Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par G. Mingard », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12 avril 1772], p. 96-100

Monsieur Mingard

Je me garderai bien, Messieurs, de donner encore une
dissertation sur les préjugés. Je ne crois pas la question assés éclaircie
pour pouvoir être decidée avec avantage par un traité pour lequel Je
puisse compter sur vôtre aprobation generale.

Et quoi que je scache à peu près depuis quelque Tems à quoi
m’en tenir sur ce sujet, cependant mes idées ne sont pas
encore assés distinctes, et assés liées pour que je puisse
en tracer un plan metodique et bien déduit,
accompagné de preuves necessaires, à moins que Je n’y
consacrasse un tems que mes autres occupations ne me
permettent pas d’y donner à present.

Je ne craindrai pas d’affirmer en attendant 1° Qu’il
n’est point de sujet sur lequel nous ne nous trompions sans
<97> sans le scavoir, soit en affirmant, soit en niant, soit en nous livrant au
doute. 2° Que dans ce siecle où l’on aprofondit en general tres peu les
sujets, on decide temerairement, que bien des propositions sont des
erreurs, dont on ne scaurait prouver la fausseté; Dont au Contraire
la verité est établie par des preuves suffisantes pour convaincre
quiconque n’est pas porté par quelque passions à les nier. 3° Que
vû le Caractère, la grossiereté et l’ignorance du peuple, la vüe
de la simple verité ne les déterminerait pas assés puissamment
dans bien des cas de consequence, en sorte que vû les circonstances
où ils se trouvent il est utile que quelques préjugés leur servent
de motifs d’où je concluraï en 4e Lieu, qu’il est des préjugés
respectables. Donnons en quelques exemples.

L’Idée qu’il y a du Crime dans les mariages entre proches parens
Collateraux, comme frères et sœurs, cousins et cousines, beau frères
et belles sœurs; Cette idée qui toujours entretenue par les Loix,
par les Mœurs, par la Religion, est si bien établie qu’elle pré=
vient même les desirs entre gens qui vivent ensemble dans
la plus grande familiarité, et que l’amitié lie; Cette idée
cependant est un préjugé; Mais conviendrait il de le detruire?
et ne serait ce pas ouvrir la porte aux desordres les plus
nuisibles au mœurs, et à la population? Telle fille qui ne
s’abandonnerait pas à un étranger, des qu'elle n'y verais pas plus
de mal
se livrerait sans peine à un frère, à un cousin, des=
quelle n’y verrait pas plus de mal que dans un commerce
avec un non parent. Si ces mariages étaient legitimes par
les Loix, les familles puissantes accumuleraient les richesses dans
la même maison, et enfin formeraient des factions dange=
reuses, dont les autres familles seraient la Victime.

Sans doute la naissance ne donne nul droit legitime selon
la nature, à commander aux autres hommes; Mais si
dans un gouvernmenet établi, on enseigne à tout le peuple
cette vérité, chaque individu qui auparavant respectait dans son
Prince les droits sacrés de la Naissance; regardera ces droits com=
me une usurpation, livrera son cœur à l’Ambition, chacun pré=
tendra

<98> prétendra au prémier rang, se formera un parti, nul n’aura de droits
respectés, la force en prendra la place, et au lieu d’un Peuple heureux
et tranquile, sous un gouvernement dont la forme lui paraît une
institution Divine, on verra une nation acharnée à se dechirer
elle même par les Guerres Civiles. Car enfin si les droits à l’autorité
ne sont pas réels, si le consentement des Pères, ne lie pas les enfans;
Pourquoy mes descendans se soumettront ils à des hommes dont j’ay
bien voulu dépendre? Pour un sage Philosophe aux yeux de qui
la méditation fait découvrir des rapports, et des connaissances
metaphisiques entre les objets, d’après lesquels il juge de ce qui est
bon ou mauvais, il y a mille, et dix individus incapables
de ces méditations, et de sentir les consequences de ces Rapports.
Cependant pour le bonheur du genre humain il faut suivre
les regles de la Vertu et de la droiture, elles ne seront donc pas
suivies par ceux qui ne voïent pas ces Rapports ou qui n’en
sentent pas l’efficace, il leur faut d’autres considerations.
Appliquons ceci à quelque fait.

Je m’assure que quiconque croit un Dieu tout parfait,
Créateur, conservateur, Bienfaiteur, Legislateur, et juge des
hommes, sent qu’il lui doit l’hommage des sentimens,
que lui inspire naturellement la connaissance de ses
perfections, de l’Être suprème, et de ces relations qui
soutient avec lui Le sage scait que cet être indépendant
n’a pas besoin de ses hommages pour être heureux, il les
lui rend, non parce qu’il croit augmenter par là le bonheur
de cet être, mais par ce qu’il sent que lui même n’agirait
pas convenablement à la nature des choses, s’il les lui
refusait; Outre cela il sent que l’Idée d’un tel être dont
il recherche l’approbation comme la source du vray
bonheur, pour une Créature intelligente, est le Soutient
le plus efficace de la Vertu, dans Mille circonstances de la
vie, où l’interet present permettrait de s’ecarter de ce qu’elle
prescrit, solicite même à en violer les Loix. Il lui suffit
alors de penser avec Seneque, le Maître de l’univers me voit, et son
<99> et son intelligence me juge. La vertu se reveille dans son cœur à cette
idée. Mais le Peuple est tout humain et non Philosophe, cedera t’il
à ces considerations? Si même aucun culte exterieur et reglé ne rap=
pelle l’idée de Dieu dans son Esprit, il ni pensera jamais, Le peuple
se déterminera t’il d’après ces idées methaphisiques à rendre à Dieu
des hommages qui auront sur sa vertu une influence si efficace?
Non, sans doute. Mais le peuple à qui on fait un devoir du Culte
interieur et exterieur s’est persuadé que par là il rendait service à
Dieu, qu’il y était interessé; Que violer ses Loix, c’est le mettre
en Colère, et exciter sa vengeance, que les observer c’est lui
faire plaisir et qu’il le recompensera par interet. Le Peuple
agit en consequence, et pratique bien plus la vertu par ces motifs
que par tout autre interet present, là au moins où le peuple
est instruit. Eh bien dites au Peuple qu’il n’est pas vrai que Dieu
se mette en Colere qu’il ait quelque interet à ce que l’homme
fasse bien, que Dieu n’a que faire de ses hommages; Il oubliera
bientôt qu’il est un maître du monde. Cet homme n’aura
plus de zele pour le bien, regardera le Culte comme une pué=
rilité dont il ne voit pas la raison, il ne vous tirerait pas
son chapeu s’il croyait que vous n’en scavés pas gré, que
cela ne vous flatte pas. Il vaut donc mieux laisser l’home
dans cette erreur que de l’en tirer en lui donnant des idées
qui ne saisirait pas, et qui serait sans force pour lui,
toute nourriture n’est pas bonne pour tout estomach.

Il est des tems où, vû les idées generalement reçües,
il serait dangereux de les attaquer quelques fausses qu’elles
soient. Changer le Gouvernement, changer la Religion,
changer les mœurs, n’est pas toûjours convenable; les
Esprits doivent être ménagés. On court souvent risque
d’arracher le bon grain en voulant en tout tems arracher
l’yvroïe
. C’est une pensée offerte sur ce Sujet par un sage
plus que respectable; Qui voulait moderer le zèle trop
ardent de ceux qui pensaient à attaquer toute erreur.
Mr de Montesquieu a Jugé de même sur ce sujet. Je ne me permettrai
<100> permettrai jamais d’induire le Peuple en erreur, c’est mentir,
Je le détromperai de toutes mes forces des erreurs dangereuses,
Mais J’userai de prudence, je ne lui ôterai une erreur utile que
quand je pourrai substituer une vérité équivalente par son
efficace avantageuse. Je la laisserai subsister lors que les desordres
qui en peuvent naître sont moindres que ceux que je conserverais
en la détruisant.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par G. Mingard », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12 avril 1772], p. 96-100, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1399/, version du 08.02.2024.
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