Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 22 avril 1760

de paris le 22e avril 1760

je vous écris mon très cher sans scavoir quand ma lettre partira
mais pressé de rendre homage a un ouvrage et a un autheur qui
font honneur a votre patrie et profit à l’humanité qui est désormais
ma famille.

je veux parler du sr gessner autheur du poème d’abel qui est
selon moy un des beaux ouvrages enfants du génie et de l’esprit
humain. je dis du génie parceque si jamais le sublime de l’in=
vention s’est trouvé quelque part c’est assurément dans ce mor=
ceau lâ. milton a été honoré de son siècle et le sera de la pos=
térité, pour avoir emporté la palme en ce genre; mais 1 mot biffure
1 mot biffure sans vouloir ravaler 3 caractères biffure la portion du soufle divin qui ani=
moit son génie attribut qui loin d’étre au niveau de mon jugement
est au dessus mème de mon imagination, j’oseray dire qu’en comp=
araison de gessner, milton avoit trouvé son cannevas tout fait.
la création, le bonheur du paradis terrestre, la tentation, l’arrest
et la déchéance de l’homme tout cela est tracé dans le sublime
simple de l’écriture et toute la machine épique du paradis
perdu
ne demandoit qu’un artiste pour assembler et décorer
les matériaux. ce n’est pas encore un coup que je veuille rien
disputer a ce grand maitre, s’il a trouvé le dessein du paradis
il a inventé celuy de l’enfer, il l’a tracé il l’a achevé; s’il n’eut
qu’a copier le créateur et faire agir la créature, nous ne connois=
sions de satan que l’orgueil et l’astuce, il nous l’a montré dans sa
force, dans sa rage, dans son désespoir, dans son attitude et jusques
<1v> dans ses muscles; mais si le génie a le propre d’imaginer et de
faire mouvoir les grandes machines, elles le portent aussy dans
la vague du sublime et il luy est plus aisé de s’èlever que de
crèer et de se soutenir entre deux cieux. c’est ce qu'a fait l’autheur
de la mort d’abel. nous connoissions adam et eve chassé du paradis
et nous n’avions rien au dela, jusques au premier crime de l’hum=
anité. quel droit ne s’attribue pas tout a coup sur notre intérest celuy
qui imagine de découvrir et décombrer notre bérceau. nous aimons
homère parcequ’il nous montre les moeurs antiques, les premiers
hommes, leurs vertus nobles et simples, leurs vices durs et fiers;
nous admirons l’art et la vérité avec laquelle, il anime et vivifie
l’enchainement du moral et du phisique, l’action combinèe qu’il
leur imprime, la magesté et la noblesse enfin qu’il prete a nos ayeux
1 mot biffure a plus forte raison combien devons nous nous attacher
a celuy qui ressuscite notre premier père, et reprend son histoire
a son premier jour. adam privé du commerce avec immortels devient
homme uniquement, il est seul avec sa compagne; quelles furent
ses premières idées? le premier hyver, le premier oiseau mort, c’est
lâ de l’invention c’est du sublime et de celuy qui faisoit regarder
les premiers poètes comme des hommes divins.
je ferois un volume si je voulois reprendre dans le détail touts les
diffèrents mérites de l’exécution; ils ne peuvent être parvenus jusques
a moy que fort déguisès par une traduction en prose et dans une langue
aussy étrangère a la nature que le sont les moeurs de ceux qui la parlent
j’en ay pourtant été également ravy et touché: touché surtout, c’est
lâ le grand mérite, c’est le véritable empire sur le coeur humain; on
peut l’émouvoir, l’effleurer, le putréfier par les vices, l’ébranler le bal=
otter, le briser mème par le soufle de l’imagination; mais on ne le touche
on ne l’échaufe, on ne le touche, on ne le rend fècond que par les douces
<2r> rosèes ou par les plages chaudes de la vertu. ce poème m’a fait
pleurer, et beaucoup pleurer, je le mets au rang des livres qui ont fait
du bien a mon ame et au premier rang.

on a été dans la préface au devant du reproche que pouvoient attirer
a l’autheur quelques libertés qu’il s’est donné de changer ou contrarier
le texte de l’écriture, et ce qui m’a surpris, c’est qu’ayant taté cette
corde lâ, on n’ait point pensé a mettre au rang de ces licences, l’apo=
théose d’abel mis dès l’instant de sa mort au rang des bienheureux.
cette licence est un peu forte; sa supression nous auroit privés d’un
très magnifique morceau, mais avec un génie comme le sien on four=
nit a l’art des équivalents et l’on trouve des fleurs ou d’autres ne
découvrent qu’un sable aride. gessner nous auroit peint les limbes
et l’attente d’un rédempteur annoncèe par un tel organe, auroit
dignement achevé un tableau fait pour remplacer l’anacronisme
d’abel conduit par les anges et admis dans la cour celeste.

peutêtre vous parlay je lâ mon cher amy d’un ouvrage que vous
ne connoissès pas encore, souvent l’éclair party des pyrénées brille
dans les campagnes et ne paroit point aux lieux ou il s’est formé. l’ou=
vrage qui doit faire tant d’honneur a votre patrie ne pouvoit apar=
tenir qu’a elle, il falloit que l’autheur ne fut ny françois, ny italien
ny espagnol, ni anglois, ny allemand, il falloit qu’il n’eut que vint
et deux ans. voisin de la nature par l’age, par l’éducation et par
les moeurs, son génie a créé, envisagé, et exécuté dans le simple
dans le vray, et par conséquent dans le grand. le plus sur moyen d’év=
iter le péril est presque toujours de ne le pas connoitre, notre manque
d’èducation, de moeurs, de fausses connoissances, et de minces delicatesses
en assouplissant ce génie lâ l’auroit éreinté, et nous serions privé
d’un ouvrage que je mets a coté de télèmaque pour le mérite de l’inven=
tion et pour celuy de l’utilité, car 1 mot biffure si le premier fonde sur les moeurs
la politique des états, l’autre en fait l’ame du maintien des familles
et quand les familles sont bien réglèes l’état l’est aussy.

je vous répete mon très cher qu’un tel ouvrage et son autheur font
honneur a votre patrie, et il seroit de la politique noble et douee qui
<2v> doit etre l’ame d’un gouvernement tel que le votre d’honorer de
quelques distinctions paisibles d’entre celles qui n’éveillant pas l’orgueuil
n’excitent point l’envie, le mérite d’un citoyen dont l’ame le coeur et
l’esprit, également saillants et actifs paroissent montès a l’unisson
sur le mode respectable de la vertu. il n’appartient qu’aux 1 mot biffure sociétés
usèes, ou que la paresse et la frivolité 1 mot biffure forcent a se résigner
a le paroitre, de laisser les talents sans autre rècompence que celles
que l’illusion de l’amour propre peut leur montrer; c’est ainsy que
tout s’assoupit, que tout dèchoit. je scay que de sages politiques peu=
vent craindre l’apothéose des arts parmy eux, en considérant leur
corruption comme inherente a leur existence; mais je crois cette
crainte fausse et voisine de 1 mot biffure la barbarie; tant qu’on
n’honorera que l’usage vertueux des arts on suivra la désignation
de la providence qui nous en fit don, et c’est la vrayment le digne
employ d’un bon gouvernement.

de quelle façon enfin qu’on pense parmy vous sur cet ouvrage, je
vous assure que pour ma part si j’étois a portée de l’autheur, j’irois
le remercier et comme amy des hommes, et si vous voulès comme
noble très entiché de sa race et qui remercie le généalogiste qui
luy a montré que ses premiers parents étoient de fort honnètes
gens.

je ne croyois vous dire qu’un mot du poème d’abel, et voila ma
lettre remplie; je l’enverray donc; dites moy je vous prie par ou
je pourray faire tenir a votre société ma 5e partie quand elle
sera achevèe d’estamper; elle renferme le discours que je luy ay offert
et autres morceaux analogues a celuy la. Mr le secretaire me
manda que mon diplôme d’association arriveroit avec les mémoires et
je n’en ay plus ouy parler depuis. adieu mon cher amy, pardon de
cette lettre de subrécot; depuis longtemps je ne me mesle plus de
rien de ce qui concerne la littérature; mais je connois l’importance
de la bonne et saine littérature, et cet ouvrage cy m’a paru hors
de pair surtout venant d’un contemporain. adieu mes respects a
Madame, je vous embrasse de tout mon coeur.

Note

  Public

Cette lettre a été publiée dans la livraison du Journal helvétique d'octobre 1760.

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 22 avril 1760, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/24/, version du 26.05.2017.
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