Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 09 janvier 1754

de paris le 9e janvier 1754

au milieu d'une multitude effroyable de lettres que me procure léte=
ndue de mes correspondances et celle de mes états empruntès, je
prends une heure mon cher saconay pour causer avec vous, dans un
temps ou l'on est encore tout étourdy de la folle joye et des amicales
convulsions de ses compatriotes. ainsy passe la vie mon cher amy
l'homme ne songe point a touts ceux qu'il embrassa l'annèe passèe
et que la terre embrasse aujourd'huy, mais seulement a ceux qui luy
restent a parcourir ou qui luy sont survenus depuis; heureux dit
on celuy qui s'accrochant a touts ces filagrammes de plaisir et
de devoir dont l'homme se sert pour se déguiser la rapidité de
sa course, entrainée vers le point central de gravitation tombe insen=
siblement au bas du tronc en regardant toujours aux branches.
j'avoue que cette philosophie semblable au bruit des tambours dont
on couvroit la voix des malheureux qui bruloient aux pieds de
l'idole de saturne n'est point la mienne; j'ay toujours senty dimi=
nuer ma peur en envisageant les dangers, de mème loin de fuir
les rèflexions, les plus profondes m'ont toujours paru les plus
consolantes; je deviens calme et gay a mesure que je viellis, je desire
ardemment qu'il en soit toujours de mème et je l'espère. nous sommes
dans notre quarantaine mon cher frédéric, soyès heureux encore
quarante ans mais soyés le par vos vertus naturelles et acquises
<1v> et tout le reste que je desire cepandant beaucoup pour vous, m'importe
peu en comparaison. songeons au moment ou nous ne conterons nos
annèes et nos succès que par nos actions, songeons au moment ou
nous dirons uniquement pauvres de jesus christ intercédés pour nous
et ny songeons que comme au terme de nos travaux au milieu d'une
carrière d'erreurs de fourberies et de misères, terme que philosophiquement
parlant mème il faudroit presque desirer quand il ne seroit pas
inévitable. cette morale paroitroit a tout autre qu'un amy d'entrailles
triste sans doute, mais certainement ridicule venant de moy, dont la
tournure létat et les moeurs demandent plus un prédicateur qu'elles
ne l'authorisent. il est pourtant vray qu'elle vient du coeur chex moy
et non de l'esprit et que je me dis souvent ce que et presque sans cesse
ce que je vous dis écris icy. et quel age est plus fait pour les frèflexions dque
le notre? également distant des foiblesses de l'enfance et de celles de la
caducité, il peut peser tout a son propre poids et mesure, et ce n'est que
cela que demande la morale. nous sommes l'un et l'autre dans un temps
de crise mon cher saconay, mon procès très considérable dont je n'ay
perdu que la forme l'année passée est maintenant au jugement des
hommes pour le fonds; votre objet a vous est plus considèrable important relative=
ment, je vois avec plaisir vos éspérances ranimées, et les gens du paÿs en
donnent de très bonnes pour votre admission, soyès sûr que quel qu'en soit
l'événement une légere dose de ma morale ne peut nuire.

je vous remercie du cadeau que vous me promettès en me procurant la
connoissance d'un homme du mérite de Mr sinner; s'il veut se répandre
dans de turbulentes et couteuses sociétès Me de M... fera son affaire, s'il
veut causer et réfléchir, rire et etre en sureté et liberté il le pourra avec moy
<2r> mais dailleurs mon cher saconay vous scavès ce que c'est que ce paÿs cy
on ny peut procurer a un étranger le quare des agréments qu'on luy
prèsente partout ailleurs qu'en cette èspèce de vallèe de josaphat, n'y mar=
quer assidument sa bonne volonté; je feray de mon mieux cepandant et
vous en pouvès ètre sûr.

faites recevoir a Madame de saconay a Madame votre mère et a toute
votre maison, l'assurance de mes respects et des voeux que je fais pour
vous touts en gènèral et en particulier, vous le scavès et il y a longtemps
que tout est dit et pensé sur cet article; adieu mon très cher saconay
je vous embrasse de tout mon coeur Mirabeau


Enveloppe

a Monsieur
Monsieur de Sacconay
a Berne en Suisse 


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 09 janvier 1754, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/206/, version du 16.05.2017.
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