Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Pierre Desmaizeaux, Berlin, 22 décembre 1706

A Berlin, ce 22 Décembre 1706.

Je n’aurois pas tant tardé, Monsieur, de répondre à vôtre
obligeante Lettre, que j’ai reçuë depuis plus de deux mois, si je
n’avois dû envoier à Mr de la Motte un paquet, dont plu=
sieurs embarras ont fait différer l’envoi de jour à autre. Je
prens trop de plaisir à entretenir commerce avec des personnes
comme vous, pour négliger les occasions qu’un hazard favorable
me présente. Je ne trouve rien en moi qui aît pû me
procurer ce bonheur, & je sais bien de quelle manière je dois
prendre les choses trop avantageuses que vous avez la bonté de dire
de moi. L’Ouvrage que j’ai publié ne mérite pas toutes vos
louanges; & quelque favorablement qu’on veuille en parler, je ne
vois rien dont on doive me tenir beaucoup de compte, que l’appli=
cation avec laquelle j’ai travaillé, & qui m’a fait assez respecter
le Public pour que je n’aie guéres à me reprocher d’avoir rien
négligé de ce qui dépendoit de moi. Je me flatte du moins d’être
fort peu prévenu en faveur de mes petites productions, & d’écouter
avec beaucoup de désintéressement le jugement de Connoisseurs. Si
par hazard vous aviez eû occasion de faire quelques remarques
sur mon Ouvrage, & que vous eussiez la bonté de me donner vos
bons avis; vous verriez que je sais profiter avec reconnoissance des lumiéres & des
conseils d’autrui, sur tout lors qu’ils me viennent de la part de
quelque personne d’un discernement exquis & d’une pénétration
peu commune.

J’entens avec les restrictions, que vous avez sans doute
sousentenduës, ce que vous dites du peu d’évidence de nos Opinions.
Il y a sans doute des choses que nous en savons certainement,
comme il y en a que nous ne savons point, & que nous avons même
lieu de regarder comme impénétrables à l’Esprit Humain. Periculo
=
sum est credere; & non credere. La difficulté est de trouver le
juste milieu, & de bien régler les limites entre ce qui doit être
tenu pour incontestable, & ce qui doit être entiérement abandonné
aux Disputes. Il n’y a peut-être personne qui n’aille un peu
en deça ou au delà: mais on peut, ce me semble, sans beaucoup de
peine, s’empêcher de donner, tête baissée, dans l’une ou dans l’autre

<1v> des extrêmitez vicieuses. C’est ce que fait visiblement Mr Bayle.
Quelque jugement qu’on puisse porter des différentes attaques de ses
Antagonistes déclarez; il ne sortirait à mon avis, de ce combat
que chargé de mille soupçons odieux, auxquels il donne lieu
tous les jours de plus en plus. On peut lui renvoier un raisonnablement
tout semblable à celui dont il s’est lui-même servirt, à sur la fin de
sa derniére Réponse à Mr Le Clerc: c’est que quelques protes=
tations d’une Orthodoxie affectée, répandues par ci par là sans
aucune onction, & mal assorties avec l’esprit général qui regne
dans tous ses Ecrits, ne font pas beaucoup d’effet
. Il faut de deux
choses l’une, ou qu’il prenne ses Lecteurs pour de grandes duppes,
ou que ravi de laisser croire de lui tout ce qu’on voudra, il pré=
tende que tout le monde le laisse publier à son aise des Livres
pleins de choses qu’il ne peut pas ignorer être capables de
faire de très-fâcheuses impressions sur les Esprits, sur tout avec les
agrémens dont il assaisonne 1 mot biffure ses Objections. Tout le monde
ne peut pas, comme il est aisé à un Lecteur attentif & éclairé,
démêler le fort & le foible d’un tas de raisonnemens diffus, &
entrecoupez de mille digressions, par lesquelles on tâche, sinon de
donner le change au Lecteur, sur du moins de le dépaïser, & de
lui faire perdre de vuë l’état de la Question. J’estime, autant que
qui que ce soit, les bonnes qualitez & les beaux talens de Mr 

Bayle: je tâche, autant qu’il est possible, de donner un bon tour
aux choses; & je n’ai nulle raison particuliére qui m’engage
à parler pour ou contre ce grand Génie. Mais je vous
avouë que, quand je considére l’affectation avec laquelle il
ne laisse passer aucune occasion, & dans son Dictionnaire, & dans ses
derniers Ouvrages, d’étaler de toutes ses forces toutes les difficultez
qu’il a pû imaginer contre les Véritez les plus incontestables; l’air
goguenard qu'il qui est répandu dans ce qu’il dit sur les matiéres
les plus sérieuses; la maniére dont il rejette fiérement les plus fortes
raisons, lors qu’elles lui sont contraires, pendant qu’un rien, une
bagatelle lui suffit quelquefois pour faire douter, ou pour appuier
<2r> ses Paradoxes; la coûtûme 1 mot dommage de donner la préférence aux
Opinions les plus outrées, c’est-à-dire à celles qui lui fournissent dequoi
former les plus terribles difficultez 1 mot dommage quand je fais, dis-je, ces réfle=
xions, & plusieurs autres qui s’offrent naturellement à ceux qui lisent
ses Ouvrages sans prévention, je ne saurois m’empêcher de reconnoître,
qu’il faut, malgré qu’on en aît, avoir mauvaise opinion de lui,
ou souhaitter du moins, pour l’amour de lui, qu’il eût fait 1 mot biffure
usage de son beau Génie & de ses immenses lectures d’une manière plus
honorable plus pour lui, & plus utile au Public. Il y a tant
d’autres choses où il pouvoit impunément cornicum oculos configere,
qu’il n’auroit pas manqué de matiére, pour exercer sa pénétration
& son habileté à la Dispute. Mais quand on s’est coiffé de
3 caractères biffure bonne heure d’un Montagne, d’un la Motte le Vaier, d’un
Sextus Empiricus &c. Auteurs très-utiles à ceux qui se tiennent
sur leurs gardes, 1 mot biffure mais très nuisibles pour un Jeune Homme qui
les lit sans précaution: on se fait insensiblement un tour d’Esprit
qui empêche qu’on ne se paie des meilleures raisons, & qui porte
au contraire à ne chercher que des doutes.

Ce que vous dites du Spinozisme de feu Mr Locke, me
surprend beaucoup. Puis que vous avez de très-bonnes raisons de
croire que Mr Locke avoit cette pensée
, il faut que cela paroisse
ou par quelcun de ses Ouvrages Posthumes, ou par des Conversations
particuliéres où il aît déclaré ses sentimens là-dessus. Je ne vois pas
qu’on puisse rien conclurre de tel de son Essai sur l’Entend. & je
n’ai rien lû encore là-dessus dans les Extraits de div. Lett. de Mr
Bernard
. Ce qu’il a dit sur l’ignorance où nous sommes de la
nature des Substances, ne me paroit nullement autoriser à lui attri=
buer quoi que ce soit qui sente le Spinozisme; quoi que Mr Jaque=
lot, qui est entêté de son Cartésianisme, l’aît voulu insinuer dans
son Examen de la Théologie de Mr Bayle.

J’écris à Mr Coste en même tems qu’à vous. J’ai vû ici 
l’Eté passé Mr Farettes, avec qui nous avons souvent parlé de vous.
Si vous le voiez, je vous prie de lui faire mes complimens. J’envoie en
Hollande deux Mss savoir l'Abreg une Traduction de l’Abrégé de Pufendorf,
& une autre Traduction de deux Discours de Mr Noodt, l’un sur le Pouvoir
des Souver. l'autre sur la Liberté de Conscience. Mr de la Motte vous fera tenir
l’un & l’autre, dès qu’ils seront imprimez. Je suis, Monsieur, vôtre très-humble servit.

Barbeyrac.


Enveloppe

A Monsieur 
Monsieur DesMaizeaux
A Londres


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Pierre Desmaizeaux, Berlin, 22 décembre 1706, cote British Library, London, Add. Ms. 4281, n° 20-21. Selon la transcription établie par Meri Päivärinne pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/754/, version du 11.07.2016.
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