans ces temps lâ nous étions forts, la disgrace etant
le véritable air salubre pour les nouveautés, et la vérité
po malvoulue ne pouvant guères rien craindre que par les
détaîls de peu d'importance; qu'au contraire le prétendu
air de faveur effraye et ameute l'innombrable et invincible
phalange de fripons, et que l'arrière ban du patriotisme, fait
bien le plus mauvais corps de troupes en tout genre, que je
connoisse. en conséquence j'avois un rebut effroyable pour
venir icy; vous scavés que je n'ay pas été le maitre de mon
opinion. j'ay observé detre tellement reclus que je ne suis pas
sorty deux fois l'aprèsmidy depuis mon retour; avec tout cela
dieu scait ce qu'on prète d'histoires a ma maison ou nous vivons
comme vous scavés; et vous n'aurés plus d'éphémérides, et l'on
ferme des ports en flandre, et des droits sur le fer blanc étrangers,
et je ne jurerois pas que votre cher abé baudeau, qu'on charge
comme un baudet de charités de touts les genres, ne fut quelqu'un
<1v> de ces jours, trouvé dans sa chambre, pendu. mon bon amy vous
avés mieux vu que moy certains hommes, et un bien plus grand
nombre d'hommes; mais l'ensemble travaillé en finance et mis
en contrepoint soit en présence soit en embuscade depuis tant
de temps, je l'ay plus pesé que vous j'ose le dire. les fripons de
notre temps sont touts de manufacture royale, mème les votres,
et leur bataillon cache bien des sortes d'armes offensives, soux
l'uniforme de la civilisation.

mon cher amy, je ne scay comment vous dire ce que je veux
vous dire, car il vous semblera que racordant cecy avec la
précédente je vous y préparois, et toutefois sur mon honneur
je n'en avois pas alors d'idée. peu après vous avoir écrit, j'apris
que mon fils le cher loin d'avoir obei a mon ordre d'aller a aix
erroit dans la provence; que mandé par son frère (envers lequel
les ordres ont été mal exécutés) il avoit eté le voir; que les amis
de son oncle, se doutant de quelque desir d'escapade pour
aller a grasse vanger son frère &c l'avoient fait partir pour
icy. a la vérité, abatu de revers, poussé de tant de cotés (car les
hostilités limousines recomancent) irrité de la désobeissance a
mes ordres, je ne pus m'empècher déclater contre les avis mito=
yens qui m'avoient de tout temps barré dans ma charge de père
et de me mettre en train pour avoir un ordre pour enfermer celuy
cy encor au fort de quieras, et luy donner lâ le temps de mettre
de l'eau dans son vin jusques a son retour a malthe, et de payer
sur sa pension l'argent qu'il a mangé a son oncle. la crise
passée du saillant toujours chaud pour ses beauxfrères, s'est
mis en travers et a demandé a genoux qu'on tachat d'obtenir
de vous qu'il vous fut envoyé soux le nom de cher de beaumont
seulement mon parent; il a vanté votre connoissance des hommes
votre sévérité &c a dit que c'etoit un essay de peu de mois que
facile a vivre et n'etant qu'effréné, il ny avoit nul désagrement
a risquer quand a l'absolu; que s'il continuoit a ètre effréné, on
le renverroit de lâ a malthe pour n'en sortir jamais; que si au
contraire il mettoit de l'eau dans son vin, on verroit alors ce qu'on
en voudroit faire. objecté telle charge, répondu l'amitié, objecté
que vous n'aviés pas de maison, répondu que vous le mettriés dans
quelque pension peu couteuse, ce Mr n'etant nullement delicat ny
<2r> fait pour l'ètre; objecté que je devois aller, et de bonne heure peutètre
dans ce paÿs lâ, répondu que d'icy lâ, son horoscope seroit tiré
que s'il étoit en mal, on le feroit partir avant pour malthe; si en
mieux je le verrois alors et luy rendrois son nom. enfin voila
tout le beau plan qu'il avoit deja fait agréer a mon frère
quand a Me de pailly elle a répondu a ce comité qu'elle étoit
de l'avis qui de tout ce qui pouvoit retarder léclat que je voulois
faire. quand je l'ay consultée a part, elle ne m'a objecté sauf
votre avis que la dépense, mon frère ne luy laissant plus que
900 lb de pension pour luy faire payer petit a petit ses fred=
aines; quand a cet article, dans cas forcé je suppléerois
pourvu qu'il n'en scut rien. enfin mon cher amy j'ay promis
de vous écrire pour scavoir ce que vous penseriés sur cela.
croyés surtout que quand je ne vous aimerois pas comme je
fais, je scay fort bien qu'il est contre le droit des gens
d'etre a charge.

a légard de mon voyage a la montagne, le mois de may etant
le temps du concours n'est pas trop celuy qu'il me faut. il y a de plus
a considérer que c'est le temps le plus distant de ma mauvaise
saison, qui est constamment en automne. il ne connoitra rien a
mon urine; mon mal n'est autre chose qu'un estomac autrefois
vorace et habituellement forcé, qui ne peut aujourd'huy soutenir
la portion d'aliments nécéssaire au maintien naturel de ma per=
sonne, de maniere que dans le régime relatif je dépéris, et si je
veux me mettre a mon niveau j'indigère. or ces indigestions
ont maintenant pris la voye habituelle de la poitrine, qui fut
elle de fer, a la fin ny tiendra pas.

que de misères contient cette lettre. adieu mon cher amy, tout
ce qui vous a vu et connu vous honore et vous regrette et toute
notre maison, vous embrasse bien tendrement, ainsy que je fais

Mirabeau


Enveloppe

A monsieur

Monsieur de Saconai en 
son chateau de Bursinel
près Rolle en Suisse
Par Geneve


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 03 décembre 1774, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/359/, version du 26.03.2018.
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