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Lettre à Jean-Pierre de Crousaz, Groningue, 23 juin 1722
A Groningue ce 23 Juin 1722.
Je reçûs vôtre lettre, Monsieur mon très-cher Ami & Collégue, il y a aujourdhui douze
jours: & ce même jour, je quittai tout, pour aller trouver Mr d’Adwart à sa
campagne. Il fut ravi d’apprendre que vous étiez dans le dessein d’accepter une Vocation
ici, malgré le changement des affaires dans vôtre païs, qui faisoit cesser la nécessité où
auroit pû vous réduire la délibération des Deux Cents, si elle avoit été exécutée de la
maniére qu’on avoit lieu de le craindre. Ce Seigneur vint en ville dès le lendemain, pour
conferer avec les principaux, dont il avoit déja disposé les esprits, il y trouva toûjours de
plus en plus des dispositions favorables, & on concerta de faire passer, s’il étoit possible, dans
la prochaine Assemblée des Etats de la Province, qui s’est tenuë la semaine passée, une délibéra=
tion, par laquelle on donnât pouvoir aux Curateurs de faire nomination du nombre de Professeurs
qu’on résoudroit d’appeller. C’est ce qui a été cause que j’ai differé jusqu’à aujourdhui
à vous écrire, parce que je voulois vous apprendre ce qui se seroit passé. Tout ce que je puis
vous dire, c’est que nous sommes sûrs du consentement de la Ville, qui est la plus intéressée
à ces sortes d’établissemens. Mais il y a eu un si grand nombre d’affaires, & d’affaires
considérables, dans cette Assemblée, qu’on n’a pû même en proposer plusieurs importantes, &
l’affaire des Professeurs a été de ce nombre. Les Etats doivent se ressembler le 17. du
mois prochain, & entre-ci & ce tems-là on préparera les choses, & on prendra les mesures
les plus convenables, pour faire passer alors l’affaire. Je suis bien fâché de ne
pouvoir pas encore vous donner des nouvelles plus décisives; s’il ne tenoit qu’à mes
soins, & à l’impatience que j’ai de vous embrasser, tout seroit fait dans un moment.
Je ménagerai de mon mieux vos intérêts, & je ne vous engagerai, que lors que
j’aurai à peu près ce que je crois qu’on peut obtenir. Quoi que, de la maniére que
les choses sont encore, on n’aît pas eu occasion de penser à régler la pension, je
n’ai pas laissé de prendre langue là-dessus en forme de conversation. On m’a dit,
que, dans la Faculté de Philosophie, la pension étoit ordinairement de mille florins,
& qu’on n’en avoit pas voulu assigner d’avantage à celui que les Curateurs avoient
désigné il y a quelque tems, pour être Professeur en Pphie & Mathematiques. J’ai
déclaré là-dessus, que 1 mot biffure si on ne vouloit pas vous donner pour le moins autant
qu’on avoit offert à Mr Bernoulli il y a cinq ans, je ne pourrois me résoudre
à promettre pour vous. J’ai supposé que c’étoit 1500 florins; quoi que je ne sois pas
bien assuré s’il n’y avoit pas quelque chose de moins: encore faut-il savoir, que de cette
somme la Ville donnoit du sien 300. fl. qui étoit une augmentation qu’on avoit faite
autrefois, à l’occasion de quelque Vocation qu’on avoit adressée d’ailleurs à Mr Bernoulli.
Mr d’Adwart m’a promis de mettre tout en oeuvre, pour rendre vôtre condition la
plus avantageuse qu’il seroit possible. J’en parlerai demain à un de nos Bourgmestres, que
je connois le plus, & qui est des plus galants hommes de la Ville, qui vous connoît aussi
par vos ouvrages, entendant bien le François. On fera en sorte, que, quand il s’agira
de régler la pension, on renvoie à moi les Curateurs, pour conferer là-dessus avec eux.
C’est fâcheux que Mr d’Adwart ne soit pas présentement du nombre: & même il est
obligé d’aller en Hollande la semaine prochaine pour une Commission, en sorte qu’il ne sait
pas s’il pourra être de retour à la prochaine Assemblée des Etats; mais il agira de loin,
& laissera son sentiment par écrit. Je le verrai Samedi prochain, chez lui, avant son
départ. J’ai pris les devants avec lui, au sujet du Synode de Dordrecht.
<1v> Je lui ai dit, que, si par hazard nos Théologiens s’avisoient, sous prétexte que vous
étes Ministre, de vouloir en aucune maniére exiger de vous une signature pure & simple,
il jugeoit bien qu’ils trouveroient la même résistance, qu’avoient trouvé les Seigneurs de
Berne, par rapport au Consensus: Que, comme vous viendriez ici en qualité de Professeur
en Pphie & Math. & non pas en qualité de Ministre, ce fut je croiois bien que vous
ne feriez pas difficulté de signer comme Pphe & Mathématicien, & comme les Professeurs des
autres Facultez, hors la Théologie: Que, pour moi, je n’avois signé que sur ce pié-là,
n’aiant pas même sû, quand on nous fit signer à nôtre installation si c’étoit le
Synode de Dordrect que je signois, puis qu’on nous lût seulement un Formulaire, où il n’étoit parlé
que d’union, de paix, de concorde; & que 3 caractères biffure c’étoit à l’union, à la concorde, à la paix,
que j’avois souscrit, bien rélosu, si on m’avoit demandé quelque explication, de
déclarer, que je ne m’embarrassois point des disputes des Théologiens sur des choses peu
importantes. Ce Seigneur me dit là-dessus, que j’avois raison; & qu’il pouvoit bien
assûrer que, tant que la Régence seroit composée de gens comme ceux qui y ont
présentement le plus de part, il n’y avoit rien à craindre de ce côté-là: Qu’on ne
pouvoit pas dispenser de la signature, comme d’une coûtume reçuë dans toutes les
Universitez de ces Provinces, mais que vous pouviez compter qu’elle ne vous
engageroit à rien, qu’autant que la prudence & le bien de la paix le demandoient.
Qu’ainsi il ne falloit rien dire, & signer sans s’informer d’autre chose. Au reste,
pour ce que vous me demandez des Veuves, il n’y a point de pension assignée, ni
à celles des Professeurs, ni à celles des Ministres: il y a seulement d’ordinaire l’année
de grace, qu’on leur laisse. Pour revenir à la pension, afin que vous voiyez bien
que je ne veux pas vous engager légérement, vous saurez, que la pension de 1500.
fl. est ici la plus forte, dans les plus hautes Facultez, & vous savez que là-dessus on
se régle d’ordinaire selon leur ordre. Le prémier Professeur en Théologie n’en a pas
d’avantage; il a seulement une Maison de plus; mais des 1500. fl. il y en a
trois cents comme Prédicateur de l’Acad. & en cette qualité il doit prêcher tous les
Dimanches. Le 2. Prof. en Théol. fut appellé avec une pension de 1200. fl.
ce n’est que depuis deux ans, qu’il a obtenu une Maison, devenuë vacante par
la mort d’un vieux Professeur qui l’occupoit. Ainsi voilà les trois Maisons de l’Acad.
remplies: mon Collégue du Faculté n’en a point, & n’a que 1200. fl. de
pension. Je suis sûr, que, si nous réussissons, il y aura beaucoup de jalousie, &
contre vous, & contre moi, que l’on saura bien avoir ménagé vos intérêts: Mais
il faudra s’en moquer. Je dois vous dire, que, depuis l’inondation, on a mis
sur toutes les pensions de l’Etat, depuis le prémier Bourgmestre, jusqu’au moindre Commis,
un impôt, à proportion des Pensions. Ainsi tous les Professeurs, sans distinction du plus ou
moins de gages, sont taxez (pour 14. ans) à 40. florins par an. Comme vous n’étiez
pas ici alors, peut-être ne vous demandera-t’on rien, & en tout cas jusqu’à ce
qu’on vous demande, vous pouvez ne rien donner. Pour moi, je n’ai encore rien paié
d’un autre impôt, qu’on appelle le quatre-centiéme denier, que l’on exige de
tems en tems, c’est-à-dire, qu’on laisse à chacun à taxer la valeur de ce qu’il
a dans la Province (& non dehors) au delà de 2 ou 300 flor. & de paier sur ce pie-là
le quatre-centiéme denier. Mon Collégue du Faculté s’avisa de lui-même de
s’aller faire inscrire; dès-lors le voila indispensablement tenu de paier réguliérement;
pour moi, ni les autres nouveaux-venus, on ne nous a jamais rien demandé.
<2r> Cependant on peut se dédommager de tout cela par les petites benefices qui reviennent tous
les ans des immatriculations, dont une partie se partage entre tous les Professeurs; des amendes;
des Auctions de Livres, dont il revient à l’Université deux & demi pour cent; des Promotions
de Docteurs, car quoi qu’il ne s’en fasse guéres qu’en droit, & quelquefois en Medecine,
il y a toûjours quelques florins qui reviennent aux Professeurs des autres Facultez, plus ou
moins, selon leur nombre. Je n’oublierai pas de parler des frais de vôtre voiage;
c’est une chose qui dépend des Députez de la Province, du nombre desquels est Mr
d’Adward; ainsi je compte la chose sans difficulté. Je puis avoir réponse de vous,
sinon avant l’Assemblée prochaine des Etats, du moins peu de tems après si vous m’écrivez incessamment: ainsi je me
réglerai sur tout ce que vous m’aurez alors prescrit Je ne pûs pas vous écrire la
poste passée, parce que l’Assemblée des Etats n’étoit pas encore finie, à l’heure du départ
du Courrier; & je voulois savoir ce qui s’y seroit passé.
Je viens à la visite de vos Députez de Berne. Falloit-il faire tant de bruit,
désobliger les plus considérables Puissances Protestantes, risquer de causer des séditions,
pourquoi? Pour laisser les choses justement sur le pié qu’elles avoient été amenées
insensiblement & sans trouble. Les Gazettes nous disent qu’à Bâle on ne
veut point de Consensus, & que dans le Canton de Zurich, & autres, il y aura des bien
des gens qui refuseront de suivre l’exemple de l’Acad. de Lausanne. J’espére
que l’on aura remis sur la liste des Ministres ceux qu’on en avoit effacez, du
nombre desquels est Mr vôtre Fils. En même tems que je les plains,
je ne puis que louer & admirer leur courageuse résolution. Il faut finir
ici, crainte de manquer la poste. Nos repects à Madame de Crouzas,
& mille complimens à nos Amis. Je suis avec toute la sincérité & tout
le zéle possible, Monsieur & très-honoré Ami,
Vôtre très-humble
& très-obéïssant serviteur
Barbeyrac
A Monsieur
Monsieur de Crouza, Professeur
en Philosophie & en Mathématiques
A Lausanne