Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 17 mars 1736

de paris ce 17e mars 1736

je veux bien croire mon cher que vous vous faites un
plaisir de causer avec moy, je vous avoueray pourtant
que je suis un peu jaloux de l’ostende, j’ay vu des lettres
que vous luy écrivés au moins aussi tendres que celles
que je reçois de vous, quoyqu’il vous aime infiniment
je ne crois pas qu’il me passe sur cet article, et le tour
de son esprit n'est pas capable est beaucoup moins ressemblant
au votre que celuy de mirabeau, jay bien des commerces
de lettres avec des amis, mais je doute qu’on en trouvat
ou les mouvements du cœur parussent aussi visiblement
que dans celles que je vous écris, il est il est vray naturel
que mon amitié soit plus forte que la votre je suis de la
plus vive province de la plus vive nation, vous n’avés
trouvé en moy qu’un amy qui s’est livré aux hommes
aimé de tout le monde, et moy je vous dois dabord
lusage du premier attribut de l’homme qui est la
raison, vous le premier m’avés fait sentir que jen avois
vous m'avés retiré, par les charmes que jay trouvée dans
votre conversation de la mauvaise compagnie qui
m’auroit sans doute perdu, chex vous jay pris des
principes, qui quoyque je ne sois pas sage aufond, me
font passer pour tel, je dois encore la vie a vos bontés
et a celle de votre aimable famille pendant l’hyver
que jay passé chés vous, je serois mort ailleurs, vous
voyés mon cher que je ne perds point la mémoire
<1v> de ce que je vous dois, et que syl y a quelqu’un
dans le monde sur qui vous puissiés conter ce doit etre
sur moy, tel n’a souvent pas le talent d’exprimer sa
reconnoissance, qui la sent mieux au fond du cœur que
le plus éloquent tu dois me croire de ceux la, cecy pourroit
s’appeller une épitre dédicatoire, si je ne disois ce que je
pense, mais passons a ta lettre

je te confirme encore ce que je tay dit a aucrescheim
je ne scaurois veritablement raisonner sans toy, je
suis pourtant souvent avec des jeunes gens aimables
ou je passe pour le plus raisonnable dans ce qui regarde
l’arrangement de la conduite, mais quels sont ces
raisonnements ce ne seroit entre nous que des bagatelles
mais lorsque je veux approfondir la matiere je ne le
puis que seul et alors je trouve dans mon esprit la meme
indocilité dont je t’ay parlé, a présent me voicy

plus je prends d’usage du monde plus je le trouve remply
de betes, les eloges d’esprit superieur, de mémoire
parfaite, de culture infinie, me sont aussi communs que
ceux de belle a une aimable personne, ces discours
loin de me donner, de la prévention quand je réflechis
ne me donnent que du mepris pour les admirateurs de
si peu de chose, cependant je mandie presque leurs
suffrages je deviens babillard quand qu’elqu’un me tient
téte, et méchant quand je ne trouve que des admirateurs, 
un autre gloire que je me forge cest de ne me laisser connoitre
de personne que j’aille trente fois dans une maison je seray
different toutes les visites, je me distingue par une façon
de se coiffer, une indifference pour la parure soutenant
que les hommes ne valent pas la peine qu’on s'en donne
<2r> pour les imiter, je soutiens la plaisanterie a merveille
suis amy de touts ceux qui la soutiennent de méme meprise
ceux qui s’en fachent, et écrase sans relache ceux qui
s’en laissent abasourdir, enfin ceux je parviens si bien
a me déguiser que je ne me connois pas moy méme et
ceux qui croyent le plus m’avoir deviné, se contentent de
dire que jay infiniment d’esprit cultivé, et suis malin et
impie, quoyque tres sage dans la conduite, est-ce la faire
le portrait d’un homme, le premier tu en décideras
malin je l’avoué et impie tu scais ce que je tay dit a
aucrescheim la dessus je suis toujours dans les memes
sentiments cependant les apparences sont contre moy je le
parois déterminé, ne voulant etre en segond nulle part,
quelque sejour ensemble me guerira et je vis dans cette
esperance, mon caractere est toujours inflexible, lamour
seul est capable de le faire plier, desque je me livre quelque
part, comme je suis méfiant et soupsconneux je mapperçois
que je déplais en mille occasions, mais je suis le maitre
de me rendre aimable, au pis aller je nay qu’a m’absenter
je suis un vice d’habitude, lon ne peut se passer de moy
quand on y est accoutumé, et l'on me renvoye chercher,
comme l’homme fait de luy ce qu’il veut, jay perfectionné
mon talent naturel de voir et d'entendre de plusieurs
cotés, une fort aimable demoiselle, dit que jy vois de six
cotés et entends de deux, jay fait de si grands efforts
pour l’affermir, dans cette idée qu'elle me prendroit
presque pour sorcier, tu t’amuserois si nous etions jamais
dans les memes societés &c devoiler cet homme si impénetrable
et avoir la confiance d’un cœur qui ne se découvre a
personne

<2v> a parler en style d’opera vous méritiés que l’amour
vous fit repentir de votre insensibilité, mais a parler
vray je vois tant de benets heureux en amour, vous
mérités aussi peu le sort contraire qu’ils meritent celuy la
jay plus aimé que vous puisque vous commences d’apresent
ainsi vous me permettrés de me vous donner des leçons sur cet
article

dles jeunes remords après une longue absence sont bien
suspects, je ne crois pas ton aimable maitresse capable de
perfidie, mais ma chere manon ne luy céde en rien, jay
trouvé a mon retour de campagne une difficulté de pudeur,
le cœur n’hesita point, il se livra tout entier et ses 2 caractères biffure
embrassements me previnrent, le reste se refusa, mais
sans me parler de remords, je me plaignis de cette
marque de méfiance, je menaçais de me retirer afin de
n’etre plus le tiran, d’un cœur qui ne me faisoit un
reste de caresses que par crainte, l’on pleura (que ces
larmes ont de douceurs) lon dit que je n’aimais que cela,
mais l’on se rendit, si l’on m’eut parlé de remords, j’aurois
témoigné ma jalousie, et pour peu que cela eut duré j’aurois
fait retraite, si l’on vous aimes alors l’on vous court après
a quelque prix que ce soit, ne vous rendés qu’aux conditions
que vous désirés, l’on les demande comme preuves, elles sont
accordeés en pleurant mais ensuite on y prend gout,
si cela ne reussit pas ne comptés plus sur le cœur de
l’ingrate et dites avec leandre

avec quelque objet plus aimable
je vais me consoler d’avoir perdu mes soins
l’on n’en est pas plus misérable
pour une maitresse de moins

qu’elle perte pourtant je ne puis y penser sans en etre
<3r> emu, et tu m’as obligation de n’avoir pas eté ton rival
car jy etois extrement porté, que d’esprit dque de bon
sens, qu’elle partie quarrée cela seroit avec manon, je
ne t’ay pas vu assés a paris pour te dire toutes les bonnes
qualités que jay encore trouvé en elle, avec plus de
beauté et moins de graces que ta chere g... l'on reconnoit
en elles tout lesprit françois le plus vaste avec le
bon sens anglois le plus radoucy elle est fille dun homme
cette nation, elle me regardoit comme son maitre, et moy
jadmirois en elle des talents qui me ravaloient si fort
que je ne me regardois, qu’avec pitié, son tour d’esprit, m’a
fait presque pousser en peu de temps, le bon sens jusques
a la philosophie la culture jusques'a la science et la 
curiosité jusques a la magie, il ne me manquoit presque
pour te remplaçer avec elle, que la commodité que
javois avec toy, et l’amour me donnoit de la douceur
que tu n’as pas toujours rencontrée avec moy, helas
mon cher dou vient touts les humains n’ont ils pas cette
ame, et cette ouverture, cest sans doute la le paradis
qu’on nous promiest que ce génant fantome de respect
humain n’est il mort, et que ne pouvons nous nous
raprocher touts quatre exemps de crime, car je t’avoueray
qu’un amour aussi parfait m’epure les sentiments au
point, de ne trouver mon chateau en espagne parfait
qu’en l’en chassant entierement, l’amour adouciroit ce
que nous pourrions avoir de discordant dans l’humeur
et puisque l’amitié seule nous a quelque fois fait gouter
tant de plaisirs quels heureux moments ne passerions
nous pas mais je me perds, et si tu nes pas en lisant
<3v> cecy dans la meme disposition que moy en l’ecrivant
tu le trouveras fort ennuyeux

les agaceries de Me de p... te serviront si tu suis mon
conseil quand on te verra une porte ouverte a la consolation
et a l’infidélité, la jalousie pressera l’effet de ton dessein
que je connois ton bonheur de pouvoir etre a toy au milieu
des plaisirs moy qui ne puis me reconnoitre parmy les
affaires, l’on me donne des espérances a la cour, si cela
n’aboutit a rien ce ne sera pas sans my etre attendu,
tu me demande une lettre de trois pages et en voila six cest
suivre les preceptes de l’ecriture

jay vu mr de vilar souvent a versailles etant lautre jour
chex mr dangervilliers auquel il présenta un mémoire je luy
dis a loreille, cest une rude audiance que celle de notre
cher ministre, commentée me dit il dans la rue de bourg par
un homme de ma connoissance 1 mot biffure elle auroit bien son
prix vous scav

vous scavés sans doute la mort de mr de bezenvald votre
colonel

ne tirés pas de conséquence par cette lettre cy qu’il faut
que les autres que vous recevrés de moy luy ressemblent
javois le temps aujourdhuy et l’ay rarement, repondés
moy article par article

adieu mon cher vous n’aves pas signé la lettre a l'ostende
vous ne signés pas la mienne est ce la mode chex vous
pour vu que celle de my aimer un peu ne passe pas je
me moque du reste, car alors je ne8 caractères biffure pourrois
faire entendre raillerie a

mirabeau

rien nest égal aux sentiments de respect et si je l'ose dire
d’amitié que jay pour tout ce qui t'appartient

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 17 mars 1736, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/185/, version du 21.05.2013.
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