Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 07 avril 1772

de paris le 7e avril 1772

nul véritable labeur sans fruits mon cher amy, cest la loy
de la nature, comme nuls fruits durables sans labeur. vous
en ètes maintenant au point ou l'on recoeuille ceux de létude
opiniatre et suivie de la science oéconomique; elle rassoit et
apaise l'ame sur la soif du bonheur et sur l'inquiétude de l'avenir
en nous montrant notre tâche journalière en éclaircissant nos
droits et surtout nos devoirs. assis desormais des lors sur la tranquillité
et la sureté personelle le flambeau de la science éclaire devant
nous desormais touts les objets; tout bien et tout mal politique
se raporte au bien et au mal moral; tout bien et tout mal moral
se raporte au bien et au mal phisique; daprès cette marche se
débrouillent toutes questions politiques et morales, dans leur
principe, dans leur progrès, dans leur effet, et quand le tout est
réduit au phisique il ne s'agit plus que de calculer. telle fut, telle
est ma recette mon cher amy, et ce que vous apelés ma fécondité
qui n'est autre chose que ma négligence, n'a point d'autre règle
ny d'autre objet désormais que de montrer a de meilleurs esprits
plus concis plus réglés et plus solides (car chacun a le sien) comment
on se sert de cette arme lâ. je scay fort bien que je ne fais plus
que rabacher quand aux principes et aux explications, mais je les
aplique sur touts les objets qui se présentent, et partout ils me
donnent la solution simple, satisfaisante et qui ramène tout
au point central.

je ne m'etonne donc pas mon très cher que les questions politiques
se dévelopent devant vous et s'apliquent a cette méthode; je serois
bien plus étoné si dans peu quelqu'une vous résistoit. au reste
ne regrettés pas ce que vous apelés le don de la parole; outre que
vous l'aviés et douce et sage et conciliante et cest celle la seule=
ment qui dépend de son propre organe, et qui a la longue pénètre
<1v> et persuade, outre cela dis je, je ne fais pas grand cas de lem=
pire de la parole et de son efficacité a demeure. je scay que toutes
les républiques du monde me démentiroient a cet égard; mais cela
n'est pas du tout contre mon opinion, et le tableau des succès et de
la sagesse de tout partis pris et a prendre d'après l'impulsion des
orateurs, feroit ma réponce je vous assure, très concluante. en
un mot pour émouvoir passagèrement et décider subitement, ils
valent de quelque chose mieux que des trompettes; mais en fait
d'opinions durables et de sciences exactes autant en emporte le
vent. je ne scay quels pédants ont imprimé que j'etois fort éloq=
uent, quand je me mettois en verve; je n'ay guères en ma vie vécu
qu'avec mes très proches et mes amis habituels, touts gens qui
scavent bien que je parle de bonne foy, et en vérité loin que j'aye
communément persuadé mes entours, ils m'ont presque toujours
traité en imbécille chéri et prisé. notre science ne scauroit se pro=
vigner avec la parole; j'en ay beaucoup usé, entrainé que j'etois
par le zèle et parcequ'on parle de ce dont on s'occupe, la philoso=
phie rurale qui n'est assurément pas éloquente en a plus gagné
que toutes mes paroles n'en ont pu étourdir.

vous avés fort bien fait de relire l'ordre naturel et escentiel des
sociétés politiques
c'est un fort bon livre et comme vous le dites dans
le rang des autheurs classiques; mais lisés donc aussy l'analise
oéconomique des sociétés policées, qui est paraillement un ouvrage
complet, classique, et peutètre plus parfaitement oéconomique.

d'états a états mon cher amy c'est presque comme de famille a
famille, touts les maux moraux et politiques sont contagieux. la
manoeuvre et l'opération destructive d'établir des fonds publics, 1 mot biffure
1 mot biffure qui n'est autre chose que la ressource des plébeiens de rome
quand ils engageoient leurs enfants a leurs créanciers, a préparé
et décrété une révolution inévitable et un desordre général. nous som=
mes au terme en europe, car toute fausse voye ne scauroit mener
loin. nous sommes donc a la veille d'un desordre général inévitable
puisqu'il est dans l'ordre naturel des choses. tout cela s'annonce
par des simptomes, et le simptôme le plus marqué du desordre
est quand la jeunesse prend le haut bout, 1 mot recouvrement dans les conseils. cela
vous arrive comme ailleurs par épidémie, quoyque peutètre moins
qu'ailleurs. il est inutile de se roidir contre un mal qui est dans
l'ordre naturel des choses; il n'apartient qu'a l'orgueil personnel
triste pature, de vouloir faire comme caton le rôle de censeur
<2r> a temps et a contretemps cloche incomode pour les passants, et le
héros des hypocondriaques; il faut voir dans le desordre mème, le
coté réparatoire; car heureusement pour l'homme aveugle, il
n'est nul mal qui n'ait son bien a coté, comme aussy nul bien qui
n'ait son mal voisin. l'avantage de l'émancipation précoce de la
jeunesse et de son admission prépondérante aux affaires, peut se
trouver aujourd'huy dans sa facilité a embrasser de nouvelles opi=
nions. la jeunesse est avide selon la nature parcequ'elle est dans
l'age d'acquérir; la viellesse qui sent qu'elle perd veut retenir; dela
vient la facilité de l'une a admettre de nouvelles idées, lopiniatreté
de l'autre a tenir aux anciennes; le tout est dans la nature. or com=
me il est temps de faire une révolution totale dans les idées poli=
tiques, que la chose est indispensable et qu'elle presse, la jeunesse
nous vaut mieux en général, que les viellards. au reste quand a
vous, la chose peut ètre très différente, et voicy pourquoy. c'est mon
cher amy s'il faut trancher le mot, cest que la science convient
a l'aristocratie, comme la pulmonie a un joueur de flute. que
voulés vous que fassent des aristocrates s'ils ne réglementent?
il faut bien qu'ils gouvernent, et ils ne gouteront jamais le mot
sage de notre amie. la plupart des maux de ce monde ne viennent
que de vouloir dire ou il ny a rien a dire, et faire, ou il ny a rien
a faire.

quand a l'article des grains tout est dit il y a longtemps; il ny a
qu'a redire. tout magazin public est au commerce ce qu'est un
fanal qui annonce un ecoeuil a un vaisseau; toute vente au rabais
chasse encor le commerce, et a moins que ce ne soit de leau d'une
riviere, son fonds sera bientost épuisé. je suis me disoit le mar=
grave l'année passée, entouré d'une part du palatinat, de l'autre
de la baviere, la suisse, le rhin, tout est barrière; que me vaudra
l'affiche de la liberté? que les sapins de vos montagnes Mrs vous
verseront du bled. affichés la liberté d'emmagaziner chez vous
et d'en sortir sans y laisser aucun grain, mème dans la famine.
levés toute barriere de votre dépendance, declarés vous non l'ap=
rovisioneur de votre peuple, mais le protecteur inviolable de la
sainte et vénérable liberté absolue, bientost vous en recevrés la
récompense. en effet les paÿsans du palatinat succombant soux
le faix en aportoient chez luy en abondance, au lieu que tout
<2v> aprovisioneur pour vendre au rabais verra accourir a luy et les
siens, et les voisins, et tout le monde luy en demander. oh si une telle
manoeuvre est prohibée a un seigneur a qui le peuple paye des droits
a un souverain a qui il paye l'impost, combien a plus forte raison
chez vous, qui laissés a chacun sa chose. on a bien fait de deffendre
la sortie puisqu'on vouloit batir des magazins oreilles d'ane
au gouvernement. car magazins et liberté ne scauroient aller
ensemble, ce seroit comme le carosse d'arlequin qui vouloit six
chevaux devant et six derriere. j'admire la haute peritie des
gouvernements qui s'étudieroient volontiers touts a tenir le grain
a bas prix; ils ne scauroient regarder par dessus la lunette et voir
que cest le prix du grain qui fait le taux de celuy de toutes les autres
danrées. vous n'en vandés guères, mais vous avés des bestiaux
vous avés des vins, et si vous les vendrés comme on vendra le
bled; si vous ne vendés rien vous n'avés rien et ce n'est pas pour
vous que je parle; or le prix des danrées, fait les revenus, et les
revenus largent, que touts les gouvernements aiment tant; quoy=
qu'ils le caressent a la tartare. mais dit on ce n'est pas le bon prix
constant que nous réprouvons, mais celuy lâ depend de la
liberté générale a laquelle nous au centre de l'europe et dans nos
montagnes nous ne pouvons rien, et sans laquelle nous risquons
de périr quand tout le monde ferme les barrieres. fort bien et en
attondant que quelqu'un commence vous ne voulés pas que ce soit
vous. vous croyés sans doute que la liberté est un convive qui fait
12 repas par jour; et ou diable voudriés vous qu'allassent vos grains
montagnards, a paris? a lion? a milan? en hollande? en chemin
ou ils ny a que des gueux qui vous en aportent a pieds nuds? o
grand areopage de tètes autrefois fort censées, et de coeur fort chaud
tenés vous pour dit qu'il n'est rien tant sorty de la suisse que des
hommes, car il en va partout, et cepandant cest le paÿs de l'europe
ou il y en a le plus proportion gardée. rien ne sort pour aller chercher
le bon prix au loin quand il l'a auprès, d'autant qu'accru des frais
de transport il devient cherté au profit de personne: en temps de
disette tout court ou est la liberté, et tout y arrive malgré les obs=
tacles car on ne respire que lâ, et le 1er besoin de l'homme est de
respirer.

adieu mon cher amy, je seray fort aise de voir Mrs vos compatriotes
mais au mois de may mes visites assemblées cessent, et me voir sans cela, cest
voir une vielle futaille ou fut autrefois du bon vin. je vous embrasse

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 07 avril 1772, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/319/, version du 26.03.2018.
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