Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Mirabeau, 25 juillet 1771

de Mirabeau le 25e juillet 1771

votre lettre du 16 mon cher amy m'est arrivée le 23 et ce n'est
pas trop de temps vu le prolongement qu'ont toutes les correspon=
dances en ce coin reculé de la terre. celle cy ne partira d'icy que le 26
et d'aix que le 27 mais je réponds aussitost que je puis.

je commence dabord par la proposition que vous me faites qui est
d'un méchant homme; elle consiste a vous aller voir a bursinel a mon
retour d'icy, que nous traverserions ensemble la suisse et nous quitte=
rions a dourlac. ce plan en le prenant au rebours étoit vrayment
celuy que j'avois fait pour le printemps passé dans mes rèves; mais qui a
fils, école, et affaires de toute espèce peut il disposer de luy? je
disois donc que je donnerois rendès vous a mon amy chez le mar=
grave, que de lâ par basle nous traverserions la suisse et mème
ferions quelque pointe a cheval, qu'ensuitte je reverrois sa famille
et ce cher bursinel, dont je viens tout a l'heure de retrouver soux
ma main les brouillons des folies que nous y écrivions il y a tout
a l'heure quarante ans, et puis par genève et le graisyvodan, vien=
drois a grenoble et par la montagne ou les chemins sont faits, icy.
mais au fait et au prendre le fleuve des affaires coule toujours mon
ouragan de fils a été tenu le bec dans l'eau, le margrave est venu,
les maladies m'ont arrèté, qui pis est puisque j'ay manqué mon amy,
or maintenant me voicy ayant retrouvé l'usage des habits d'été
et respirant l'air comme sur un réchaud. des affaires principales
que j'ay vont lentement, a cause que chacun est a sa récolte, et quand
elles iroient vite, en vérité je ne scaurois avant la my 7bre aller voir
ma fille dans ce climat de grasse; j'y passeray peu de jours, ainsy qu'a
marseille ou mon abé va faire mes affaires avant moy; quelques uns
a aix, qui est notre municipale et sotte et tirannique capitale ou l'on
me veut in petto le mal qu'on me voudroit a berne si l'on eut été
assés bon pour vouloir me faire avoyer et moy tel que je suis, cest
a dire préférant sans hésiter d'ètre pendu; or ce n'est pas le tout
il faut pourtant faire honestise; ensuitte je pars avec mon frère, qui
vient desormais habiter avec moy; mais quand je ne l'aurois pas
tout cela me mène en 8bre est ce la saison de voir et traverser votre paÿs ?
<1v> et puis le margrave ne sera pas de retour chez luy, car non seulement
luy mais mème Me la Margrave m'a dit poliment en la quittant que
s'il espéroit me revoir a la fin d'8bre c'etoit le moyen de l'y retenir. vous
voyés donc bien que c'est me donner des regrets que me faire une proposition
semblable qui nous ramène aux perspectives longues et unies de
l'age de 20 ans.

doucement donc mon cher amy, vous m'avés fait rechercher et
relire les 10 commandements; ou sauf le plus profond Respect j'ay
trouvé bien quelque double employ, mais j'ay vu que le 3e comman=
dement ne porte point du tout sur le travail, mais au contraire
sur la cessation d'iceluy. souvenés vous de sanctifier le jour du sabath.
vous travaillerés et ferés touts vos ouvrages pendant six jours. le
septième est le sabath ou le jour du repos du seigneur votre dieu. vous
ne ferés aucune oeuvre en ce jour. ny vous &
... c'etoit donc le jour
du prètre dont ce commandement faisoit la réserve et a bon droit
car un peuple agriculteur si le règlement ne s'en mesle, m'auroit l'air
de ne pas trouver le quard d'heure d'audiance aux spéculatifs; or comme
ceux cy scavent bien pourquoy ils veulent qu'on les écoute, dieu a dit
qu'il falloit luy donner le 7e de son temps. or un sacrilège oécon=
omiste seroit venu et auroit dit compère, vous nous retenés déja
la dixme des fruits sans détraction ny calcul des avances, surcharge
onéreuse et de toute injustice, attendu son inégalité et par consé
=
quent antidivine attendu son injustice; mais passe pour cela, tout est
dit et je ne veux point de trouble: aujourd'huy vous nous demandés
le 7e de notre temps, cest trop de par touts les buissons de la montagne

car 1° vous perdés votre 10e sur cette perte lâ et cela n'est pas calculé
2° vous nous ordonnés oisiveté absolue, or oisiveté ne scauroit avoir
de recours et de soulas que la polloution de corps ou desprit. celle
de corps n'est pas oeuvre de dieu, a moins qu'elle ne soit naturelle et
non provoquée; celle d'esprit vous vous en rendés les maitres attendu
votre patente de drogueman entre nous pauvres gens et notre autheur.
fort bien, mais avisés que tout cela est sujet a mécompte si la masse des
bien réels et phisiques en décroit; allés, laissés nous travailler jour et nuit
de sabath et de sabbatine, et quand nous serons riches de notre travail
et plus nous serons riches, plus nous ferons vivre de spéculatifs qui grais=
seront les bottes du courrier qui doit porter en haut la malle de vos prieres

quoyqu'il en soit mon cher amy je vous prie de voir qu'il n'est point
du tout question lâ de travailler, mais au contraire de lordre de ne travailler
que six jours, comme en effet je crois qu'on travailloit avant le décalogue,
<2r> et n'enviés plus a mon curé soissonnois l'honneur de l'invention.

vous avés bonne mémoire mon cher amy. ce que vous me dites en 1740
touchant le canal a tirer de notre riviere, me reste si bien dans lesprit
que des 1741 je fis venir un entrepreneur qui me mangea 4500 lb je
fus en baviere en ce temps lâ et ma mère n'etant pas portative on m'en
dit du bien longtemps et ce ne fu qu'a la fin qu'on me manda que c'etoit
un fou qui avoit tout bouleversé. le fait etoit vray et je trouvay en
43 que ce drole qui avoit marqué sa prise dans la plaine n'auroit
jamais rien fait qui vaille. depuis je lay fait niveller plusieurs fois
mais n'ay jamais osé l'entreprendre 1° a cause de la dépense et de mes
embarras multipliés 2° de l'incertitude; surtout n'ayant passé icy que
3 semaines en tout depuis 1744 jusques a ce voyage cy. aujourdhuy
je vais le faire entreprendre a bon escient et en donner le prix fait en
bonnes mains et jespère que cela marchera. au reste quand vous vites ce
paÿs il n'avoit point eté affermé et l'on n'en avoit offert a mon père
que 12000 lb; depuis en 1743 la premiere ferme fut a 15000 lb, elle est
maintenant a 27, et je veux avant partir faire un bail de dix ans qui
la pousse a 40000 lb au moyen d'obligations de travaux par moy con=
tractées. j'ay baty 5 grosses fermes et plusieurs petites; je vais continuer
fort pour ce dernier genre; je me sèvre de tout pour cela, mais j'auray
mis mes enfants et les choses sur la voye, cest ma conscience et mon
objet. quand a ce qui est de vos terrasses, j'en verray du coté de grasse
car c'est ainsy que tout y est fait; pour icy je ne puis les voir qu'en per=
spective et pour ma 5e génération, si elle suit toujours le mème plan.
si j'avois deux millions je verrois aisément ou les placer icy au dix pour cent, mais
il en est de mème au moins dans toutes mes terres. au reste encor tout
dépend il des marauds de prohibiteurs que j'attaque en vain de toute
parts; notre bled de gap et de sisteron ne peut aller a genève qui le reçoit
de rome par nos monopoleurs et tout est en stagnation icy, chose
inouie, avant cette aurore boréale de liberté, contre laquelle on a tant
crié.

vous avés bien raison de dire qu'en finance et ajoutés en tout, les principes
erronés font inévitablement les conséquences désastreuses. contés mon
amy que si nous avons a la fois repris en soux oeuvre toutes constitutions
politiques quelquonques dans toutes leurs branches, ce n'est pas du tout
envie de faire éclat ny ne marcher sur des feux couverts d'une cendre
trompeuse; mais c'est que tout se tient par l'ordre de la nature et qu'il
est impossible de semer en sureté un seul grain de bled sans liberté et
d'obtenir une seule parcelle de liberté que toutes ne suivent; on nous croit
vastes et imaginaires et nous ne sommes que simples et conséquents.
moy qui ay vu le tout avant de l'annoncer j'ay quelque fois rendu la main
de l'espérance a mes élèves écumants, de peur de les rebuter; mais quand
<2v> je les ay vu s'impatienter d'opositions absurdes et dont n'aguères ils
eussent été les organes, je leur ay dit et vous le verrés annoncé dans me
sully, que de deux cents ans encor le règne de l'ordre naturel n'auroit
surmonté touts nos brouillards politiques. quoyqu'il en soit tout se tient
selon la nature; le propre des constitutions humaines est de tout divi=
ser, familles, paroisses, vigueries, cantons, villes, quartiers, provinces
etats, métiers, corps, et surtout administration &c, &c, et lélément des
vicissitudes humaines n'est autre chose que la chapitre des démolitions
de constitutions humaines contradictoires au grand et uniforme plan
primordial et constant de la nature.

au reste gardés vous mon cher amy de décourager ceux qui
veulent écrire. il en faut et beaucoup. si vous otés l'abé qui est icy
du pont qui fait les éphémérides et l'abé Roubeau qui fait la gazette
et le journal du commerce et qui a bien du talent et moy, je n'en con=
nois aucun autre; car la riviere qui a bousillé soux la dictée du
docteur l'ordre escentiel et naturel des sociétés politiques, n'a ny scien=
ce fonciere, ny talent ny volonté; or il faut pourtant de l'instruction
je crois bien qu'il y en a assés quand aux livres classiques, mais il en
faut dans touts les genres, toute histoire, toute recherche, toute
vraye découverte tout est a faire et surtout l'instruction de détail.
il faut donc vrayment qu'avant tout ils étudient les bons ouvrages et
puis que chacun se livre a son genre et a son essor et surtout qu'on
travaille, car on ne devient maitre qu'en travaillant.

adieu mon cher amy mille tendres Respects a toute votre maison.
que fais je icy au lieu d'etre lâ? hélas j'y accomode quelques pauvres
querelles et j'ay bien de la peine a trouver en toute la journée, de
quoy répondre a cette question que chaque soirée me fait en dé=
boutonnant ma veste depuis l'age de 22 ans, voila que tu abdique
a jamais une de tes journées, qu'en as tu fait?
mais je fais mon
métier. adieu encore une fois frère et amy cher

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Mirabeau, 25 juillet 1771, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/310/, version du 26.03.2018.
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