Transcription

Gallier de Saint-Gérand, Joseph-François (v.1738-1825), Mémoire adressé au représentant du comité des actionnaires du théâtre de Genève, Genève, [06 janvier 1784]

Monsieur

Jai vu avec douleur par votre lettre du 5 janvier 1784 que jai eu le
malheur de déplaire a Messieurs les actionnaires, mais la peine que vous me
témoignés d'etre chargé de me l'annoncer fait ma consolation, ma confiance
en votre équité comme dans celle de ces messieurs fait mon esperance. Je
me flatte qu'on daignera m'entendre avant de me condamner et que ma
justification complette détruira les torts qu'on m'impute, voici le précis
de ma conduite.

Jai  obtenu primitivement le privilège du spectacle à Genêve pour
trois ans et l'ai concédé ensuitte a Mrs les actionnaires, aux conditions
de construire une salle et de m'en laisser jouir pendant ce temps, je
souscrivis ensuitte un accord contenant dix huit articles: je les ai tous
remplis a la lettre, daignés les parcourir.

Le premier article m'assure la jouissance de ce privilège

Il est statué par le deuxieme que je payerai pour la salle un loyer
reglé par le comité de Messrs les actionnaires, jai payé les six
mois d'avance quoique par une convention particuliere je ne le dusse
faire que de mois en mois

Par le troisieme article je dois fournir une troupe bonne et
complette en tragédie, comédie, opéra comique, avec un orchestre suffisant
et des decorations convenables. je ne m'attendois pas Monsieur qu'on me
fit des reproches sur la collection des sujets que jai presenté, je scais
que tous n'ont pas eu le bonheur de plaire, mais il m'est aisé de
prouver qu'en Europe il n'existe pas une seule troupe nombreuse dont
plusieurs sujets; meme essentiels, n'eprouvent des désagrements:
dans l'impossibilité ou tout directeur est de connoitre chacque acteur
par lui meme, il est obligé de se fier a la renommée et malheureusement
rien n'est plus trompeur que la réputation, cependant c'est la boussole
de tous les directeurs et depuis dix huit ans je n'ai pu entrouver
de plus sure; jai donc engagé pour completter les premiers emplois de
<1v> de ma troupe les sujets que je scavois avoir reussi dans les villes les plus
considérables, les plus difficiles et ou le spectacle est le plus soigné. tous les
acteurs primant qui sont restés apres Pasques, n'ont été rengagés que sur
le plaisir qu'ils avoient fait l'année précédente le Sr Bâton qui jouoit les
jeunes premiers, sujet essantiel dans ma troupe et aqui il ne manquoit que
le bonheur de plaire généralement en cette ville, fut réprouvé par quelques
personnes du comité, je souscris a leur demande quoique bien persuadé de ne
pouvoir réussir a le remplacer dans une saison trop avancée, il est a Lyon
rengagé pour l'année prochaine, a de gros apointements et y jouit de beaucoup
d'agrément, jai engagé successivement pour cet employ le Sr Desisles, l'acteur
alors le plus aimé de la troupe de Grenoble, Ensuitte le Sr Despres jeune
acteur recommandé par Mr Préville de la Comédie francaise; les deux n'ayant
pas suffit jai encore engagé le Sr Dorville qui avoit tenu cet emploi avec
succès plusieurs années de suitte tant a montpellier qu'en italie dans une
bonne troupe francaise.

Si je n'avois eu, monsieur, en vue que mes interrets aurois je fait
ces doubles dépenses qui sont considérables et messrs les actionnaires a la
demande desquels jai laissé aller mr Bâton ne peuvent se dispenser de me
scavoir gré de ce sacrifice.

L'etat valétudinaire de Mr Patrat joint à son irrésolution de
jouer la comedie plus longtemps ne m'offroit point un sujet sur le talent
duquel je puisse compter, j'engageai le Sr Le Breton employé neuf
années de suitte dans la troupe de Strasbourg et qui sortoit de faire avec
agrément des débuts complets a Lyon; celui ci comparé a son prédécesseur
ne pouvoit prétendre au meme suffrage, mais la rareté des talents
supérieurs dans ce genre m'a mis dans l'impossibilité de remplir a cet
egard tous les voeux du public.

La dame Le Sage que jai presenté pour chanter le premier emploi
l'avoit tenu dans les meilleures villes du second ordre de la Province apres
avoir fait ses débuts a plusieurs reprises et avec succès sur le théatre
de la capitale aux Italiens; ayant succédé a Mlle Clairville, l'enthousiasme
du public pour cette derniere l'empêcha dabord de réunir tous les suffrages
je lui ai donné pour adjointe la Demoiselle Préville que je n'engageai
que sur les applaudissements qu'elle eut dans ces trois premiers débuts.

Quatre mois d'une correspondance suivie me donnoit lieu d'espérer
que Monsr Julien feroit partie de ma troupe, je lui offris les apointements
de quinze mille livres il m'en demandoit douze mille pour trois mois.
Ce sacrifice etant audessus des forces de mon entreprise j'engageai le Sr
St Vallier

Mrs Planterre et Célicourt premieres basses tailles avoient été
<2r> vantés comme des sujets faits pour les plus grandes villes, leurs succès ont
justifié mon choix.

Les secondes basses tailles employ en sous ordre sont remplies par les
Srs Chatillon et Perlet.

Madme Duchaumont qui joue les rôles de carracteres, sort de Lyon
ou elle a tenu son emploi avec agrément ainsi que dans les plus grandes
villes de l'Europe.

La Dlle fontaine qui remplit ici l'emploi tres désagréable des
confidentes le jouoit aussi l'année passée a Lyon; on y a vu ses
essais avec indulgence dans des rôles ou il est difficille d'en obtenir.

Les premiers et forts seconds rôles en femme sont remplis (j'ose
l'avancer) par mesdes Caumont et Clairmonde mieux que dans aucune
ville de france apres Paris.

Voila a peu pres les nouveaux sujets qui ont augmenté ma troupe
sans parler de plusieurs autres qui doublent des emplois ou remplissent
en sous ordre des rôles subalternes, sujets, néanmoins, indispensables
dans une troupe ou il n'y a point de ballets et sans lesquels on ne
pourroit donner de piece a spectacle.

Quant aux sujets de la troupe précédente je me bornerai a
dire qu'ils avoient été en total favorablement recus du public, que jai
deplus engagé un peintre dont le travail journalier suffit a peine aux
décorations accessoires.

Pour l'orchestre tout le monde semble se réunir pour le trouver bon.

Je vous suplie Monsieur ainsi que Messieurs les actionnaires de
vouloir bien calculer a l'appercu de ces détails que jai l'honneur
de soumettre en abregé a votre examen les frais immenses qu'ils entrainent,
surtout pendant les six premiers mois de campagne, dabord par la
réunion totale de l'assemblage ensuitte la nécessité indispensable de
séparer l'opéra d'avec la comédie, les frais de voyage, temps perdu
en route, les maladies, les mauvaises recettes d'une saison morte, enfin
la difficulté de trouver des villes assez considérables pour payer les
appointements d'un spectacle, destiné a cette ville, pour les six mois d'hiver.
D'apres cet examen j'ose espérer que vous me rendrés plus de justice et
que vous connoitrés qu'il étoit impossible de faire mieux; Vous excuseres
sans doute le peu d'ensemble de quelques pièces en raison de la
nécessité de séparer pendant l'été des sujets qui se connoissent
apeine a la réunion de deux genres de spectacles qui deviennent
alors adhérants l'un a l'autre.

Par l'article quatre il est dit que je serai tenu de tenir ma
<2r> troupe a Genêve, pendant six mois complets jusqu'au dimanche avant Pasques
J'etois près a remplir cette clause lorsque des lettres particulieres m'annoncerent
que la salle ne pouvoit être prête pour le terme, ma marche combinée
pour ce temps je me trouvai au dépourvu dans des petites villes qui ne
pouvoient suffire a un plus grand nombre de representations, un retard de
dix huit jours dont je ne me suis pas meme plaint m'a causé une perte
facile a concevoir, mon zele ne s'est point ralentit: je me suis privé
de mon machiniste, homme essentiel a mon spectacle, a deux reprises
différentes, jai moi meme abandonné pour l'instant la conduite de mon
entreprise pour me livrer tout entier aux soins qu'exigeoient les détails
immenses des ouvrages qu'il falloit mettre a leurs perfection.

Je suplie messieurs les actionnaires de prendre ces objets en
considération ainsi que le dépérrissement du magazin et bibliothecque, des
incommodités qui surviennent journellement a mes acteurs par l'humidité
et la vapeur du charbon que nécessite la fraicheur des murs lesquelles
indispositions ont été cause que certaines representations ont souffert
des lacunes.

Les articles cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze, ne
fournissant matière a aucun reproche n'ont pas besoin de justification.

Par l'article treize le prix des abonnements est fixé a cinq
Louis pour les messieurs et trois Louis pour les dames; plus empressé
de plaire que de gagner jai souscri a une diminution de trois huitiemes
en faveur des personnes mariées d'un cinquieme en faveur des abonnements
simples pour les messieurs et d'un tiers pour les dames, et ne sembleroit-=
il pas, monsieur, que jai acquis un droit a votre indulgence et a celle
du public par ce procédé.

L'article quatorze détermine le prix des places et notamment celui
du parterre a un quart d'Ecu, n'aije pas donné ne preuve de
désinterréssement en demandant comme une grace a Messieurs les
actionnaires que le prix du parterre fut diminué d'un septieme.
Comment se pourroit-il donc Monsr que l'on exigea de moi le plus
lorsque je demande toujours le moins.

L'article quinze soumet mon répertoire a l'aprobation du comité
je ne me récrimine point contre cette clause nécessaire mais je vous
prie d'observer que le retranchement des pieces des variétés amusantes
du théatre de Montfleury, de certaines pièces de moliere d'une
infinité d'opéras comiques, genre a la mode &a &a apauvrit et
<3r> resserre extraordinairement mon répertoire cequi me met dans l'impossibilité
de le varier et de concourir comme je le ferois en toute autre circonstance
aux amusemens du public.

Les articles seize et dix sept sont inutiles a discutter.

L'article dix huitieme m'assure la jouissance du privilège
pendant trois ans lequel n'est révoquable, par ledit article d'année
en année en m'avertissant six semaines avant Pasques qu'au cas
que je manque aux conditions sur enoncées et spécialement si ma
troupe n'est pas jugée bonne par messieurs les actionnaires et par
le public. je vous suplie monsieur si ce précis ne me fait point
trouver grace devant messieurs les actionnaires, de me faire
connoître les griefs dont je suis inculpé, de me faire scavoir dans
un plus grand detail a quel titre jai derogé, le public m'a
prouvé par l'abondance des abonnements faits apres les débuts
et sa fréquence journaliere au spectacle que la troupe ne lui
déplaisoit pas. quant a Messieurs les actionnaires ils n'imaginent
combien il me seroit agréable de ne leur laisser rien a désirer, mais
les facultés modiques de mon entreprise et plus encore la rareté
des talents bornent mes efforts; dailleurs, monsieur, les acteurs se
plaisent a être sédentaires et ne s'engagent dans les troupes
courrantes que lorsqu'ils n'ont pu se placer dans des spectacles
permanants en exigeant neanmoins un quart ou un tiers de plus
d'apointements.

Sur la foi d'un traité que jai regardé comme immuable pendant
trois ans, jai deja engagé presque tous les bons sujets de cette
troupe et beaucoup d'autres au dehors j'y ajoute un ballet, genre
nouveau que j'espere presenter avec succès; une troupe aussi
considérable deviendroit trop dispendieuse pour les places que
j'occupois cy devant et ne m'offriroit que la perpective d'une perte
considérable; mais vous ne voudrés pas monsieur, que ma confiance
soit décue, une considération plus réflechie vous interressera, jespere
en ma faveur, et vous convainquera de la pureté de mes intentions, jai
pour garant de ma sincérité un zele assidu pendant douze années
a Chatelaine ou je n'ai rien négligé pour vous amener les plus
rares sujets et n'aije pas les mêmes raisons de les rassembler
dememe en cette ville autant qu'il m'est possible? puisque le
<3v> succès du spectacle est le mobile de ma fortune. jettez les yeux sur
mes raisons, monsieur, puissent-elles me rendre votre estime et la bien=
veillance flateuse de Messieurs les actionnaires, j'embrasse cet espoir
avec confiance. 4-5 mots grattés

Jai l'honneur d'etre avec respect

Monsieur

Votre tres humble et tres obeissant
Serviteur :/:

De St Gerand 

Etendue
intégrale
Citer comme
Gallier de Saint-Gérand, Joseph-François (v.1738-1825), Mémoire adressé au représentant du comité des actionnaires du théâtre de Genève, Genève, [06 janvier 1784], cote AEG Finances J4. Selon la transcription établie par Lia Leveillé Mettral pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1198/, version du 08.10.2020.
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