Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 20 mars 1734

A Groningue ce 20 Mars 1734

Dans le tems, Monsieur, que 2 mots biffure je reçûs vôtre dernière Lettre du 2 Octobre de
l’année passée, avec celle de Mr De Crouzas qui y étoit jointe, vous dûtes en recevoir
une de moi, sous couvert de Mr Fatio. Depuis cela, j’ai voulu souvent vous demander
des nouvelles de vôtre santé: mais outre les occupations & les distractions ordinaires, je suis
chargé cette année, pour la troisième fois, du Rectorat de l’Université; fardeau plus
pénible pour moi, que pour tout autre, & que j’aurois volontiers laisser passer à quelcun
de ceux qui le recherchent avidement, si quelques considérations ne m’en avoient empêché.

Je commence par vous demander, si vous avez reçû l’Exemplaire de la nouvelle
Edition de mon Pufendorf, que je vous fis envoier l’année passée. Mr Barrillot, avant son
départ d’Amsterdam, se chargea de vous le faire remettre au plûtôt; & j’espère qu’exact
comme il est, il se sera aquitté de sa commission, sur tout s’agissant de vous.

Après cela, je vous communiquerai une nouvelle, qui me regarde, persuadé que vous
y prendrez intérêt, comme à toute autre chose de cette nature; c’est que je marie
ma Fille. Celui qui me l’a demandée, & à qui je l’ai accordée, est Mr
Brunet, Capitaine dans le Régiment de Frise de nôtre Prince d’Orange. Il est
âgé de 33 ou 34 ans, & est depuis vint ans dans le service. Mr de Rochebrune,
son Père, qui se retira en Irlande depuis dix ou douze ans, & qui y est mort depuis
peu, trouva moien de lui transporter sa Compagnie avant son départ. Je connoissois
ce Jeune Homme depuis plusieurs années, & j’en ai toûjours entendu parler comme
d’une personne fort sage. Il n’a pas déplû à ma Fille, dont je n’aurois jamais
voulu forcer le moins du monde l’inclination. Elle étoit d’ailleurs résoluë à ne
me point quitter, par l’amitié qu’elle a pour moi, & par le besoin qu’elle sait bien
que j’ai d’elle; sans quoi elle seroit peut-être déjà pourvuë depuis quelque tems. Ainsi
comme par ce Mariage elle ne sortira point de chez moi, nous avons passé l’un
& l’autre par dessus d’autres considérations, auxquelles la plûpart des gens font le plus d’attention.
L’affaire est concluë depuis quelques jours, & le reste suivra au retour du futur Epoux,
qui doit aller à Leuwarden à son Régiment, où sa présence est nécessaire pendant
quelques semaines. J’espère que Dieu bénira ce Mariage, & je vous demande la
grace de joindre vos prières aux miennes.

Je trouve le sort de Mr de Crouzaz fort heureux, quoi que je crusse bien
qu’il lui feroit de la peine de quitter son Prince, par le grand désir qu’il témoignoit
avoir d’aller voiager avec lui en France, en Hollande, & en Angleterre. Dès le commen=
cement de cette vocation, j’avois bien prévû que, dès que ce Prince seroit en âge
d’avoir un Gouverneur d’un autre ordre, on le lui donneroit, & que ce seroit alors 
le véritable Gouverneur. Je doutois fort, qu’on récompensât Mr De Crouzaz
aussi avantageusement qu’on a fait, en lui donnant son congé. On l’a ramené chez
lui, & on l’a mis en état de vivre honorablement, le reste de ses jours, au milieu
de ses Parens & de ses Amis. Que pouvoit-il souhaïtter davantage? Il me dit,
<1v> qu’il étoit résolu à faire son séjour, tantôt à Genève, tantôt à Lausanne.

J’ai reçu deux Lettres de Mr Micheli du Crest, l’une dattée du 26 Fevrier, l’autre, du
12 Mars. Dans la prémière, il me raconte les démarches inutiles qu’il avoit faites, pour
terminer son affaire avec vôtre Magistrature par un accommodement; & en même tems
il m’envoie un Imprimé, intitulé, Consultation de Mrs les Avocats au Parlement de
Paris
, dont il a, dit-il, décoché un grand nombre d’exemplaires à Genève. Cela ne
m’a point surpris: mais je l’ai été beaucoup de ce qu’il me dit dans l’autre Lettre; d’un
avis que son Frère lui a donné le 1. de Mars, en ces termes: Il paroît depuis deux jours
ici une Consultation, que vous aviez demandée à MrBarbeyrac en Novembre 1731.
Je l’entendais lire hier, sans que l’on voulût me dire d’où on l’avoit
. Voilà un
phénomène, que je ne comprends point, s’il est vrai qu’on aît publié une Consultation, qui
soit celle-là même que j’envoiai à Mr Micheli, qui n’aura eû garde d’en donner
lui-même copie. La copie unique, que j’en gardai; & que je fis faire à mon Neveu,
n’est jamais sortie de chez moi. Je ne l’ai montrée, qu’à Mr Vernet, pendant le peu
de séjour, qu’il fit ici, avec Mr vôtre Fils. De sorte que, si ce qu’on mande à Mr
Micheli est vrai, je ne puis croire autre chose, si ce n’est que Mr Vernet copia
ma Lettre, qu’il garda un ou deux jours dans sa chambre, & que c’est par lui qu’elle
s’est répanduë à Genève. Ce n’étoit point assûrément dans cette intention, que je lui
avois communiqué cette Consultation, ni dans la pensée qu’il voulut prendre la peine
de copier un Ecrit condamné à rester parmi mes Papiers. Vous savez, qu’en vous parlant
de l’affaire de Mr Micheli, je vous avois témoigé la répugnance que j’avois à rien
faire qui pût nuire à un homme, qui m’avoit consulté, & aux désirs duquel je n’avois
pû répondre. Et si Mr Vernet m’eût témoigné fait connoître, qu’il souhaittoit de ne
pas se contenter de la lecture de ma Lettre, j’aurois assûrement exigé de lui fortement
qu’il ne montrât sa Copie à d’autre, qu’à vous, & qu’elle demeurât aussi cachée, que si elle
n’étoit point sortie de mon Cabinet. Je vous avouë, que je suis fort impatient de savoir
la vérité du fait, & que, s’il est vrai, j’en serai fort fâché. Quand mon sentiment
seroit de grand poids, je ne vois pas qu’on en aît besoin, & à quoi bon on m’ex=
pose au soupçon d’avoir trahi une personne qui 1 mot biffure croioit pouvoir se fier à moi.
Je souhaitte que la chose se trouve fausse. Mais au cas qu’elle soit vraie, aiyez la
bonté de faire en sorte au moins qu’on supprime les Copies, qui pourroient avoir été faites.

J’espère que l’impression de vôtre Abrégé d’Histoire Ecclésiastique aura été continuée
sans interruption, & j’ai appris avec plaisir que vous vous étes enfin rendu aux vœux
du public. Je sais fort bon gré à Mrs de la Compagnie d’avoir enfin vaincu
vôtre résistance, & je souhaitte qu’ils réussissent de même pour tout le reste de vos
Ouvrages. Je n’ai aucunes Nouvelles Littéraires à vous communiquer présentement, n’aiant
presque rien reçû d’Amsterdam de toute cette année. Vous aurez vû apparemment
le Thesaurus Morellianus, c’est-à-dire, les deux prémiers Volumes qui ont paru, &
qui contiennent les Familles Romaines, avec un Commentaire de Mr Havercamp.
<2r> On verra dans les deux autres, qui s’impriment, les Médailles des douze
prémiers Empereurs, avec les mêmes accompagnemens. On avoit appellé à
l’Eglise d’Amsterdam, pour successeur de Mr Huet, Mr de Joncourt, Pasteur de
Boisleduc: mais cette Vocation fût traversée, par les cabales, dit-on, de quelques
Ministres de l’Eglise. De sorte que l’on a appellé depuis de Londres, Mr Boullier,
celui qui publia il y a quelques années un Essai sur l’Ame des Bêtes.

J’assûre de mes respects Madame Turrettin. Je saluë aussi Mr vôtre
Fils, & Mr Vernet. Je suis avec mes sentimens ordinaires,
Monsieur Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin Professeur en
Theologie & en Histoire Ecclésiastique

Geneve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 20 mars 1734, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 283-284. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1020/, version du 10.02.2024.
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