Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 14 octobre 1746

 du buignon ce 14e 8bre 1746

ta lettre m'est venu chercher icy mon cher saconay ou je n'ar=
rivay qu'avant hyer, comm'il ily a quelque temps que nous ne
nous sommes mis sur le courant je vais dabord te rendre conte
de mes dèmarches, te placer enfin ou je suis car sans cela on
perd la boussole. le 16 juillet Me de M. accoucha d'une 2e
fille, je fus tout le reste du mois accablé de son onereuse parenté
m'écrasant avec armes et bagages et de tout le concours que cela
m'attira, le 3e aoust ma mère partit pour aller en picardie
voir une de ses soeurs qui a une fort belle abbaÿe; deslors nous
nous mimes a plier bagage car je n'attendois que tout les couches
de ma femme pour me mettre en marche pour la seconde
transplantation qui est dès longtemps comme tu scais dans l'ordre
de mes plans; hors cela pour un tel voyage n'est pas aussitost fait
que dit surtout pour moy qui traine toujours force livres et papiers;
en effet, sans transporter aucuns meubles hors quelque linge de table
nous avions seulement en vaisselle hardes, livres et autres embarras
4 milliers pesant sur les rouliers sans conter une charréte qui
marchoit avec nous, porte manteaux &c. le 15 aoust je fis partir
les femmes pour le limousin, et ayant ou Me de Mine fut attendre
chex son père et partis moy mème pour la gascogne ou j'etois
obligé d'aller pour affaire d'autruy, je contois en ètre de retour
le 27, mais un gentilhomme qui étoit avec moy tomba fort malade
<1v> dans un cabaret et nous ne pumes revenir que le 2e de 7bre; je
passay jusques au 7 a faire mes adieux dans le paÿs, ou j'eus le plai=
sir de recevoir des témoignages bien marquès de regrets, surtout du
peuple; j'arrivay en limousin le 9 et comme je ne my plais guères
et voulois ètre icy le plutost qu'il me seroit possible je contois y
ètre peu, les maladies qui avoient commencé d'attaquer ma maison
ainsy que tout le monde me donnoient quelque relache, j'avois fait
partir mon fils de saulveboeuf avant moy, avec les gens que jy avois
laissé pour dètendre tout, en partant pour la gascogne; tout enfin
ètoit rassemblé en limousin, lorsqu'une malheureuse fluxion qui
m'avoit pris tout un coté de la tète devint si douloureuse qu'elle
m'arrèta, je croyois l'avoir gagnée a essuyer dénormes chaleurs aux
pieds des pyrènées dans ma tournèe etant tout le jour à cheval
et avois calculé que par la raison des contraires elle se guèriroit en
limousin, je me trompay a mon grand dam car je souffris beaucoup
chose qui me paroit toujours un grand èvénement dans la république
et elle me donna la fièvre que j'eus mème encore en chemin, mais la
diette l'arrèta, je ne pus donc partir que le 20 7bre, je laissois
la peste derriere moy et trouvois partout des maladies èpidèmiques
touts mes gens sont tombès malades en chemin, et j'ay eu jusques
a dix malades qu'il falloit en arrivant au cabaret jetter dans des lits
moyennant quoy j'ay voyagé comme par machine; juge de la patience
pour un homme accoutumé jadis a traverser le royaume en poste
haut le pied, mais chaque chose a son temps, et la patience est
vertu insèparable du titre et fonctions de père de famille, soit forcèe
ou volontaire; je m'arrètay a 2 journèes d'icy chex Me la Mise de
putanges proche parente de ma femme et dont je vouloisdrois la raprocher
dans le monde, j'avois toujours conté y sèjourner quelques jours
et jenvoyay tout de suitte le gros de mon hopital, mais quand je
contois partir une grosse maladie sauta au collet de mon fils et m'a
retenu bien malgré moy me donnant le temps de par trop considèrer
force charmilles bien taillèes et dehors bien compassèes chose qui tost
<2r> m'ennuye, enfin l'enfant remis, je continuay ma route et arrivay
icy avant hyer; je passe d'une extrèmité a l'autre, il y a un grand
corps de logis mais seulement la carcasse et celuy qu'on habite est
une vraye souricière, chacun est après maintenant a y chercher son
trou, pour moy j'en ay choisy un ou je me feray une redingotte de
livres, ma seule peine est de scavoir comment je feray pour en faire
tenir au plancher d'enhaut, car partout ailleurs il ny aura que la
place de ma chaise de vuide, du reste les dehors sont abandonnès et
cecy a l'air d'un decret sexagénaire, mais la nature fait de son
coté autant que pour aucun autre endroit du monde, du moins pour
le joly, car il ny a rien qui vise au beau, je suis a 8 lieues de fontaine=
bleau et tu scais ce que c'est que les lieues de ce paÿs cy; voila cher
amy ma position prèsente je t'ay un peu emphatiquement raconté
ma transmigration, et si le ciel m'eut destiné a gagner des batailles
tu courrois risque d'essuyer de pompeuses narrations, mais tu me
demandes en détail tout ce qui me touche, jobeis et te voila sur
le courant venons a toy.

je suis ravy que ta rèpublique demande au moins notoriéte jusqu’à la fin de la ligne dommage
crème a ses magistrats, je connois des royaumes ou l'on n'est pas
toujours aussy scrupuleux; te voila de retour de ton voyage et je
t'en felicite, la campagne avec ce qu'on aime est le séjour des dieux
tu entreras a 40 ans dans la magistrature, cest l'age d'acquérir
de la considèration et celuy ou nous sommes de sy préparer; ètre bon
toute sa vie en s'efforçant de devenir meilleur, agité dans le premier
age, affairé dans le second, tranquille au dernier, cest le cours de
la vie de l'homme qui à scu profiter du don immense de la pensèe
pour se relever du poids du péché originel. ce dernier mot te par=
oitra bien distinct pour un homme qui jadis te parut avoir tant
oublié cette langue, mais c'est une furieux point que ce pèché ori=
ginel
sans lequel l'homme en naissant nest que contradiction, chacun
a sa façon de se convaincre, cette solution a été la seule pour moy
et mon fils à èté fut mon principal missionnaire.

ce que tu me demandes mon cher amy est fort au dessus de mes forces
je n'entreprendrois pas de rendre en vers une des belles odes d'horace
<2v> et tu voudrois que j'osasse estropier david, ce n'est plus le temps ou il
suffit soit de rimer ce qu'on n'entendoit pas, et quand ce le seroit, j'espère que
dieu me donneroit le bon sens de me garentir de cette manie, je connois tout
le sublime des pseaumes, et je regarde cette étude comme devant faire
la douceur de ma vie dans les temps ou il deviendroit aussy indécent que
dangereux d'en faire d'autre, mais alors la verve sera refroidie
et aujourd'huy, le sens n'est pas assès droit, la tète assès bien meublèe
ny la vie assès tranquille pour entreprendre un pareil ouvrage, la
plupart des pseaumes ont des choses très obscures et dans lesquelles
les plus profonds commentateurs ont erré; ceux les pseaumes mème qui sont les
plus clairs ont un sens littèral et un sens mistique, il faut bien
entendre l'un et l'autre, bien les exprimer, bien les dèbrouiller
et les suivre joins a cela la gène de la rime, et la nécessité de conserver la plus
sublime harmonie, la noblesse des figures, et l'enthousiasme de
l'esprit saint et juge si le fils ainé de ma mère fut jamais engendré
pour cela. dailleurs je n'entends point les langues orientales; je
me mets seulement au grec, et tu scais ce que c'est que des traductions
et lesquelles? traductions scolastiques et qui ont 5 ou 6 générations
je tassure mon cher amy que qui entreprendra cet ouvrage sera ou
bien fou ou bien sage; et je ne suis ny l'un ny l'autre.

je n'ay pas oublié le très excellent homme mr du fresne et m'en
suis souvent souvenu, je desirerois maintes fois d'avoir quelques
compliments conversations avec luy, fais luy mille compliments de ma part
adieu mon cher saconay mille compli Respects chex toy jay
un tas de lettres a rèpondre il ny paroit pas trop a la longueur
de celle cy, adieu je t'embrasse de tout mon coeur

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 14 octobre 1746, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/125/, version du 10.06.2013.
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