Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, [s.l.], 26 novembre 1790

Le 26e 9bre 1790

Les chagrins de toute espêce qui m'ont assailli depuis l'arrivée
de votre Lettre ne m'ont pas permis d'y répondre aussitôt que
que j'aurois voulu, et je vous demande grace davance
pour les omissions que je ferai dans ma réponse. Il est
impossible d'éprouver plus de peines à la fois, et toujours par
le coeur. Des intrigues ténébreuses dont que je ne puis vous
n'ai ni le tems ni le courage de vous développer ont entrai=
né la Rupture de l'Engagement que j'allois contracter,
dans le moment même où je pensois croyois être le plus
sur de mon fait. Pour présenter un nouveau Prétendt
on a tant travaillé, que la jeune Personne obsédée et tourmentée n'a point
voulu se décider en ma faveur. Il est vrai que ce parti
forcé n'a été pris par elle qu'au milieu de ces mouvemens qui
attestoient quelque regret de me perdre, il est vrai qu'après 2
Visites cet Intrus a été congédié, il est vrai qu'on
est revenu, et qu'on revient à moi; mais j'ai trop souffert,
et je suis encore trop fortement ému pour pouvoir
me décider. 1 mot biffure Quoique j'aïe lieu de croire que cette
personne a de l'affection pour moi, quoique les personnes
en qui je mets le plus de confiance me le confirment
et se fâchent même de ce que j'en doute encore je vous l'avouerai,
l'Expérience que j'ai faitte ne me permet point de
mabandonner tranquillement à l'Espérance. En un mot
dans 10 jours je rentre dans sa maison pour lui être
fiancé, ou je n'y rentre de ma vie, et je vous proteste,
mon bon ami, que dans ce moment ci, j'ignore complétement
quel en sera le Résultat. 1 mot biffure Les Angoisses affreuses
que j'ai éprouvées, ne m'ont pas été depuis 3 Semaines
<1v> ne m'ont laissé de repos, ni de jour ni de nuit, et sous ce
Climat glacé, quei je n'ai me fournit si peu de divertis distractions,
je succomberois, si cet Etat se prolongeoit.

Pour parler d'autres choses, je vous dirai, que Mlle votre
Cousine est parfaitement rétablie des petites Indisposi=
tions qu'elle a essuyées, et que soit elle, soit Mlle Maze=
let paroissent aussi contentes qu'on l'est d'elles mêmes. J'ai eu
peur de la maladie du Pays pour Mlle votre Cousine.
Presque tous les jours je leur fais une petite visite, et
vai croquer quelques uns de leurs petits pâtés: nous
parlons alors beaucoup de vous, et de tout ce qui vous
intéresse. Elle auront les 1500 R.

Je vous remercie infiniment de tout ce que dont vous
m'avez fait part. 1 mot biffure Puissiez vous obtenir aussi douce=
ment que possible la Justice qui vous est due, je le
souhaite du fond de mon coeur; mais je ne puis tout à
fait changer d'objet, et je vous l'avouerai, ce n'est pas
d'aujourdui que je sens se relâcher les Liens qui m'atta=
choient au Pays où je suis né. Au surplus j'ai pris
mon parti sur tout ce qui s'y passe, et puis qu'il est
dangereux d'ouvrir son d'épancher ses Sentimens au Sein
de l'Amitié, je livrerai d je parlerai je me tairai.
Je ne scais au reste ce que vous entendez par ces Démar=
ches qu'on m'attribue. Vous connoissez le petit nombre
de mes Correspondants; je me suis contenté de raisonner
avec eux de vos griefs, et des moyens raisonnables d'en
obtenir le redressement. Peut être eussé-je fait plus si
j'avois été plus à portée. Eh n'eut-il pas été honteux
<2r> de professer les Principes d'une Sage Liberté, et de
parler des droits du genre humain, sur les marches
mêmes du Trône, 1 mot biffure et de demeurer muet lorsqu'il
s'agissoit de ma Patrie? Mes Maximes sont connues
ici et chez vous longtems avant la Convocation des
Etats généraux, longtems avant le Décret sur les Droits de
l'Home; mes Cahiers en renferment la preuve, et vous
vous rappelés mon bon ami, que je vous les envoyai ja=
dis afin que vous puissiez défendre mla mémoire
de votre ami après msa mort, si elle étoit attaquée. J'ai professé
ces max et comenté ces maximes, je les professe et comen=
te chaque jour dans un Empire que vous appelés
despotique, et je serois blâmé par vous autres Républicains d'en faire l'application
à une Aristocratie olygarchique 1 mot biffure à ma Patrie?
Ouï, si j'avois été vôtre voisin j'aurois fait tous
mes efforts, non pour exciter des troubles, mais pour faire
restituer à mes cConcitoyens des Prérogatives dont il est
honteux qu'on persévère à les priver. J'avois conçu
dans ce dessein un Projet de Requête respectueuse
et ferme tout à la fois, que j'avois joint inséré
dans ma lettre du 1er ou 2d May qui ne vous est pas
parvenue. Je ne me rappèle pas s'il étoit signé, mais
je ne le désavouerois jamais je ne le désavouerois en je ne le crois pas et du reste
aucun cas peu m'importe, puis que ce n'étoit qu'une feuïlle
volante, dont je soumettois le contenu au Jugement et
aux Corrections de mes amis.

Jusqu'à Votre Lettre j'avois toujours cru que cette
Propagande étois une pure fiction. Je n'aime pas
qu'on trouble l'ordre public, mais je ne crois pas
<2v> non plus que pour avoir déraisonné pendt plusieurs siècles,
on ait acquis le Droit imperceptible de déraisonner impunément.
Où en serions nous sans Calvin, Luther, Zvingle,
Gassendi, Bacon, DesCartes, Locke, Rousseau, Voltai=
re, Montesquieu? Ceux qui ont le pouvoir
en mains ont beau jeu à faire les bons Apôtres.
Audemeurant, je souhaite que la Constitution françoise
s'améliore et se consolide, que les Souverains et leurs
Ministres évitent de se trouver dans la position de
Louis XVI et de son Conseil, et que la Liberté civile et
politique, et surtout la Liberté de penser s'établissent
sur tout le globe. Je Après avoir terminé ma Carrière
actuelle, je chercherai une Retraite pour y philo=
sopher en paix, et ne me croirai point au Comble
du Bonheur d si à fo de pouvoir pour avoir la faculté d'obtenir dans ma patrie et par grace
une Place dans les Douânes, tandis que'il la n'est aucun Poste
auquel je ne puisse être porté là où je suis. Les
rives du Leman sont admirables, il est vrai, et le Pays
ou j'éprouvai tant ce qui peut intéresser le Coeur, ne
peut jamais me devenir étranger; mais je me repro=
cherois d'en de le donner pour Patrie à mes Enfans, si je
devois jamais en avoir un jour.

Je tâcherai de me procurer par la voye de Genêve ou
de Paris, et par mer, les Ecrits qu'on a répandu chez
vous et dont j'ai lu la Prohibition dans les gazettes.
1 mot biffure je ne pense pas devenir coupable parce Puis que
vous vous taisés tous sur ce qui vous touche, j'aurois tort
à la distance où je me trouve de prendre à toutes ces
affaires plus de part qu'à celles du Khan des Trouckmènes
ou de ses Consorts, et ma curiosité n'est point outrée.

Votre La Députation qu'on vous a envoyée m'a bien diverti:
<3r> C'est bien là, le Panem et Circenses.

Mon bon ami! n'allés pas croire que je vous aïes méconnu un seul
instant. Votre belle ame, et votre Coeur généreux, me sont connus depuis trop
longtems et de trop de manières, pour que j'aye varié. 1 mot biffure
Les Thraséa, les Soranus, les Helvidius Priscus, fûrent dignes de
Rome sous l au milieu de la Corruption, et s'ils ne pûrent rendre
aux ames avilies la Vigueur nécessaire pour remédier aux maux
de la Patrie, ce n'est point un reproche à leur faire. Je scais que
vous aimés une sage Liberté, et je vous proteste que je n'en desi=
re point d'autre: quoique 2 mots biffure nomenque tuum Libertas et
inanem prosequar umbram
.

Je n'ai pu remettre à Mr votre Cousin les fragmens que je
vous avois promis, parceque mon ouvrage n'est pas termi=
né. Mes affaires de coeur m'ont fait perdre beaucoup de tems,
et dans ce moment je ne serois pas en état de poursuivre,
mais j'espère que dans quelques mois ce qui reste à terminer
le sera. Mes Disciples avancent. L'ainé fait particu=
liérement beaucoup de progrès. Il est tout à la fois le plus
beau et le plus gracieux des 1 mot biffure jeunes gens, et l'un de
ceux qui promettent le plus. Quoique je sois sévère, il me
témoigne beaucoup d'attachement, et jusqu'à un certain
point je puis y compter sur lui. 3 mots biffure J'ose croire
qu'il me rendra justice une fois, et qu'arrivé à sa destination,
il ne se rappellera pas sans un sentiment de reconnoissance
et de respect l'home honnête qui lui eut le courage et la
persévérance d'en agir à son égard come s'il fut né dans
simple Particulier. Je suis tenté je vous l'avouerais, de
m'enorgueillir, pour avoir jusqu'à la fin de la ligne biffure
Disciples 2 mots biffure en vrai Spartiate
Je n'ai pas attendu
que l'Assemblée nationale, la formation du Club des Jacobins,
et de la Propagande, pour écrire, parler et agir en
<3v> home libre. La grande Dame vint à moi, il y a quelques
jours et en présence d'une nombreuse assemblée elle daigna
me faire les Complimens les plus flatteurs. Mais d'où vient que
je ne vous vois plus? Sans les progrès que font mes Petits
fils, et sans les preuves journalières que j'ai de vos travaux
et de votre zêle, je croirois que vous n'éxistés plus. Mr de
S...
(c'est mon chef) vous aura dit souvent de ma part
combien j'étois contente. Vous mérités tous mes Eloges
.
Je puis sentir la valeur de ces mots Telles furent à peu près
cses paroles, et la grace infinie avec laquelle elles fûrent
prononcées aj ajoutoit une jointe à l'apropos du Lieu et
du moment y ajoutoient infiniment. On eut dit que
son bon ange de l'eut inspirée; jamais en effet je neus un plus grand
besoin d'enêtre encouragé qu'alors: c'estoit le lendemain du jour le
plus affreux de ma vie. 1 mot biffure

Vallon s'est conduit come un malhonnête home. Suivant le
compte qu'il me fit je lui aurois du audelà de 200 R.
par an: je ne disputai pas, je lui en promis 250 et
il m'a servi un mois négligement et come par grâce aus=
si reçus-je avec beaucoup de plaisir la proposition de
quiter mon Service. Il n'a pas à se plaindre de moi;
car j'ai compté ses gages depuis le 4e Mars, et y compris
vos 12 Louis il a reçu de moi 200 Roubles. Je lui
donnai en outre une Chambre qu'il m'a remis en jusqu'à ce
qu'il se fut placé aïlleurs et quelques Livres, enfin je le recom=
mendai pour donner des Leçons d'Ecriture et d'Arithmétique,
mais et le jour même où il quitta ma maison et me
remit ma Chambre fut celui où il eut l'audace d'enlever
Marie et ses Effets. Dans le 1er moment je fus tenté
de le faire arrêter, 1 mot biffure la comisération seule me retint
<4r> car il eut mal passé son tems. Ce qu'il y avoit
de plus désagréable, étoit que Mlle votre Cousine se trouvoit
indisposée. Marie a écrit, sous la dictée de son Vallon, une
Lettre très impertinente. Il y a 4 jours qu'il parut chez
moi faisant fort l'humble le répentant, je lui dis son fait
de manière à faire impression, et lui enjoignis de demander
pardon à ces Dames, ce qu'il éxécuta dès le lendemain. Il veut
épouser Marie à qui il ne reste sans doute que cela pour
rétablir son honneur, mais le Pasteur s'y refuse; j'ignore
ce qui en sera, et coment il parviendra à gâgner
sa vie. Nos Domestiques ne vâlent rien pour ce Pays:
j'aurois donné 500 Roubles d'en d'être débarassé de Vallon
quelques jours après l'avoir vu, ce qui n'empêche pas
mon bon ami que je vous remercie de la bonne
Intention et de vos avances. Ces Dames ont aujourd'hui
une feme de Chambre qui paroit leur convenir très
fort, et tous les désagrémens sont passés.

Le trouble dans lequel j'ai passé tout l'Eté ne m'a
pas permis de profiter du Séjour de Mr votre Cousin
come je l'eusse fait dans tout autre tems. J'avois tant de
sujets d'Inquiétudes à dévorer seul que je n'étois réelle=
ment bon à rien. Il pourra cependant vous parler
de mes Sentimens et de ma manière d'être.

Les Lanskoy ne se sont pas rencontré à ma portée depuis
plusieurs mois. L'ainé est à la Campagne, et le cadet à
l'Armée.

La peinture que vous me faites de votre félicité domestique
m'arrache des larmes chaque fois que je m'y arrête. Ah!
j'aurois tant desiré d'être heureux avec une Compagne sensible
vertueuse et bonne! mais il n'en sera jamais rien; car
je renonce à rencontrer ici celle qui me convient, et
lorsque je vous verrai, je serai trop âgé pour pouvoir
<4v>  encore être aimé. Me voilà donc Célibataire, non
par gout, mais forcément, mais malgré moi, 2 mots biffure
voyés j'en prendrois plus vite mon parti, si je n'avois
pas été sur le point de me marier, si je n'avois pas
cru que tout étoit terminé. Eh bien tout est
rompu, et grâces à Dieu j'espère il ne me
reste plus qu'à oublier ma Crédulité et ma foi=
blesse. Si jamais pareille envie me reprenoit, je 1 mot biffure
mon Compatriote.

Celui de la Linière, est 4 mots biffure à l'armée, et je n'ai point
de nouvelles de lui. Quant à mon grade, je doute
beaucoup de devenir Colonel avant 2 ou 3 ans.

Nous ne cessons d'avoir des alternatives de Gel, de Neige
et de Dégel. La rivière a été prise 3 fois, et deux fois
de suite elle a débâclé. Envoyés nous 20 ou 25 Degrés
de froid et nous vous en remercierons.

Mes Complimens à Mr votre Cousin quand vous
le verrés. Salués tous mes amis et tous ceux qui
ne m'oublient pas. et Mes Respects en particulier dans
vos deux Maisons. Portés vous bien, écrivés moi, et
soyez bien assuré que quand mes yeux se tournent
vers le Leman, c'est surtout pour y chercher l'Ami
de mon Coeur.

Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, [s.l.], 26 novembre 1790, cote BCUL IS 1918/H33, 132. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1113/, version du 08.04.2019.
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