Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la poésie nationale suisse, par Ph.-S. Bridel », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [19 août 1780], p. 202-210

Question
Les Suisses ont-ils une poésie
nationale, & quelle doit être cette poesie?
De Monsieur Bridel

Pour savoir si les Suisses peuvent avoir
une poésie à eux, il ne faut que jetter un coup
d’œil sur ce qui en fait l’essence. Toutes les na=
tions conviennent que ce sont les images; sans
elles, sans leur sécours les vers les mieux faits ne
sont que de la prose rimée; leurs graces & le
plaisir qu’on ressent à les lire, viennent moins
encore du nombre & de la cadence, que du Tableau
qu’ils représentent à l’imagination. Les véri=
tables images poétiques, celles qui frappent à
coup sûr, sont toutes tirées de la nature: c’est
son étude qui doit les former. Voilà la riche
mine que les Muses doivent exploiter, si elles ont
dessein d’attacher & de plaire.

Les Suisses chez qui le climat, les paysages
& les mœurs sont si différens de ceux des autres
nations, peuvent donc avoir une poésie nationa=
le. Les habitans de la partie allemande l’ont
prouvé à l’univers: les chefs d’œuvre de Haller,
de Gessner, ont fait voir qu’un Suisse peut
être originalement poëte & avoir un caractè=
re à soi, distingué de celui de tout autre
peuple. La Suisse françoise ne peut-elle
pas avoir le même avantage? Je sais que plu=
sieurs personnes éclairées, regardent le pays
<203> de Vaud (quoique dans les bornes de l’ancienne Hel=
vétie fixées par César) comme n’en faisant pas par=
tie. Mais les trois quarts du Canton de Fribourg,
la moitié de Valais, la partie occidentale des Al=
pes du canton de Berne en ont toujours fait par=
tie. On me dira encore que leur langue est la
patoise, & que les chansons des paysans sont
nos seules poésies, mais je vous en prie, juge-t-on
de la poésie des François par les chansons Lan=
guedociennes ou Gasconnes; c’est la même chose.
D’ailleurs je ne fais point attention à la langue
dont on se sert, & personne ne parleroit polonais en
Suisse, je crois & j’ose assurer qu’il y avoit tou=
jours une différence essentielle entre la poésie
de l’habitant des Alpes & celles du paysan des
bords de la Vistule. La Langue n’y fait rien;
ce sont les images, ou plutôt la nature qui les
fournit à l’imagination, modifiée d’après la
diversité des objets qui la frappent.

Mais quelle doit être cette poésie?

Je l’ai déjà dit; elle doit être fixée de la na=
ture; Ut pictura poesis erit, voilà la grande
règle. Nous avons nos tableaux nationnaux,
prenons les pour modele. Un peintre suisse
ne prend pas de paysages francois, ni des anglois,
il en choisit qui portent l’empreinte de sa pa=
trie: ce ne sera pas une vaste plaine, une ri=
viere ordinaire, un côteau couvert de vignes;
mais ce seront les rochers des Alpes, les tor=
rens qui tombent en cascades du haut des mons,
les troupeaux & les chalets qui les couvrent. Il ne
<204> ne suffira donc point pour peindre la Suisse de
faire des vers durs & herissés de 7 comme MLe=
mierre dans sa tragédie de Guillaume Tell,

Je pars, j’erre en ces rocs, dont partout se herisse
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Il ne faudra point décrire la source du Rhin, qui
naît dans des rocs affreux, & dont chaque pas
près de son origine est une cascade, comme Ovide
eut décrit la fontaine d’où sort le Pénée pour arro=
ser les vallons enchanteurs de Tempé; & malgré
la douceur, le charme & l’enchantement des vers
suivans de Boileau, je ne puis les approuver
parce qu’ils sont dus à l’imagination & non à
la nature;

Au pied du mont Adule entre mille roseaux,
Le Rhin tranquille & fier du progrès de ses eaux,
Appuié d’une main sur son urne penchante
Dormoit au bruit flatteur de son onde naissante.

Jamais les roseaux n’ont crû sur le mont Adu=
le & l’onde naissante du Rhin peut avoir un
bruit effraiant, majestueux, mais pour flatteur
je ne le crois pas.

De la Harpe, dans son Philosophie des Alpes,
lui fait parler un langage aussi peu philoso=
phique qu’il est peu Suisse; il a cru sans dou=
te que le guindé étoit le sublime, & il s’est
trompé. Et Mr Roucher tout nouvelle=
ment dans son poeme des mois, vient nous décri=
re les glaciers du Grindelwald, qu’il n’a pas
vu: il entasse des mots, il fait des phrases poé=
tiques, il est vrai, mais nullement descriptives &
<205> pense que son imagination donnera une copie
si difficile, même à qui voit l’original. Je
suis bien loin de me joindre à la foule des detrac=
teurs de Mr Roucher: non certainement; je l’ad=
mire, je suis son enthousiaste, je le regarde come
un poete supérieur, quand il peint des scenes
qu’il a vues, les maisons, les vendanges, les amours
& la chasse du cerf. Son morceau des arts me
paroît sublime, mais dès qu’il voiage sans sor=
tir de chez lui, je ne le reconnois plus: que
dirait-il si un poete suisse s’avisoit du sein
des Alpes, de peindre les moissons de la Brie,
les vendanges du Languedoc, ou le port de Mar=
seille?

En quoi donc consisteront les differences de la
poésie suisse?

Dans le choix des sujets: le poète suisse ne
représentera que des tableaux tirés de son pays;
les scenes qu’il peindra apartiendront à sa pa=
trie; il ira donc dans les Alpes, il se pénétre=
ra de leur spectacle sublime; là il se placera
sur un rocher escarpé le torrent rugira à
ses piés, ses yeux s’egareront sur les cimes
multipliées des montagnes ; tantôt il les ver=
ra couvertes de neige, tantôt tapissées d’un
verd gazon, Les scenes des troupeaux montant
ou descendant les Alpes, les fêtes des bergers lui
offriront des tableaux interessans & doux, com=
me il en trouvera de terribles & majestueux
dans les chûtes des avalanches, dans les inon=
dations des torrens, à la fonte des neiges. Dans
les tempêtes qui grondent au fond des vallées son
<206> son grand art surtout, sera celui des contrastes, cha=
cun de ses tableaux fera ressortir mutuellement son
voisin.

Dans le choix des comparaisons il écartera ses
images, si souvent emploiées, ces metaphores si u=
sées à force de s’en servir; surtout il écartera soi=
gneusement la fable, elle n’est aucun sécours
au poete de la nature, il l’abandonne au poete
bel esprit. Il est vrai que si l’on connoissoit
l’ancienne mithologie helvétique, elle pourroit
être amenée quelques fois avec succès; mais les
Dieux d’Athènes & de Rome, ne sont pas faits
pour paroître dans nos Alpes. Il y auroit un
air étranger; leur disparité avec le reste du ta=
bleau seroit singulierement choquant. Ses com=
paraisons seront donc encore tirées de la natu=
re, mais de la nature helvétique: il n’y trouve=
ra ni Lion ni Mer, mais des ours, des sangliers,
des lacs, des torrens.

Dans le choix des Episodes, il les tirera tou=
tes de l’histoire de la patrie, moisson bien vaste
où il ne manque que des ouvriers. Le dévoue=
ment d’Arnold de Winkelried, les femmes
s’armant pour deffendre Zurich assiégé,
l’hermite Nicolas devenu l’arbitre des can=
tons & leur arrachant les armes des mains,
& tant d’autres morceaux de notre histoi=
re seront emploiés: Athènes & Lacédémone
n’en sauroient fournir de plus interessans,
ni en plus grand nombre.

Dans son stile, il sera bien différent de
celui de ses voisins, ces jeux de mots, ces épigram=
mes, ces concetti, seront bannis de ses vers: sim=
ples, <207> majestueux & original comme les pages qu’il
habite, il variera son stile suivant ses sujets
doux & paisible pour peindre les scenes agréables:
rapide & impétueux, comme le debordement dont
il décrit les ravages: terible comme la tempê=
te qui ebranle les vallées qu’il habite; mais sur=
tout rempli de tout le feu du courage & de
la liberté dont il jouit, quand il fera parler ses
concitoiens, voilà pour la partie descriptive.
Pour la partie morale il en est de même, nos
vertus & nos vices ne sont ni ceux des Italiens,
ni ceux des François: notre bonheur au sein
de nos montagnes isolées dépend de causes tou=
tes opposées; nos mœurs sont encore essentielle=
ment différentes; ainsi donc la poete qui atta=
quera nos vices & nos ridicules ne prendra ni Ho=
race ni Boileau pour ses modeles, & s’il veut pein=
dre les plaisirs & les charmes de nos retraites,
il n’aura rien de commun avec le poeme du
bonheur d’Helvétius.

On me dira sans doute que nos noms suisses peuvent
bien s’adapter à la poésie allemande, mais non
à la françoise; mais, je vous en prie les noms
Hollandois & flammands sont-ils plus doux que
nos noms suisses. Zuiderzee, Bergen, Vaart, sont-=
ils plus sonores qu’Unterwald, Morgarten, ou Zu=
rich; cependant, voiez le parti qu’en tire un grand
maitre (Boileau) dans son epître du Roi sur le
passage du Rhin. D’ailleurs nos poésies seront
premièrement pour nous, & les mots ne nous pa=
raîtront point barbares, parce qu’ils nous in=
teresseront; si le cœur est vivement touché
du sublime dénouement de Winkelried, l’esprit
n’ira point chicaner sur la rudesse de son nom. Enfin
<208> Enfin le grand art pour placer un mot dur, est de
l’encadrer convenablement: si le vers est prosaïque
ou sec, ou que l’idée soit triviale, le mot paraî=
tra dans tout son ridicule; au contraire, si le vers
est doux ou majestueux, ou que l’idée soit neutre
ou frappante, le mot passera à la faveur de cet
entourage.

Je le répete; nous avons déjà des modeles. Hal=
ler & Gessner ont montré aux poetes suisses quelle
carriere ils doivent fournir; surtout l’idille de la
jambe de bois, du poete de Zurich & les Alpes de
celui de Berne, sont des morceaux marqués au
coin de la vraie poésie nationnale.

5° Mais c’est surtout par les détails que le poe=
te suisse peut se distinguer. Quel pays est aus=
si pittoresque que notre patrie? Où trouver plus
de beautés & de scenes différentes, dans un aussi
petit espace? dans quel endroit le lever de la Lune
est-il plus beau? dans quelle patrie de l’Europe les
jeux de la lumiere & des ombres sur les eaux, les
forêts & les montagnes sont-ils plus variés? Nos
torrens tantôt tranquilles, tantôt impétueux, nos
lacs tour à tour calmes ou agités par les vents, nos
majestueuses forêts de sapins; peintre de la natu=
re! si tu veux la surprendre, enfonce-toi sous
leur ombre antique & vénérable, prête l’oreille
au frémissement des cimes ébranlées, regarde la
lumiere degradée à travers les branches, couche-=
toi dans l’endroit le plus sombre, pénètre-toi
de l’horreur religieuse qui y règne, puis, saisis
tes pinceaux & travaille! mais quand tu vou=
dras peindre la nature, fuïs le cabinet où ton
génie est retréci, mets toi au large, sous le dôme
des grandes forêts, ou sous la voûte immense des
<209> cieux, au sommet d’une montagne. Que ton ima=
gination soit toujours d’accord avec tes yeux & la
nature: veux-tu peindre un orage, prens un bat=
teau, va sur le Léman, lorsque le vent l’agite:
veux-tu voir une belle nuit, navige sur le mê=
me lac, quand la lune y promene ses reflets:
veux-tu savoir ce que c’est qu’une tempête, cours
dans les Alpes & attens dans une vallée profonde
le moment oì les vens, les tonneres & les éclairs
uniront leur pouvoir éffraiant.

Sortons enfin Messieurs, de notre indolence
poétique, qu’on ne nous fasse plus ce reproche:

La nature a tout fait pour nous;
Mais nous négligeons la nature

Combien de morceaux intéressans nous avons à
faire!

1° Les saisons des Alpes si différentes de celles de
Thompson ou de St Lambert; d’autant plus pi=
quantes que les détails en seroient moins connus.

2° Les nuits des Alpes. Quel charme y régne=
roit, pour peu qu’un poete fut sentimental & mé=
lancolique, sans être hypocondre.

3° Et la Romance nationnale si chere à tous
nos voisins; pas une en françois, pas en alle=
mand Lavater y a travaillé avec un succès bril=
lant.

4° L’éclogue nationnale nous manque encore
en françois; & quelles scenes naïves & vraiment
faites pour ce genre ne nous offrent pas les
habitans des Alpes, leurs mœurs simples, leurs
fêtes, leurs amusemens, leurs amours?

Je ne parlerai point du grand ouvrage qu’il
y auroit encore à faire sur la revolution qui
rendit la liberté à la Suisse; le sujet en est superbe
<210> superbe & abondant, mais qui le traitera? Nous som=
mes encore trop jeunes en poésie: Virgile ne nâquit
pas dans les premiers siècles de Rome.

Mais sans former des desseins si relevés, culti=
vons les muses de la Suisse, abjurant notre paresse
poétique; sentons que nous avons des talens & fai=
sons en usage avec l’esprit pénétrant & l’imagi=
nation vive que nous tenons de la nature: il ne
nous faut que de l’exercice pour réussir. Ne jouis=
sons pas de notre bonheur, de notre patrie, de notre
belle nature, comme des égoïstes, multiplions en
les tableaux, offrons-en de fidelles à ceux qui ne
peuvent se transporter dans nos contrées, & prou=
vons à ceux qui viennent les admirer, que come
eux, nous en connoissons les beautés, mais que ns
faisons plus, que nous savons les chanter;

Oui, près de ce beau lac favorisé des cieux
Sans chanter le bonheur, quoi! nous serions heureux!
Mêlons, il en est le tems, les roses du génie
Au laurier belliqueux qui pare l’Helvétie
Si de notre destin nous sentons les douceurs
Transmettons à nos vers le charme de nos cœurs
Et ranimant chez nous Théocrite & Virgile
Opposons le Léman aux ondes de Sicile.
Amis, il fut un tems ou de vains prejugés,
Dans une sombre nuit, nous croioient engagés;
Faisons un noble effort, marchons avec audace
Dans les sentiers du goût dont nous suivrons la trace
Forçons le François même à repeter nos vers
Et vengeons l’Helvétie aux yeux de l’Univers.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la poésie nationale suisse, par Ph.-S. Bridel », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [19 août 1780], p. 202-210, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1414/, version du 08.02.2024.
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