Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la sensibilité et la force de l’âme, par H. de Molin de Montagny », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [26 avril 1772], p. 76-81

Sur la sensibilité et la
force de l’ame, Par
Monsieur de Montagny.

Toute question qui a trait à l’ame et à sa nature
tient à la Methaphisique. Celle qui fait aujourd’huy
l’objet de vos recherches étant de ce nombre, J’ay trouvé
qu’elle était par là même au dessus de mes forces.
Aïant cependant medité sur cette matière et comptant
sur vôtre Indulgence, je n’ai pû me refuser au plaisir
de vous faire part de quelques reflexions que ma meditation
m’a fournies, et que je soumets à vôtre Jugement. Ne
vous attandés donc pas, Messieurs, à voir ici la question
approfondie; Imitant la prudence des anciens qui ne
connaissant pas encore la Boussole, n’osaient se hazarder
en pleine Mer, Je cotoyerai le rivage et je ne l’abandonneray
que sous la conduite d’un Pilote éclairé.

Je pense d’abord que l’homme doit avoir naturel=
lement une ame élevée et forte, puisque c’est par elle
qu’il ressemble à son Créateur, mais que l’élevation et la force
<77> force de nôtre ame reçoit differentes nuances suivant qu’elle est plus
ou moins offusquée par les passions qui l’agitent, telles que l’ambition,
l’amour propre, l’avarice, la vengeance & et par les vices de la
constitution de nôtre être. Nous avons tous des yeux, nous devrions
tous voir également dans le même éloignement, mais le plus ou le
moins de défauts qui se trouvent dans les differentes parties de cet
Organe mettent aussi de la difference dans nôtre vüe.

L’Elevation et la force sont deux qualités de l’Ame distinctes
l’une de l’autre, il est vrai, mais que l’on peut regarder comme
deux sœurs qui se tiennent par la main. Elles se font connaître
par les effets qu’elles produisent. La 1re se manifeste par des
idées sublimes, des pensées nobles, des projets relevés. Tandis
que la 2de contribüe par sa fermeté à mettre en action les
productions de l’ame élévée, et ne se rebute point par tous les
obstacles possibles qui se presentent dans ce qu’elle se propose.

Le bût d’un être doué d’un ame élévée et forte ne se
rapporte qu’à deux objets, la Gloire de la Divinité, et le bon=
heur de l’humanité, ce terme de bonheur pris dans sa plus
grande étendüe.

Ces deux qualités de l’ame peuvent dégenérer en vice le
1er lors que les idées que l’élevation de l’ame fait éclore ne
répondent point à l’un des deux objets qu’elle doit toûjours avoir
en vüe, ces idées alors sont fausses et prennent le nom de
visions ou de Chimeres, et leur auteur celui de visionnaire. La
2de degenerera en vice lors que non seulement elle n’aura
pas en vüe l’un des deux objets indiqués, mais encore lors
qu’elle voudra surmonter des obstacles qui se trouvent
être impossibles à vaincre par leur nature; Cette force
de l’ame se nomme dans ce cas entêtement, et l’homme
qui en est atteint un entêté.

Passons maintenant à la Sensibilité. C’est cette
vertu par laquelle nous prenons une part bien sincère
au bonheur des autres hommes, et y contribuons de tout
nôtre pouvoir. Elle a aussi ses nuances qui varient suivant
<78> suivant les circonstances et les personnes qui en sont les
objets, et suivant ces differentes nuances elle prend aussi differentes
denominations, telle que celles par exemple, d’amitié et d’amour.
Le vice opposé à cette vertu, s’appelle indifference, qui poussée
jusqu’à son dernier Periode dégénere en cruauté. Que conclure,
Messieurs, de ces détails dans lesquels je viens d’entrer. Vous trouverés
j’espère comme moi, que l’élevation et la force d’ame n’est point
incompatible avec la sensibilité, ou qu’une ame élevée et forte
peut aussi être sensible.

Une vertu exclud bien le vice qui lui est opposé, mais elle
n’exclud une autre vertu. La Divinité serait elle parfaite s’il
lui en manquait une seule. Et dans cette question particulière, que
de sagesse, de sublimité dans les vües du tout Puissant, que de
Majesté et de magnificence dans les ouvrages du Créateur, et en
même tems que de marques de sensibilité de sa part en faveur de
sa Créature, il ni a pas de jour qui ne soit marqué par quelques
uns de ses biens faits.

Et pour revenir à nous, ne trouvera t’on pas, Messieurs,
parmi nos semblables, de ces ames élevées et fortes qui ont
en même tems donné des preuves de sensibilité. Oui, sans
doute, je pourrais vous en citer divers exemples, mais pour ne
pas vous arrêter trop long tems, je m’en tiendrais aux deux
suivans.

Le bon Roy Henry IV, qui ne doit pas être un objet de
veneration pour son Peuple seulement, mais par tout ce qui
est ami de l’humanité, était une ame élevée et forte.
Que de preuves n’a t’il pas donnée de sa sensibilité! Je ne
choisirai que celle ci qui m’a toûjours frappé par sa
Noblesse. Henri IV assiegeant Paris, apprit que le Peuple
qui y était renfermé était exposé à perir de famine.
Il pouvait être assuré que dans cette situation la Ville se
serait rendüe aussi tôt, et en étant une fois le maître,
il pouvait regarder la guerre civille comme terminée et
par consequent de se voir en possession de la Couronne qui était
<79> était devenüe son heritage, et que ce Peuple acharné contre lui, luy
réfusait. Sa sensibilité pour ce même peuple se reveille, et renonçant
à son interet propre, il fait entrer du pain dans la Ville, et fournit par
là même des armes contre lui même.

L’Exemple suivant quoi que celui d’un simple particulier, pris même
dans l’ordre des citoyens le plus méprisé, et peut être le moins méprisable
nous prouve bien que la force de l’ame et la sensibilité se trouvent
souvent reunies sur le même sujet.

L’Adige devient quelque fois très impetueux, et cause souvent
des Malheurs. Il emporta un jour les deux côtés d’un des Ponts de la Ville
de Vérone, laissant subsister le milieu du pont, sur lequel était placée
une Cabane où demeurait une famille, et qui déjà ébranle ne
pouvait tarder d’être emmené 1 mot recouvrementcomme le reste. Cette pauvre
famille se trouvait donc dans un danger éminent. En vain le
gouvernement fit offrir des recompenses à qui tenterait de la sauver.
Parmi la foule de spectateurs, personne ne voulut si exposer. L’on
avait à craindre et le cours impetueux de la Rivière dans la
traversée, et la chûte du pont pendant qu’on serait occupé
à tirer cette famille de leur Cabane. Un Paisant arrive qui
informé du danger de ces pauvres gens, saute sans balancer
dans une Chaloupe, et vole sans s’effraier au secours des malheureux,
les ramène au village, où il n’est pas plutôt que l’on voit les
restes du pont s’écrouler. Il meritait les recompenses promises,
mais en vain veut on les lui donner; Il répond constamment qu’il
ne vendait pas sa vie. Vous voïés donc, Messieurs, que l’élevation
et la force de l’ame sont bien compatibles avec la sensibilité;
Mais je dirai plus cette dernière vertu se rencontre toûjours dans les
ames véritablement fortes. En vain m’objectera t’on l’inflexibilité
de ce juge dont on connaît tout le mérite. Une épouse en pleurs,
une famille desolée vient se jetter à ses pieds pour obtenir la grace
d’un Epoux, d’un Père Criminel sans doute, Mais engagé peut être
par de facheuses circonstances à commettre le Crime, et qui a peut
être plus d’une fois contribué au Salut de la Patrie. Quelle
Cruauté dira t’on, ce juge est insensible. Point du tout. S’il a l'ame
<80> l’ame veritablement élevée et forte il est surement affligé dans le
fond du cœur, de ne pouvoir accorder la grace qu’on lui
demande; Mais l’amour de l’humanité en general qui demande
que le Crime soit puni, lui fait renfermer les sentimens de
sensibilité qui pourraient l’émouvoir en faveur d’un seul particulier.

Puis que le veritable point de vüe de l’homme doué d’une
ame forte et élevée est de consacrer ses pensées et ses actions
au bonheur de l’humanité, on doit supposer que la prémiere
vertu de cet homme doit être d’aimer ses semblables, et
par consequent qu’il soit sensible.

Je n’ai jusques à present regardé, Messieurs, la sensibilité
que comme une vertu, je vai vous la présenter comme un
des bienfaits que la divinité a répandu sur nous, et comme
une des plus grandes doûceurs de la Vie. Un cœur sensible
goûte une joïe pure, inalterable, chaque fois qu’il peut
contribuer à la felicité des hommes. Titus regardait comme
perdüe une journée dans laquelle il n’avait aucun heureux.
Aimant les autres hommes, il doit s’attendre au reciproque
et espérer d’en être aimé. Ainsi il est sûr de trouver
un ami sincere dans le sein duquel il pourra confier
ses pensées les plus secrettes, qui fortifiera son Courage
dans le besoin et le consolera dans ses peines. Il aura
une maîtresse fidèle qui partagera son sort, le delassera
de ses travaux, et effacera par sa gayeté et les Charmes
de son esprit les rides que ses occupations serieuses
auront imprimées sur son front.

Quelles sources donc d’agremens, de plaisir dans la
vie que la sensibilité. Et pourquoi des être doués
d’une ame élevée et forte en seraient ils privés, eux
qui font l’honneur de l’humanité, en même tems qu’il
contribue à son bonheur. Non, certainement ils ne le sont
pas. Je m’assure qu’il n’y a aucun de vous, Messieurs qu’ils
n’aïent éprouvé le Charme que goûtent les cœurs sensibles,
et qui ne conviennent de la verité de ce que j’avance. J’avoue que
<81> que je suis si persuadé que la sensibilité est l’un des plus grands biens
que l’homme puisse posseder; Que si j’avais un ennemi, je ne voudrais
lui temoigner ma haine qu’en lui souhaitant un cœur insensible.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la sensibilité et la force de l’âme, par H. de Molin de Montagny », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [26 avril 1772], p. 76-81, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1396/, version du 08.02.2024.
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