Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconnay, Paris, 14 février 1760

de paris le 14e fèvrier 1760

je recevray mon cher amy comme une digne récompense de
mon travail les marques de satisfaction de la part de la
société; je serois bien faché que l'expression en fut éloquente
si j'avois voulu m'associer a des mots vous scavès que j'ay assès tra=
vaillé pour tenir a toutes les académies; l'amour propre
tout jeune se repait de peu, mais heureusement je me suis
dit de bonne heure que ses satisfactions n'étoient point la
gloire et ne pouvoient y mener et que celle cy seule étoit un
digne fruit de notre travail; maintenant un certain change=
ment climatérique survenu dans ma santé, qui me rend
l'écriture plus fatiguante pour lestomac, et une maturité
proportionnèe et relative dans les pensèes, me rendroient ce
second aiguillon insuffisant et infructueux, si je ne m'étois
rejetté dans le grand principe qui embrasse toutes espèces et
touts ages: c'est l'idée du devoir. si mon travail peut étre utile
il est payé; le mot de titus j'ay perdu cette journèe me paroit
fait pour touts les hommes. le secretaire d'une société d'agriculture
doit étre soigneux de bien faire et honteux de bien dire; étudions
la nature, nous y trouverons sans le chercher le sublime des idées
les mots ne sont aux pensèes que ce qu'est l'argent a la richesse
que ce qu'est le miroir a la beauté.

mon mémoire est actuellement soux la presse, il va avec quelques
autres adjonctions non moins intéressantes composer la cinquième
partie de l'amy des hommes in 4° et les volumes 6. et 7. in 12° ja=
uray l'honneur d'en offrir un exemplaire a la socièté, on y verra
plus au net mes principes, peut ètre mes erreurs, mais j'en doute.

<1v> vous dites très bien dans la définition que vous faites des deux
aspects soux lesquels on peut envisager les avantages qui doivent
rèsulter de l'établissement de votre société; l'instructions du berger
est tout autrement importante que celle du troupeau; d'autant
que tandis que l'instinct avertit le dernier, ce n'est que la science et
l'expérience qui peutvent guider l'autre. jamais l'agriculture 1 mot biffure ne
fleurira véritablement dans aucun paÿs qu'elle ne soit le premier et
principal objet du gouvernement; bien entendu qu'une que la simp=
licité et la droiture dans les vues que supose une telle régéneration
auront fait sentir aux recteurs d'humains, que toute l'influence du
gouvernement en toute matiére quelconque doit se borner a atten=
tion et protection, et qu'il importe sur tout a l'authorité d'abandonner
la désastreuse habitude de vouloir tout mener par réglements et
prohibitions, méthode ennemie de dieu et des hommes, mais attendu
que l'ignorance est infiniment plus docile que la fausse science, il est
bien plus aisé de corriger la routine que les faux calculs; les apôtres
n'ont point converty le monde par les princes, mais les princes par
l'universalité des sujets; ainsy donc mon cher amy croyès que ce que
fera votre société pour l'instruction du cher et prétieux peuple, revi=
endra (si elle suit constamment cet objet) a l'instruction du gouvernem=
ent. mais il faut auparavant qu'elle s'instruise elle mème qu'elle exa=
mine tout, qu'elle le débatte. je ne prétends point étre infaillible, bien
loin, mille lieues loin de lâ; quand je prends le ton affirmatif, cest que
je crois étre dans le vray, cest que je sens étre dans l'utile, cest que je
scay que les hommes veulent étre frapès de la parole, c'est que je n'ig=
nore pas que je combats des préjugès enracinès, dont le règne sert
partout de subsistance a mille wampires, et qu'en cecy l'habitude
l'amour propre et la mauvaise foy feront ligue pour me barrer; mais
vous me trouveriès un enfant pour écouter, un honnéte homme pour
revenir au vray toutes les fois qu'on me le montre; il y a entrautres
un endroit dans ce dernier mémoire, ou je combats ou réforme moy
mème, un des plus fermes principes de mon traité de la population. pour
<2r> quoy donc au lieu de m'interroger dans des lettres qui attirent des
réponses précipitèes, entassèes, obscures et mortes entre nous, la société
ne feroit elle pas dans un mémoire en forme la discussion de mes prin=
cipes de manière a m'en ordonner le dévelopement; assès hardy dans
la sorte de mission que je me suis faite pour attaquer ouvertement
les préjugès intéressès du gouvernement soux lequel je vis, et celuy de
touts qui en général a le moins aimé la contradiction, assès heureux
en vertu de la netteté paisible de mes intentions pour que cela n'ait
point été trouvé mauvais, a plus forte raison pourrois je de loin
donner des lumières qu'un sujet ne voudroit peutètre pas hazarder
chex vous, et il resulteroit a la fin de la publicité d'un tel commerce
que si ce n'est nous ce seroient nos neveux qui profiteroient du revi=
rement des idées en ce point principal; or nos neveux sont compris
dans ce prochain que dieu nous ordonne d'aimer, puisqu'ils le seront
de fait, si dieu nous fait vivre un siécle. ce que je souhaite surtout
c'est que la société persiste dans ses vues; je n'ay rien exageré quand jay
dit que c'étoit de lâ que le feu sacré pouvoit se répandre dans leurope
entière.

a la tète des 5 mèmoires que ces Mrs veulent faire imprimer, ou a
la queue ils pourroient placer le mien, en le prenant néanmoins sur
l'imprimé qui sera pret dans peu et que je pourrois vous adresser en
feuilles, en attendant l'èdition publique et dont je dois présenter un
exemplaire a ces Mrs.

oh ne voulès vous pas me faire faire un livre en me priant de déve=
loper mes idées sur l'intérest de l'argent. les idées sont si abondantes
sur cet article que je vous ferois un tas de centuries plutost qu'une
explication. ce sera un chapitre particulier dans un énorme ouvrage
dont j'ay préparé bien des parties et que j'acheveray si dieu me prète
vie et santé d'esprit et de corps. voulès vous que je vous dise ma manière
pour avoir de l'esprit? la voicy. je cherche dabord le principe dans le
vray; rien ne m'a fait adorer l'écriture sainte comme cette méthode;
j'en prends le principe le plus ferme et le plus dirimant avec nos usa=
ges; j'en cherche témérairement le pourquoy, je le trouve, et le bout
de mes spéculations les plus compliquèes de mes conséquences les plus
romanesques au dire de notre habitude corrompue, est de trouver mon
conclusion résumé en un seul principe de ce livre divin. suivons cette
méthode sur l'intérest de l'argent. dieu dèffend formellement d'en
retirer aucun: si cela doit étre pris au pied de la lettre adieu tout le
commerce toutes les rentes, adieu donc toute la société; voyons comment
il se peut faire que ce soit icy le sens littéral du fondateur et protecteur
de toute société. dieu nous ordonne la charité cest a dire le secours gratuit
<2v> et nous en voyons dans tout la nécessité. mais l'autheur de notre raison
veut que la charité soit bien ordonnèe, et m'ordonne mon propre secours
avant celuy d'autruy; il veut donc que mon nécéssaire ne soit accordé a
autruy qu'a titre de rétrocession; quand a ce qui est détablir ce qui cons=
titue le nécessaire, ce n'est qu'en notre propre conscience que peut étre faite
cette fixation, et la loy n'ayant point de prise extérieure en cecy sur les
hommes n'en peut avoir que sur les 3 caractères biffure choses. c'est donc sur les choses qu'il
faut fixer la nature de celles que nous pouvons prèter a titre de rachat
momentané, et de celles que nous devons prèter gratuitement et seulement
a pacte de restitution en leur entier. mais quel est le point distinctif de
définition entre ces choses? le voicy: je vous prète mon cheval, il s'use a votre
service, il seroit donc de droit primitif que nous fissions une estimation
au jour du prèt et une autre a son retour pet que vous soldassiès le
déchet, mais je vous prète ma tasse après que j'ay bu, elle ne s'use point
et il me doit suffire qu'il que vous me la rendeies après avoir étanché sa votre soif. ne se=
roit ce point icy le principe de ce grand mot usure car si je calcule
d'après l'intérest qu'il à que vous avès a boire, d'après touts les avantages qui
s'ensuivront pour luy vous d'avoir bu a son votre point &c ce prèt est sans prix
pour luy vous. cecy posé l'argent s'use t'il? non, et bien dieu a donc dit
et dû dire strictement que tout intérest d'argent prèté étoit usure.
cherchons maintenant a accorder cecy avec touts les inconvénients
frapants qui résulteroient pour la société de l'observation exacte de
ce dogme... donnès vous la peine mon cher amy de relire dans le
chapitre de l'amy des hommes qui est gauchement intitulé l'argent
est il marchandise ou non?
tout ce qui touche l'article de l'intérest:
vous y verrès clairement démontré que le baissement de l'intérest seroit
le plus prompt arrangement de régénération pour l'agriculture
la main doeuvre, le commerce, le trafic &c, et il ne tiendra qu'a vous
de pousser les conséquences de ce principe jusques a la démonstration
que la cessation de tout intérest seroit la plénitude de cette régé=
nération. que veulent dire après cela les idées vagues sur la nécessité
de faire travailler l'argent? l'argent n'est susceptible d'aucun travail
ou action; l'argent prèté n'est que le contract du concours du riche oisif au
travail du pauvre industrieux; mais le riche veut un gain infaillible et
sans risques, 2 caractères biffure c'est en cela qu'il est usurier, c'est en cela aussy qu'il se trom=
pe luy mème puisque le mot banqueroute n'est autre chose que lexpression
de sa punition; sil prétoit a titre de partprenant, son consort n'en seroit
ny plus ny moins aidé, mais il suivroit de loeil son argent, les progressions
du travail, les comptes &c; il y auroit plus de laborieux dans la société et
par conséquent plus de profit pour l'état.

mais la page m'avertit qu'il faut finir, mon dèbut de livre; puissiès vous
y entendre quelque chose; mon fort n'est pas d'étre clair surtout écrivant
a la hate. adieu mon très cher amy; il faut que je remercie Madame
et je vous ay écrit avec tant d'action que je suis lâs de cette lettre. nous vieillissons.

<1r> j'ay reçu depuis cette lettre celle du secretaire de la socièté qui m'an=
nonce mon aggrégation &c. accoutumé a lexagèré des expressions
de notre nation avilie, aux compliments &c des paÿs d'ètats et autres
j'ay trouvé froide dabord la rotondité suisse et tout de suitte
je me suis dit c'est que Mr est un sot faites vous montrer ma
rèponce, et de votre part faites mes honneurs bien reconnaissants.
 

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconnay, Paris, 14 février 1760, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/252/, version du 26.05.2017.
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