Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 23 mars 1758

de paris le 23e mars 1758

toute votre lettre (sans datte par parenthèse) ne me démontre qu'une
chose mon cher amy, a scavoir votre amitié, a cela pr et la bonne
opinion que vous avès de moy. a cela près elle porte sur deux
hipothèses qui n'ont nulle réalité, mais sur lesquelles il est tout
simple que vous ayiès été trompé. l'une est la suposition que j'aye
été réellement désigné pour l'employ dont vous me parlès; le bruit
en a couru si chaud, si long et si répété dans le lieu mème et par=
tout le royaume qu'il est tout simple qu'il ait été pris pour réel.
ce bruit étoit fondé sur des 1 mot biffure témoignages destime qu'un grand
prince avoit daigné donner hautement pour mon ouvrage et pour
l'autheur; quoyque personnellement il ne m'ait jamais adressé la
parole, ny un coup doeil ny un signe de tete, dans toutes les fois
que je me suis présenté devant luy; mais ce sont leurs moeurs.
on a tant dit qu'il avoit jetté les yeux sur moy qu'on a failly me le
persuader; mais la réfléxion me disoit bien vite que ce prince a ses
entours, les plus honnètes qu'il a 1 mot biffure pu choisir; que ces entours
ont des amis, parents &c que je n'avois trait a rien de tout cela, que
le talent de faire un livre, nimplique pas celuy de faire un homme, et qu'en un mot
je n'avois ny droit ny trait a la chose. quand je venois a la considérer
en elle mème, je ne la voyois pas si dèsirable; la multitude d'entours
<1v> l'influence des valets, l'adresse et l'activité des nationaux du canton, ne
me faisoient trouver lâ guères plus de place qu'un terme; et ce terme
dévoue cepandant touts les quard d'heures de sa vie, a une exactitude
quotidiène et sans fin puisqu'il nait des enfants touts les jours; l'ètablis=
sement des miens devoit dit on en ètre fort aidé; mais la providence
les a pourvus mes enfants, et parce que tout le monde pille, est ce a dire
qu'il me soit permis de piller aussy, ce qui est prèt a succomber soux tant
de rapacités réunies. toutes ces raisons ne m'auroient pas arrété si le
choix du prince me fut venu chercher; je l'aurois alors regardé comme
une désignation marquèe de la volonté de la providence; mais solliciter
un tel employ n'est je crois ny dans l'ordre de la raison ny dans celuy de
la conscience, qui exige qu'on suive ses propres lumières dans la façon
de s'en acquiter, au lieu qu'un demandeur fait dès ce moment acte de résig=
nation a exécuter servilement tout ce qui sera prescrit et rien de plus.
quand vous m'aurès lu vous verrès que mes principes sont bien diffèrents
de ses principes courants; je crois les miens indispensables, dou s'ensuit
contradiction au premier chef.

tout ce que dessus n'est cepandant justifié qu'en ce que vous vous trompès
dans la seconde de vos suppositions, toute aussy vraysemblable néanmoins
que la première. celle cy consiste en ce que vous me croyès opiniatrément
encrouté dans une certaine roideur de sauvagerie qui faisoit autrefois
le fonds aparent de mon caractère; on est bien revenu de cette opinion
et l'on ne m'apelle guères aprésent que l'amy des hommes ou le bon
Mirabeau
. je me suis dailleurs dans le mème temps prèté a toutes
les démarches qui peuvent raisonablement me mettre a portèe de tout
ce qu'on voudra faire de moy. l'abé de bernis mon ancien amy, ayant
été fait ministre des affaires étrangères, et ayant conséquemment une
maison a versailles, a exigé que je reparusse dans ce paÿs lâ ou je
n'avois été depuis près de 20 ans. ma régénération s'est donc faite
au mois de 9bre; il me donne un logement chex luy, je fais ma cour
debout autour d'une table aussy élégamment que scauroit faire un
<2r> courtisant de 62 ans ou une statue de la galerie; je vais dans les
maisons de ma connoissance et jy suis avec un ton de liberté honnete
que ma moderne célébrité authorise; et touts les 15 jours j'en vais
passer deux dans ce paÿs lâ. c'est en vérité jusques ou mon étofe peut
prèter, car je n'en scaurois faire une peau d'anguille, habillement
très utile néanmoins dans ce paÿs la; mais l'on m'a baptisé d'un crème
trop sec et l'on fera aussitost de moy un pape qu'un habile garçon; je
ne verray de ma vie quintes et quatorze au piquet ny a la cour. ne
me grondès donc plus mon très cher de mon insufisance; si elle me réduit
a la vie privèe, du moins n'est ce pas a l'oisiveté.

vous me demandès pourquoy nous avons formons une armèe en flandres
vous voudriès la paix; je crois que toute l'europe et surtout les parties
belligèrentes la voudroient aussy; mais la paix et la guerre sont dans la
main de dieu, et les hommes qui prononcent l'une et l'autre, n'en sont
guères plus les instruments que les mulets qui portent le bast dans les
équipages. infatuabo concilium achitofe dit létérnel, et contès que
quand on voit les choses de près, on le voit tout entier dans l'incertitude
l'intercadence et les succès des conseils des hommes. adieu mon cher amy
ma mère vous remercie et vous fait mille compliments. mes respects
bien sincères a Madame.


Enveloppe

a Monsieur
Monsieur de Saconai
a Berne en Suisse 


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 23 mars 1758, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/234/, version du 18.05.2017.
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