Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Achats pour la salle de la Société / Sur la grâce dans les beaux-arts », in Journal littéraire, Lausanne, 19 janvier 1783, p. 135v-137v

Assemblée du Dimanche 19 Janvier 1783

Presidée par Mr Polier Loys ont assiste Mrs
de Saussure le Juge, Vernède, Levade, Verdeil,
Gillis, Secretant, Hope, Roget, Ritchi. Secretaire
Sokologorsky

L’assemblée a decidé de souscrire au nom
de la Societé pour la Carte generale de l'Europe
dressée d'après les meilleurs cartes particulieres par
Mr Lacombe justicier à Lausanne. Mrs les
membres de la Societé ont saisit avec empres=
sement cette occasion d’encourager le talent
<136> et le zêle connus de Mr Lacombe. On a generalement
été d’accord qu’il est impossible d’avoir un meilleur
ornement pour notre sale d’autant plus qu’il
reunit l’utile avec l’agreable. Cette Carte
entre autres avantages a celui qu’on y voit
d’un coup d’œil l’ensemble de l’Europe et
les differentes situations des pays qui la
composent. 
La question etoit: qu’en=
tend on par la grace dans les beaux arts
peut elle etre reduite en principes, et quels
sont ils?
Comme cette matiere demande des
connaissances particulieres et que tout le
monde n’a pas eu l’occasion d’etudier cet
objet, la pluspart des Mrs les Membres ont
refusé d’en donner leur avis. Mr Secretan
pense que c’est le sentiment et le gout qui
decident sur les graces et qu’il est impossible
de les traiter methodiquement et de les reduire
en regles. Mr Vernède a dit que depuis longpense de même. À cette occasion
temsil a lu quelques morceaux d’un livre intitulé
l’art de peindre, poëme avec des reflexions
sur les differentes parties de la peinture par
Mr Watelet. Mr Verdeil a avoué que
depuis long tems cette idée l’occupe qu’il
a lu plusieurs ouvrages sur cette matiere
et que n’etant pas satisfait, il a proposé
cette question à la Societé. Il croit que
les graces consistent dans l’expression,
mais il n’a pas voulu entrer en details pour
eclaircir cet objet. En rendant toute la
justice au savoir et au merite personnel
de ce membre respectable, il est impos=
sible de ne pas admirer son zèle infa=
tigable et son gout pour les lettres en
general, si on considere que parmi tant
d’occupations e
ssentiels à son etat il
<136v> trouve encore des momens pour s’occuper
des parties d’etude qui n’ont aucun raport
aux connoissances, qui lui sont necessaires.

Mr Gillies, qui paroit avoir etudié cette partie
avec fruit, a discuté cettela matiere en homme qui
s’y connoit. Il a eu la complaisance d’en com=
muniquer au secretaire ses idées par ecrit,
dont voici le precis: «La beauté et la grace,
comme toutes les qualités secondaires des objets
sensibles, n’existent qu’en notre perception.
Euclide ayant expliqué les proprietés du cercle
ne dit pas un mot de sa beauté. En effet
cette proprieté n’existe pas dans la figure
geometrique, elle est uniquement relative à nos
sensations et par consequent ne peut etre ex=
pliquée que par l’effet qu’elle produit en
nous. C’est ainsi qu’avant l’invention de la
philosophie scholastique ce jargon des savans,
et avant l’affectation de l’esprit ce jargon
des ignorans, que les instituteurs du genre humain
les sages et les poetes de l’antiquité ont
expliqué la nature de la beauté et de la
grace, ces qualités rares et fugitives, qu’ils
ont personifiées pour les rendre plus perma=
nentes et plus palpables. Selon ces genies
immortels, les graces sont trois Déesses
toujours jeunes et belles, qui tirent leur nom
general du pouvoir de disperser repandre
la joie et chacun de trois noms particuliers
de trois energies respectives les plus agreables
et utiles dans la nature, d’eclairer de faire
fleurir et de plaire. Les poetes ont dit
que les graces accompagnent inseparablement
tous les Dieux. C’est qui sert à devoiler leur
nature, car la grace soit dans les originaux
soit dans les copies, dans la nature ou dans
<137> les beaux arts ne paroit pas d’etre une proprieté
distincte et separée, mais plutôt une modification
particuliere de quelques autres qualités. La
regularité des formes et l’harmonie des pro=
portions peuvent exister sans la grace, mais
sans elle la beauté meme est fade, sans
significance et sans attrait. Detruisez la me=
sure et la proportion et la grace disparoit.
Les affections de l’ame exprimées avec cette
decence qui n’altere pas les formes de la
beauté sont toujours gracieuses. Les passions
doul
oureuses meme traités par les artistes Grecs
produisent un effet delicieux. C’est que l’on
peut prouver parmi d’autres exemples par
les groupes de Laocoon et de Niobé. Les
artistes modernes n’ont pas ce talent,
ils ont de l’expression mais non pas de la
grace. La grace originaire et la plus sen=
sible pour nous est la beauté modifiée
par l’expression dans le visage humain.
De là on etend le terme aux mouvemens
et aux attitudes du corps, quand rien n’est
gene ni affecté, et quand les muscles et
les contours au lieu d’etre fortement pro=
noncés, sont doux et moelleux. L’homme
est à lui meme la mesure de tout ce qu’est
dans l’univers. Il se voit perpetuellement
dans les objets qui l’environnent. C’est pour=
quoi un bel edifice un beau morceau de la
musique ou de la poesie peuvent affecter
notre sensibilité d’une maniere analogue
quoique non pas avec la meme force
dans la plus part des hommes, qu’ils sont
affectés par un beau visage. Pindare avec
<137v> sa hardiesse ordinaire appelle la poesie le jardin des
graces. Expression qui ne sera jamais entendue
par ceux qui n’ont jamais pas eprouvé le
meme mouvement de sensibilité en lisant
une ode d’Anacréon ou en regardant quelque
chef-d’œuvres d’un celebre artiste. Mr
Gillies conclu que voulo
ir reduire les graces
en regles ce seroit vouloir saisir l’ombre
d’un songe. On n’apprend d’en juger
qu’à force de les voir et de les sentir. Il faut etudier
l’antiquité et ceuxlesdes artistes modernes, qui l’ont
imitée le mieux. Vos exemplaria graeca
nocturna versate manu, versate diurna
.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Achats pour la salle de la Société / Sur la grâce dans les beaux-arts », in Journal littéraire, Lausanne, 19 janvier 1783, p. 135v-137v, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1365/, version du 27.03.2024.
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