Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 08 novembre 1772

de paris le 8e 9bre 1772

je réponds mon cher amy a votre lettre du 29 8bre. jetois sur le point de vous écrire
pour vous faire mon compliment sur la mort de Melle de saconay
votre respectable soeur, quand un pareil accident domestique
m'a assailly; la ctesse de Mirabeau, née baronne de Kunsberg et
veuve depuis 1761 de mon frère cadet retiré et étably en allemagne,
etoit venue dans notre maison en 1762, pour réclamer des droits
qu'elle avoit sur nos affaires etrangères; son oéconomie et mes
soins luy avoient assuré une fortune honnète, et elle en étoit si rec=
onoissante qu'elle s'etoit domiciliée pour jamais avec nous, et m'avoit
voué un attachement bien prétieux et bien regrétable. jamais femme
n'eut plus qu'elle l'esprit de patience, de prudence et de paix. sa noblesse
de coeur et de manières, sa droiture, son courage et sa discretion poussée
mème trop loin, la doivent rendre sa mémoire très respectable.
des longtemps attaquée dans son paÿs par des remèdes de bourreau
et d'un sang poitrinaire, elle avoit de fréquents pissements de sang
quand les toux luy passoient. elle en a soufert tout lété cachant
ses douleurs avec un courage presque féroce et disant toujours que
cela alloit alloit mieux, enfin un ulcère dans les reins a gagné la
vessie, elle ne s'est alitée que 4 jours avant sa mort elle devoroit
ses plaintes, et nous l'avons perdue de la sorte. vous le scavés mon
amy, il n'est pas vray que le coeur s'endurcisse en viellissant; le plus
vieux desormais de ma maison, j'avois conté que la providence
m'épargneroit ces sortes d'angoisses, et que ma digne soeur me fermeroit
les yeux. dieu est surtout, et les hommes bien peu de chose.

vous me faites le plus grand plaisir parce que vous me marqués
de Mr le cte de gorani. l'italie commence a s'éclairer, du moins
dans la partie des hommes studieux, et ceux lâ donnent bientost
le ton aux autres, un Mr ferdinando paoletti dor m'a adressé
deux ouvrages de luy, dont le pr intitulé pensées sur l'agriculture
<1v> montre une ame vrayment occupée du bonheur des gens de la
campagne; mais le second qui traite des vrais moyens de rendre
la societé heureuse, est nourry de nos meilleurs ouvrages classiques,
en traduit touts les principes, et les traite au mieux dans la division
et la suitte qu'il a donnée a son ouvrage. tout y est hors les cal=
culs oéconomiques, et la question de l'impost. ce digne homme eut
été vivement persécuté par son évèque, pour avoir dit que les
moines mandiants étoient un fleau sur les campagnes, comme aussy
pour avoir raisonné, sans la protection spéciale du grand duc.
ce prince qui marche avec une sagesse dieudonnée a demandé des
mémoires, sur la maniere d'établir l'impost unique sur les terres et
il fait solliciter soux main les autheurs des mémoires, de les faire
imprimer; cest ainsy que marcheront les lumières, mais toujours
lentement si l'on veut que ce soit solidement.

maintenant venons a l'idée de l'excellent comte gorani, et aux moyen
que j'ay de la faire reussir. certainement le margrave, a moins
qu'il n'eut totalement changé de caractère et de principes ce qui ne
scauroit etre, a le plus grand besoin d'un homme tel que Mr gorani.
il m'est revenu qu'il s'etoit fait comme une ligue universelle de tout
son conseil, contre ses plans de réforme sur l'impost &c et qu'il etoit
contrarié comme de droit et presque rebuté. jay lieu de croire par
ce que j'en ay vu et ouy dire a sa femme, qu'il n'a pas le caractère
assés entier et c'est lâ le défaut ordinaire des hommes trop bons
et lécoeuil des princes a qui il faut une triple armure de caractère
pour pouvoir se débarasser des chaisnes de l'usage et des entraves
de la dignité. Mr le cte gorani luy est donc très nécessaire, nous
le sera a touts peutètre dans ce lieu, et s'y trouvera comme en
paradis; mais il s'agit d'un etat a luy faire en ce lieu et de pro=
poser la chose au prince. a cet égard je ne crois pas ètre en
mesure pour cela.

1° je scay qu'il est fort oéconome et qu'il a beaucoup de gentils hom=
mes et autres de la maison de son cousin de bade, a renvoyer
remplacer, soudoyer. 2° il s'en faut bien que notre correspondance
soit suivie. il n'a pas répondu a la lettre par laquelle je luy donnay
<2r> part de la grand croix de vasa que le roy de suéde m'avoit offerte
et cette lettre est du mois de juin. il est vray qu'a cette lettre j'aj=
outois un conseil qui peutétre luy a déplu. il a fort a coeur l'ins=
truction et lémulation du pce héréditaire, qui étudie mais ne mord
pas; je luy conseillois de l'envoyer incognito auprès du grand duc
prince uniquement occupé de ces objets, et lassurois que le jeune prince
libre, apliqueroit dans sa tète a son propre paÿs tout ce qu'il ver=
roit faire a l'autre &c &c. je crus de mon devoir de luy donner cette
idée; il n'a pas répondu, mais quand a moy, puisque dieu l'a voulu
je suis trop sur le bord des marais de la célébrité, pour n'avoir pas
grande attention a me tenir très serré auprès de touts attributs
de cette manière d'etre, amphibie.

quoyqu'il en soit il ne m'a pas répondu et je ne dois pas l'attaquer;
mais je puis et dois luy dire de Mr le cte gorani ce que j'en pense
et ce que vous m'en affirmés. ainsy donc s'il le desire je luy enverray
une lettre pour le margrave, lettre dont il seroit luy mème porteur.
au bout du conte le voyage n'est pas long et seroit agréable. cette
cour est la plus honnète de l'allemagne, il sera bien traité il verra
si cela luy convient et fera selon le vent la voile. je crois cela plus
sage que de s'engager avant d'avoir vu, et quand a ce point s'il
convient a votre amy je l'exécuteray sur votre 1er avis.

si du pont vous a écrit ce sera sans doute que vous n'aurés pas fait
acquiter l'année passée. nos pauvres éphémérides ont éte bien talonnées
jespère qu'elles reprendront. adieu cher amy conservés moy ce sentiment
qui m'est aussy nécessaire qu'honorable.


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur de Saconai 
en son chateau de Bursinel
Par Berne en suisse


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 08 novembre 1772, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/322/, version du 26.03.2018.
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