Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la littérature du siècle de Sénèque », in Journal littéraire, Lausanne, 21 janvier 1781, p. 37-38

21 JanvierAssemblée presidée par Mr Gillies. Sect. Saussure de Morges

QuestionQuels sont les raports qu’il peut y avoïr en faits de litterature
entre nôtre siecle et celui de Sénèque
 ?

Mr Smith seul y a repondu par écrit. Dans un discours
plein d’idées et de vuës nouvelles et dont la Societé a entendu
la lecture avec le plus grand interet il a developé les Causes
de la decadence de la litterautre Romaine; Il a remarqué qu’elle
avoit eu dans sa constitution même le principe de sa Ruine.
<37v> «La marche des sciences et des arts nous dit-il a toujours
eté lente et penible. Les Homes agissent longtems avant
de penser, et ils pensent longtems avant de penser juste.
Lors même que la Raison s’affermit sur son Thrône, il faut
bien du temps encore avant qu’elle se pâre des dehors de l’ameni=
té et de la politesse. Ce n’est qu’après que son Empire est
assuré et universel que les Graces et les neuf Sœurs, s’a=
vancent à sa suite.»

Cependant dans la litterature Romaine tout contredit
cette assertion sous le gouvernement des Rois, sous les Consuls
et dans les temps orageux de la Démocratie, bien loin de
favoriser les beaux arts et les lettres, Rome les méprise et les
persécute, elle chasse de son Sein ceux qui les professent, elle
les accuse de corrompre ses mœurs et ses antiques vertus;
et malgré tous ces obstacles aïant tout contre elle et rien
en sa faveur nous la voïons sortie des tenebres qui l’envelo=
pent, tendre au dernier point de sa perfection, y arriver et
en descendre avec la même rapidité dont elle y etoit montée.
Quelles sont les Causes auxquelles il faut attribuer des effets
aussi etonans ?

Les voici. La Litterature Romaine n’avoit aucun des Carrac=
tères qui pouvoient lui assurer une existence solide et dura=
ble. «Ce n’etoit point une Litterature fondée sur la manière
de penser particuliere de cette nation célèbre, sur la tournure
generale de sa Religion de ses mœurs et de ses usages, qui
par une pente aisée et naturelle découlât de cette espèce
de Génie qui lui étoit particuliere.»

«Elle etoit tout entière d’adoption, elle 1 mot recouvrementétoit empruntée
des Grecs qu’ils avoient servilement imité, sans jamais
égaler leur modèle; elle devoit tomber et elle est tombée
dès le moment qu’il n’y eut plus d’originaux à imiter.»

Yci Mr Smith se permet une petite digressïon sur la litte=
rature Grecque.

«Il est à présumer que c’est à la Religion que l’anciene
Grèce dût tout ses vertus, tous ses talens, les Arts et les
Sciences qui la rendirent célèbre, cette tournure élegante de
pensées et de mœurs qui la distingue de toutes les autres nations
du Globe. Fondée par une Colonie d’Egyptiens elle en emprunta
la Theologie; mais dès que les Dieux d’Egypte furent trans=
plantés sous un ciel plus doux et plus tempéré, ils changerent
de carractère, ils prirent les couleurs des objets qui les entourroient
<38> et devinrent pour ainsi dire gracieux et apprivoisés.»

Il nous montre la facilité des Grecs à adopter tous les Dieux
Etrangers. Il cite un conte de Lucien où cet Auteur ingenieux
s’égare aux dépens de ces Divinités adoptées.

Il observe que leur Theologie etoit à proprement parler poëtique,
et que la Poesie Lyrique, la Poesie Epique, la Tragedie, la
Comedie même de cette nation fameuse en sont découlées, come
de source.

Les Grecs ont donc possedé une Litterature nationale, de leur
propre creation, enfant de leur Genie et de leur Religion et qui
anonce dès la naissance cette imortalité qu’elle a aquise dans la
suite des temps.

Il n’en a pas été ainsi des Romains. «Leur genie etoit fier, hardi
entreprenant. On devoit attendre d’eux une Poësie qui lui fut assortie
une manière de penser originale, et energique, on devoit s’attendre
à des images 1 mot recouvrementmenües et Sublimes; Cependant ils n’ont pû sortir
de l’imitatïon; timidement retranchée derrière les regles qu’elle
a trouvé etablies leur litterature n’a jâmais pû prendre son
essort ni s’élever au dessus de ses modèles.»

Yci Virgile est cité à comparoitre. Il subit un examen rigou=
reux. Mr Smith l’accuse d’avoir foiblement imité Homère;
d’avoir emprunté de lui tous ses Dieux ses Heros, ses images et
ses couleurs. Il le peint come renfermé dans un Cercle magique
dont il ne peut sortir. N’auroit il pas un peu trop deprisé le
Cygne de Mantouë, et ne peut on pas réclamer en faveur de
l’auteur des Géorgiques du 4e et du 6e livres de l’Eneide &c.
Cicéron est encore plus maltraité, quoiqu’il se vante d’avoir
introduit dans la litterature Romaine la force et la majesté
de Démosthène, les Graces de Style d’Hypéride et l’Harmonie
d’Isocrate, Mr Smith lui conteste les avantages et le mot fort au dessous de ceux 1 mot recouvrementqu’ils croit
avoir surpassé.

Il passe en revuë les auteurs Tragiques et les Comiques. Yci Mr
Smith a le plus beau champ, les Tragedies et les comedies Romaines
ne sont en effet que des Traductions.

Dans la Philosophie, les Romains n’ont pas été plus originaux.
Ils n’ont rien ajoutté aux découvertes que les Grecs avoient fait
dans la Physique; et dans les arts ils ne les ont point égalés.

Tout invite donc Mr Smith à conclurre que cette nation n’a pû
s’elever au dessus de l’imitation qu’elle est restée en toutdans les arts
et dans les lettres fort au dessous de ses modèles, que sa litterature
en un mot n’etoit qu’un corps sans âme, une météore qui devoit briller
un instant et s’evanouir.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la littérature du siècle de Sénèque », in Journal littéraire, Lausanne, 21 janvier 1781, p. 37-38, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1311/, version du 08.02.2024.
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