Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 janvier 1760

de paris le 6e janvier 1760

je venois de vous réveiller par un billet mon cher amy
quand je reçois votre lettre du 28 du mois passé. je scavois
qu'on est connoisseur studieux et réfléchissant dans votre paÿs
je n'ay déguisé dans mon mémoire ny mon style ny mes prin=
cipes, mais je ne devois pas croire y étre assès connu pour étre
deviné, et quand a l'écriture de mon secretaire, a la reserve de
quelques dessus de lettres a sinner je ne scache pas y en avoir
envoyé jusques icy; quoyqu'il en soit ce que vous me mandès
a ce sujet m'oblige a vous répondre plus promptement que je
n'aurois fait et que vous n'auriès peutètre voulu.

je sens toutes les imperfections que doit avoir mon mémoire
relativement au paÿs, je l'ay fait a deux fins, pour nous et
contre nos abus autant que pour la suisse et contre vos erreurs,
je desire très sincèrement qu'un mémoire du paÿs soit couronné;
la providence ne m'a pas accordé une célebrité au fonds si peu
méritée pour glaner sur le champ d'autruy; si je voulois tirer
du profit de ma plume, j'en doublerois aisément mon revenu
gens plus riches que moy l'on fait, mais sans blamer autruy
je tiens qu'il est des choses licites et mème honnètes a gens que
la providence a dépourvus qui ne le seroient pas a ceux qu'elle
a pourvus, et de mème que je me suis fait une loy de ne jamais
rien changer a ce que j'ay une fois donné au public, pour ne pas
contraindre a acheter deux fois, loy toutefois assès dure pour mon
amour propre, ainsy ne me conviendroit il pas d'enlever des prix
<1v> a gens peutètre a qui cela feroit un double plaisir. si la soci=
été veut bien me scavoir gré de mon zèle, la moindre mar=
que de satisfaction me suffira; elle m'a nommé avant de déc=
acheter mon billet cela suffit pour que je ne puisse plus con=
courir et dès cet instant je me retire; voila mon cher amy ce
que je vous prie et charge de dire de ma part... si vous me
demandès ensuitte ce qui me feroit plaisir en fait de témoig=
nages de satisfaction: j'en ay reçu de toute espèce des paÿs
d'états, médailles, mon portrait demandé, &c mais cela seroit
couteux et une société d'agriculture doit étre simple dans ses
moeurs et dans ses démarches, item des lettres de remerciment en
corps, de naturalisation &c, mais le plus substantiel (car je
suis intéressé) c'est que chaque province m'a fait présent de son
histoire bien bellement relièe avec mes armes d'un coté et celles
de la province de l'autre, et comme j'ay un assès nombreux cab=
inet de livres, cela m'a fait grand plaisir; si vous me pouviès
ainsy procurer une histoire de la suisse, oh vous seriès un grand
et bon négociateur, et en vérité ce seroit bien employé car je suis
par plus d'un coin plus suisse que françois.

vous vous plaignès que j'entasse mes idées, mais voyès pourtant
si je ne suis pas bien volumineux; c'est qu'il y a beaucoup d'idées
a avoir sur une science entiérement neuve, et dans laquelle il faut
en tout et partout substituer le simple 1 mot biffure composé; rien ne four=
nit plus d'idées que le simple, soit montré a l'écriture.

ouy mon cher vous en étes aux premières notions de la science oéco=
nomique en grand, mais vous etes déja bien avancé puisque vous
en étes a penser cela; touts ces hérauts et régens d'ignorance ré=
duite en sintaxe et en rudiments, qui ont inventé et qui maintiennent
la fausse science de détruire et tourmenter l'humanité soux le prétexte
de la gouverner, au milieu des plus cruels effets de leur méthode
<2r> usèe et stupide ne doutent pas un seul instant. j'ose espèrer
que par nous et après nous viendra un jour ou l'on les trouvera
aussy betes que les algonquins qui se barbouillent pour s'embellir;
au fonds mon cher toute science humaine et surtout toute présomption
est vanité, tout ce qui n'est point simple, frapant, a la portée d'un
enfant, n'est que tissu embuche et rézeau; vous voudriès que nous
nous pussions causer sur tout cela; je le voudrois aussy, mais nous
causerions de nous, de notre ame habituellement et réciproquement
dévelopèe l'un pour l'autre, de nos coeurs de nos sentiments, de nos
progrès, de nos déchéances, et la politique, toute grande, toute néces=
saire qu'elle est a étudier dans les vrayes routes de son objet ne tiendroit
que peu de place dans nos entretiens; j'en suis a peu près au point
de résoudre tel problème politique, telle opèration qu'on me prèsente
cest a dire de dire cela est bon ou ne vaut rien par telle et telle rai=
son, et cela avant qu'on ait achevé de me l'expliquer, ou tout
au plus en apuyant une minute ma main sur mon front. quand
je dis je ce n'est point moy, c'est que je raporte tout au simple
et que mon aulne ou mesure est la grande loy morale, la loy de
la nature. si l'on en veut davantage, a moins que ma vivacité trop
habituelle ne m'emporte je dis je vous lécriray. a cet égard pour
me scavoir tout entier ou a peu près jusques a ce jour, relisès avec
attention le morceau qui est a la tète de ma 4e partie de l'amy des
hommes
soux le titre d'introduction et puis avec patience ce morceau
cy, et cela me dira mieux que de causer.

ce que vous me dites sur le baissement des intérèts dans votre paÿs est
par exemple mon cher amy pris a l'envers. cela a fait placer les fonds
chex l'étranger
mais ne vaut il pas mieux que l'avarice suce l'étranger
que le citoyen; elle s'y trompera car il ny a point de fonds publics
qui d'icy a 20 ans ne fassent calotte et je mets le terme bien loin, mais
en attendant c'est un tribut que vous tirès des peuples emprunteurs.
si cela augmente le luxe ce n'est pas encore a vos dépends et ce le seroit
si l'argent étoit chex vous a un assès haut intérest pour que l'uzure
la perte des républiques s'y fixat. cela ote la graisse qui fait aller
la machine de l'agriculture
. j'aime bien cette expression, elle est de
génie et dans le vray sens. l'argent est la graisse de la grande roue
de prospérité, mais c'est l'argent semé, jetté, fondu et qui ne doit raporter
que du bled, et non l'argent usuraire qui veut a temps préfix rede=
venir argent, et dont la hativeté, fait semer dans la peine, recoeuillir
dans la presse, et vendre dans l'angoisse pour satisfaire a l'urgente
<2v> et ponctuelle avarice d'un créancier a l'égard du mot désargente
ce paÿs cy
au nom de dieu ne m'en froissès plus l'entendement;
les speculations d'argent sont le sublime de la science fausse et ba=
lafrèe, qui fait un vaste cimetière de tant de beaux états; ayès de
ce qui apele l'argent ayès des denrèes, ayès de ce qui l'aporte ayès
du commerce, et ne vous mettés jamais en peine de scavoir ou est
l'argent; il tout icy bas ce qui a ou peut avoir valeur quelconque
est de la nature des chats et ne vaut rien que par la liberté; sans
la liberté point de vertu point d'honneur d'hommes ny de femmes
et ainsy des étres phisiques.

remerciés Madame de sa prévention pour moy, et luy dites que je res=
semble au baton flottant sur l'onde de loin c'est quelque chose et de près
ce n'est rien
. quand a elle je scay que c'est une des plus belles femmes
de l'europe, et j'aime fort cela n'etant point du tout de l'avis du bon
homme quand il dit et que peu de beaux corps hôtes d'une belle ame
assemblent l'un et l'autre point;
 
au contraire grand partisan de l'honneur du respect et de l'attachement
qu'on doit a son sexe, comme je le feray voir quelque jour si j'en ay
le temps, je tiens que la beauté est l'extérieur de plusieurs assortiments
de la vertu, comme aussy qu'elle porte a se priser soy mème ce qui et=
ant bien entendu est un grand acheminement a mériter d'étre prisé.
je vois en outre qu'il faut que Me de S... est soit fort estimable puisque
vous l'aimès depuis longtemps, ainsy je n'ay rien a ajouter a lidée
que je m'en suis faite; je regarderois néanmoins comme les plus beaux
jours de ma vie, ceux que je pourrois passer avec vous deux, partout
ailleurs qu'icy. adieu mon cher amy je vous ay souhaité la bonne
annèe, j'assure Madame de mes Respects et vous embrasse de tout
mon coeur.

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 janvier 1760, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/251/, version du 26.05.2017.
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