Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 19 juin 1758

de paris le 19 juin 1758

je réponds a votre lettre du 6, après vous avoir remercié mon
très cher des explications que vous me donnès par la postérieure
sur les deux questions que je vous avois faites. je ne vous diray
a ce sujet autre chose, sinon que ce que le détail que vous me
faites de vos principes de conduitte conciliatrice envers vos
voisins et alliés, m'attache encor plus que je ne l'étois a votre
gouvernement; je puis vous prophétiser que tant que vous
tiendrès a ces principes lâ vous obtiendrés le bonheur desiré
des anciens otium cum dignitate, repos et considèration.

je vous dois trop a touts égards, et je dois trop a l'humanité
pour me refuser a la demande que vous me faites, d'interroger
ma foible ratiocination sur les divers points que vous me
prèsentès dans votre lettre; je résume le tout en troix articles.
Vos anciens ont ils eu raison de traiter comme ils ont fait?
devès vous tenir a la lettre de leurs traitès? par quels moyens
peut on concilier ce devoir et l'amitié d'un allié ancien et utile?

vous ayant dit maintefois que j'ignorois entiérement cette
partie du droit politique, vous ne vous attendès pas sans doute
a me la voir traiter en détail; tout ce que je puis a cet ègard, cest
de les résoudre vos questions par les principes.

1° les traitès sont bons puisqu'ils vous ont reussy. 2° vous y devès
tenir, en vertu due principe l'axiome qui dit que la stabilité est le principe plus sur
moyen de la durèe. 3° a l'ègard du dernier point, il demande plus d'ètendue
et après m'ètre profondèment humilié devant vos tètes senato=
rialles je vais risquer den dire mon mot.

<1v> c'est icy selon moy qu'il est opportun d'employer le doux penser
et le doux parler. voicy donc en substance ce que je reprèsente=
rois a mon allié et grand amy; il faut me permettre de reprendre
avant dle dèluge comme l'avocat de la comédie.

lardeur militaire n'est que barbarie si elle n'est générosité. la
générosité est inséparable du désintéressement. de la dérive
que la solde militaire ne doit étre considérèe que comme entretien
et que le meilleur corps militaire est celuy qui agit le moins par intérest.
de la la préfèrence des troupes nationalles sur les troupes mercenaires.
la france n'est le plus puissant ètat en france europe pour la guerre
que parce qu'elle peut retrouver sans cesse un corps toujours vivant
de troupes nationales. la sagesse et la générosité de ses rois a acquis
la confiance d'un peuple libre, voisin, né pour la guerre, gouverné
par des vues de paix, de façon qu'il s'est fait un échange entre ces
deux nations; le souverain accorde a son allié une amitié et des
priviléges de paix, l'allié fournit aux souverain, les armes et les
bras qu'il ne convient point 2 mots biffure a sa constitution d'em=
ployer pour son propre conte. par ce moyen les troupes de l'allié
ont tout l'avantage des troupes nationales en ce que c'est le dévou=
ement aux loix de la patrie qui fait l'ame de ses leurs services; elles
en ont un de plus en ce qu'elles sont le sceau et l'ame d'une alliance
qui n'eut jamais d'autre exemple, ny de pareille pour la solidité
en ce que chacune des parties y trouve les avantages qui luy sont
immuablement propres. en effet, l'allié fournit encore des troupes
a une autre nation; mais cette dernière est constituèe de façon
qu'elle ne scauroit avoir de militaire national, ainsy donc
les troupes de l'allié ne peuvent avoir chex elle que le caractère
de mercenaire puis qu'il ny en a point d'autre; d'ailleurs lèchange
cy dessus qui fait tout le ciment des traités, na point lieu dans
celuy cy, car l'amitié de cette nation ne peut donner la paix
a son allié, ce qui est pourtant le seul bien qu'elle desire: cette
<2r> nation ne peut encor privilègier son allié, puisque l'ègalité qui
est son principe constitutif, n'admet pas de priviléges. d'autre
part le souverain cy dessus, grand amy et allié soudoye d'autres
troupes étrangères, mais qui sont purement mercenaires, et ne
doivent en conséquence, faire aucune comparaison avec celles de
son allié.

en cett état il faut regarder les anciens traitès en question comme
le chef doeuvre de la bonne et saine politique: ce chef doeuvre
consiste en ce que chacune des parties contractantes y trouve les
avantages qui luy sont propres, et cela avec une ègalité qui en
fait toute la force. il s'e toute la cause de tant de bons effets consi=
iste dans l'ègalité des conditions; si l'on veut les étendre et amèlio=
rer d'une part, il faut faire retrouver cette extension de l'autre;
on p chose impossible. on peut bien étendre la quotité et l'employ
des armes, mais non celle de la paix et amitié, puisquelle est entière.
des lors l'égalité des balances est prète a se perdre et adieu le traité.
dailleurs il faut toujours que le dérivé conserve la nature de son
principe; notre contingent dans ce traité dèrive de notre esprit, dans
le dit traité. notre esprit est de vivre en paix avec touts et de
deffendre nos alliès, notre contingent militaire doit donc ètre
pacifique envers touts et déffensif pour nos alliès; si tost que vous
l'employès a autre chose, vous rompès le lien de sa dèpendance
et vous en faites un corps mercenaire, séparé de nos engagements
qui se replient sur eux mèmes. mais n'est ce rien que vous dèffendre.
c'est tout pour vous qui ètes si grand et qui n'avès de desir a
former que celuy de vous conserver.

je pérorerois jusques a demain mon cher amy sur ce texte qui me
semble bon, attendu que j'ay grande foy a ma méthode qui est
de revenir toujours au principe des choses. si j'ay dit des sottises
j'ay commencé par l'aveu de mon ignorance locale.

a l'égard de ce que vous me dites concernant un truchement
autre que .... vous sentès bien que je n'ay rien de positif a vous
dire sur cela; mais il me semble que c'est vivre un peu a la turque
<2v> que de n'avoir d'autre truchement .... et d'autre correspondant auprès
d'un gouvernement concentré par sa nature que les divers avis
que des particuliers envoyent chacun selon ses vues, sa passion, ou
sa façon de voir et d'entendre. en outre les autres nations désignent
assès les sujets qu'elles aiment et auxquelsles elles auroient confiance
si j'étois ou vous me desirès et ou je suis sûr de n'ètre jamais
je me flate que j'aurois bientost toute celle de la nation, mais loin
d'en abuser, je dirois aux divers conseils, prenès garde de confondre
la personne et la place, si je vous vois en citoyen, cest que je suis
vieux et que j'ay reflechy: il en viendra après moy qui seront
jeunes, qui auront des vues particulières, des besoins d'affaires
des desirs de domination; tenès vous a vos anciens principes, vous
n'aurès jamais de vrais amis que nous, mais nous ne valons pas
mieux gatès que d'autres.

que vous en semble mon tres chèr, il me semble a moy que je deviens pas=
sablement suisse; l'amy des hommes est un peu cosmopolite; et
c'est la vraye façon d'étre citoyen. au reste que cet ouvrage vous
ait paru propre a votre intérieur, cest une des plus grandes louanges
qu'on en ait pu faire, et celle a laquelle j'ay été le plus sensible.
enseignès moy un correspondant pour vous envoyer le lardon;
vous trouverès peutètre encore dans le morceau introduction
quelque chose qui peut ètre propre a touts. adieu mon cher je vous
embrasse.

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 19 juin 1758, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/237/, version du 18.05.2017.
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