Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Sauveboeuf, 30 octobre 1744

de saulveboeuf ce 30 8bre 1744

je suis persuadé que tu as de l'amitié pour moy mon cher saconay
et j'en suis d'autant plus tranquille quand tu m'oublies, persuadé
que cest quelque chose d'agrèable qui t'entraine, car les malheurs nous
raprochent de nos vrais amis; ta lettre est venue vite, n'etant que
du 15 octobre, la mienne avoit été lentement, etant partie a la fin
de juillet, mais cest assès que tu mettes des distances sans que jy en
ajoute, jay suivy le 1 mot biffure train de l'exactitude avec toy depuis que nous
nous ècrivons je suis trop vieux pour perdre les bonnes habitudes.
je vois avec quelque chagrin cher amy que toy que dieu avoit fait
bien trempé du coté de la raison et consèquemment cuirassé contre
bien des acccidents de la vie, touts les jours tu te desarmes par quelque
endroit, cest la bonté de ton coeur qui en est cause. les stoiciens
outroient un des principaux points de leur sistème ainsy que
plusieurs autres en disant que la sensibilité du coeur étoit un vice,
mais nce principe ménagé étoit bon en soy; la raison est ou doit
ètre le pilotte de toute notre machine, elle 2 caractères biffuredoit conduire tout ou du
moins dominer sur tout, et mème sur les sentiments les plus naturels
les plus invincibles, et les plus louables qui cessent de l'etre des qu'ils
sont poussès trop loin, je m'explique: j'aimeray mieux ma mère
que mon frère, son caractère m'etoit plus homogène, je luy avois de
plus grandes obligations, j'en avois plus de besoin, celle cy cepandant
est septuagènaire, avoit dignement remply son temps et suit
selon le cours de nature la route de ses pères, eh bien quoyque plus
<1v> touché naturellement, je 3 mots biffure ce sera une foiblesse si jen conserve un plus long
et plus afflictif souvenir que de la perte de mon frère enlevé a la
fleur de son age et donnant des espérances; ma femme soufre plus
rèellement d'un grand mal aux dents qu'elle ne feroit d'un accès de
fièvre, je suis un fou neanmoins si je m'inquiette de l'un comme de
l'autre; je vous l'ay prèdit mon cher amy; semblables d'age, de gouts
de sentiments, d'un sort a peu près ègal, mariès presque en mème temps
nous avons l'un et l'autre aporté des dispositions bien diffèrentes
a cet engagement, mais je vous l'ay dit et vous le rèpète, jaime mieux
étre obligé d'avoir recours a des idèes ètrangéres pour mettre a bonne
et due fin ce que l'on apèle le devoir conjugal, chose qui m'est arrivèe
dès le premier jour, malgré le grand talent que jay reçu pour
l'acomplissement de ce devoir, et le grand usage que j'en ay toujours
fait a cet égard, que d'avoir eu et d'avoir encor journellement touts
les beaux transports dont tu as sansdoute assaisonné cette opèration
au risque de prendre part a touts les hout et les hay qui s'ensuivent
je scay que peu de gens reculent a la vue du plaisir par la crainte
des maux qui les suivent, et consèquemment je n'exigeray surement
pas que de ton cotè tu souhaitasse la mème chose, il est tout simple
que moy qui suis de sens froid je jne veuille pas délirer fut ce pour
entendre toujours les concerts des anges, mais il est tout simple
aussy que qui croit étre toujours a l'opèra trouve mauvais que l'on
veuille le medicamenter et le traiter de cette maladie, 1 mot biffure je voudrois
pourtant que tu misse un peu d'eau dans ton vin sur cet article
qu'elle diable dexcuse a un dameret tel que moy, que de m'objetter
2 mots biffure la douleur ou t'ont jetté des incommoditès de grossesse
de ta femme, primo je suis ravy de te scavoir père et ne suis point
d'humeur a en concevoir de douleur; jaime ta femme tout a fait
et parceque cest ta femme, et parceque tu l'aimes et parceque
<2r> tu m'en dis mais vois tu je ne puis dire a tout cela que ce que je
disois pour la mienne en pareil cas ba bah elle la pris, le porte
et le rendra, mal de femelle que tout cela
, le bon est que l'on le
leur persuade et que jay vu dix fois ma femme se trouvant mal
se retenir parceque je luy disois que ce n'etoit pas bien, et se lever
pour danser parceque je le luy ordonnois, ainsy qu'elle fit le dixième
jour après ses couches, note bien ce point, et le 5e elle s'étoit mise dans
le cas d'en faire un autre, ce n'est pas que comme tu scais je n'habite
un paÿs ou l'on gate et amollit assès les femmes, que seroit ce si
j'ètois né bernois, je t'assure que je ne mitigerois pas la reforme de prescrite par l'ètat.
mais jay beau precher tu n'en feras ny plus ny moins et me traiteras
seulement de barbare, sans considérer que malgré cette forme, ma
femme, si je le permettois, seroit toute la journèe pendue a mon cou
permets seulement que je te donne un conseil de dètail, cest dans ces
derniers temps de grossesse de faire marcher ta femme le plus que
tu pourras, les neuf mois ètoient rèvolus que quoyque a la ville
je faisois faire une lieue a pied souvent a la mienne, nous dansions
dans le jardin deux heures avant qu'elle accouchat, et ce fut a cela
que tout le monde attribua les couches les plus heureuses qui fussent
jamais. j'use du mème règime a peu près pour mon fils, il avoit
fait cent lieues en poste dans le ventre de sa mère, il les a refait
a 4 mois, et Me de Mirabeau ayant èté obligèe d'aller a cheval
en limousin voir ses parents, je fis prendre une nape a un cocher
en guise de bandouliere, et y passer en pistolet ce monsieur qui
rioit aux anges et ne faisoit la mine qu'aux parasols, je ny fus
pas, mais comme quoyque gueux nous tenons icy la place de grands
seigneurs jadis, Me de Mirabeau étoit elle 22e et ils se relayoient
pour porter mon drole qui s'en porta a merveille, jamais enfant
si avancé pour le corps cest un prodige, il ne pleure jamais, je
n'ay jamais permis que l'on l'emmaillotat et maintenant qu'il
a les pieds, il n'a qu'une sangle et point de corps, a 4 mois et demy
a peine le soutient on par la liziere et il court tout seul, je te
dis tout cela, en cas que tu veuille suivre ma mèthode, chose difficile
quand on est environné de femmes.

quand a moy mon cher amy, je suis icy occupé a nourrir et soudoyer
de lents et maladroits ouvriers pour tacher de me mettre a couvert
<2v> dans un chateau superbe par les dehors, mais ruineuse pour une bourse
aussy foible que la mienne, mon dessein n'etant pas dailleurs, de conserver
cette terre qui ne va a aucun de mes autres ètablissements, mais des
mènagements, tels que notre vie en est sans cesse persècutée m'empèchent
de rien faire sur cela, en attendant je suis icy ou ma prèsence est
nècessaire, et il faut sy garentir de fluxions et rhumatismes; un
saulveboeuf cèlèbre chef de party obtint par un article de son troisième
traité avec le roy que ce chateau dèmoly en temps de félonnie, soit
rebaty par deux ou trois provinces voisinnes, il n'eut que le temps d'en
faire élever carcasse et charpente et tu juges qu'il bailla en plein
drap, ses enfants occupès a disputer les restes malheureux d'un hèritage
immense, contre des creanciers, il garnirent tres mal quelques coins
cette brave race finit a la troisième gènèration, et mon beau père qui
en èpousa l'hèritière, l'homme du monde sans contredit, qui a le coeur
et lesprit le plus mal tournès, fit ce qu'il put pour le dègrader a
grands frais, dans la vue de l'acomoder, de tout cela a résulté que
je ne puis mème my resserrer, et suis obliger dy suporter l'incommodite
d'un grand nombre d'ouvriers les plus lents et les plus gourmands de
l'univers; je t'ay autrefois parlé de l'abondance de visites et des
nombreuses tombèes que l'on a dans ce paÿs cy, mais cela 2 caractères biffure devient moins
fort a la longue, et jy serois assès tranquillement quand mes livres
pourront etre étalès, si l'harmonie étoit dans ma maison, je tay autrefois
touché quelque chose de cet article, les mauvaises façons de mes indignes
parents ont trop aigry ma mère, et après que je me suis assès combatu
pour me mettre au dessus des injures et des traitements les plus atroces
jay retrouvé ce dèsagrèment gravé dans l'intérieur, le mauvais levain
fermente et ma mére est devenue femme, moyennant quoy je ne
scaurois perdre un instant mon mènage de vue pour y conserver
du moins l'exterieur de l'harmonie; les riens si impérieux pour les
femmes, et que j'avois toujours si heureusement ignorès, portent touts
maintenant, je les passe en revue chaque jour; tu juges que cela comp3 caractères reliure
une vie pènible, ce sont la de vrayes peines, et non pas des maux de
coeur; cepandant je combats et prends le dessus je t'exhorte cher amy
d'en faire de mème; je serois fou de te rien recommander par raport
aux devoirs, mais cest sur toy mème que je te prie d'avoir loeil, ne te
laisse pas troubler par les chagrins domestiques de quelque espèce qu'ils
puissent ètre, il s'agit de combattre dans les premiers temps, l'habitude
ou notre lègèreté font ensuitte plus de la moitié de notre philosophie
<3r> fais cher amy ce que tu pourras pour entrer dans le deux cent cette
année, je le desire je t'assure bien vèritablement et bien vivement
mais si tu ne reussis pas souviens toy que ce n'est pas d'entrer plutost
ou plus tard dans les charges qui fait le vèritable avancement, je veux
dire, lestime 2 caractères biffure la gloire et la considèration, tu auras dix ans de plus
pour meubler ton intérieur; mais mon cher amy te voila fixé, songe
a prèsent a cela seulement a ètre vertueux pour toy et pour les tiens
ferme l'oreille, a toutes les intrigues les tracasseries, les brigues, les
mènagements qui prennent tant de temps aux rèpublicains, le droit
chemin est le plus aisé du monde, et l'on n'a besoin pour tenir cette rente
ny d'intrigues, ny d'amis que ceux que notre vertu nous fait. autant
jaimois a parler autrefois autant je fais de cas du silence a prèsent
hors avec mes amis intimes qui sont touts loin de moy, et je suis faché
a cause de cela d'ètre dans un paÿs ou l'on aime fort la table, je n'en
sors jamais, selon moy, sans avoir dit quelque imprudence, je fais
pourtant toujours en sorte que les discours y soyent gèneraux et en
badinage. ètudie si tu menerois le gènie du gouvernement des rèpubliques
la partie politique ne vous en est pas nécessaire, le plus que l'on peut
se borner en fait de livres fondamentaux est le meilleur, achètes l'histoire
du gouvernement de la république de venise
par 3 mots biffure amelot
de la houssaye, les révolutions romaines de vertot, le theatre des grecs
du père brumoy qui te donnera une idèe de l'interieur des rèpubliques
grecques, mais surtout l'histoire ancienne de rollin, livre d'or ainsy
que tout ce qui est sorty de la plume de cet honnete homme, livre qu'il
faut ouvrir une fois par jour, tu as la tete bonne rèfléchis et te conduis
d'après cela. je vais te donner une commission dont tu auras peutétre
bientost besoin pour toy, mais nous ne scaurions nous croiser a cause de
la diffèrence des rites, cest de t'informer, en paÿs catholique de tes
cantons, de quelque homme capable d'ètre auprès de mon fils, il faut
sy prendre de bonne heure car a 3 ans je ne veux plus qu'il entende
parler de valets et je luy en auray un muet; hors je voudrois que
l'homme que je te demande, fut patient, doux de moeurs, honnéte homme
exact, et grand par la façon de penser, je me passerois plutost de
science car l'on a des rèpètiteurs, si je trouve l'homme, il peut faire
les conditions, rien ne me serat cher pour cela, et je veux èviter le
reproche que juvénal fait aux romains que rien ne leur coute moins
que leurs enfants. tu me diras d'ouvient je veux un suisse, cest qu'en
france cet etat est si avily qu'on ne trouve rien qui vaille, dailleurs
<3v> tu scais que j'aime et estime les suisses, je leur en donne une marque
dans le grand ouvrage que tu scais, non èquivoque, lidèe me vient de
t'envoyer ce morceau, il est a la fin de mon poème composèe il y a dèja
longtemps, car il est bon de te dire que j'en suis a corriger la huitième
copie de cet ouvrage auquel je donne le plus de perfection dont je suis
capable, le fragment que je t'envoye a grand besoin encore de la lime
fie t'en a moy, il ne paroitra pas qu'il ne soit bien arrondy; mais tant
de choses me détournent, je suis si peu stable qu'il est encore surprenant
que je sois si avancé; je t'assure cher amy que si jamais mes affaires domes=
tiques me laissent le loisir de penser a une ambassade comme bien des
gens m'en ont sollicité, je desirerois fort celle de suisse, mais mes parents
me laisseront tant et de telles affaires que jay bien peur de ne le pouvoir
jamais: car il faut commencer par son premier devoir. un de mes chateaux
en espagne seroit d'obtenir droit de bourgeoisie dans quelque canton
non de ceux ou cela est prétieux comme le votre &c je sens bien qu'il
ne faut pas desirer l'impossible, mais il en est de plus aisès, et je regarderay
cela comme un vray bonheur. mais adieu voila six pages pour trois
mois de silence tu en auras douze si tu es encore six mois a me repondre
je me satisfais et ne te gene pas adieu cher amy mes respects aux
dames

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Sauveboeuf, 30 octobre 1744, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/115/, version du 10.06.2013.
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