Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, [s.l.], 27 mai 1787

Le 16e/27e May 1787

J'ai desiré mon cher Polier, que Monod et vous pussiés
être au fait de ce qui me touche et c'est pour cela que
je lui écrivis ma lettre du 31e Xbre. J'étois réellement
fort mal à mon l'aise en l'écrivant, et quoique je
me trouve un peu mieux depuis que la Saison tempé=
rée a recomencé je suis loin cependant d'être bien
portant. Le Climat, Une nourriture malsaine, l'absence
la privation prèsque totale des jouïssances que la
pauvreté même connoit aïlleurs &c. &c. ont miné insensible=
ment ma Constitution, et finiroient probablement par
la détruire si je persistois à en vouloir en courir
les risques. Il m'en couteroit tant néanmoins
pour revenir sur mes pas, que c'est avec une vraïe
repugnance que je ferai les Démarches nécessaires
pour cela, et je ne les ferois certainement 1 mot biffure jamais
1 ligne biffure
2 mots biffure: 1° Si ayant une influence plus grande j'étois j'avois
1 mot biffure le pouvoir de former le Coeur et l'Esprit de mes Eleves, à la
charge d'en répondre
Si j'étois appelé à traiter
directement, à représenter directement, sans avoir besoin
de passer par les intermédiaires
Si je ne voyois pas
mes travaux et mes peines à peu près perdus
, 4° si
j'étois d'un caractére à fermer les yeux sur ce les maux que je
prévois, 5-6 mots biffure ou à en être aussi tranquillement
Spectateur que si j'étois à la représentation d'un
Drame
Si je ne me trouvois pas mêlé dans
<1v> dans une affaire qui ne peut jamais, quelques
pures que soyent mes vues, et quelques grands que
soyent mes efforts, tourner à ma Satisfaction ou
à mon honneur. Que vous seriés étonné du rôle
subalterne que je joue et combien vous rabattriés
de cette gloire et de cette fumée de Bien public
dont vous voulés absolument m'environner, si vous
étiés à portée d'en juger par vous même! C'est
bien moi dont la vue est troublée par cette fumée,
et qui suis la dupe des élans de mon Coeur et des prestiges
d'une imagination éxhaltée. Aucun péril, aucune
considération au monde n'enchaineroit ma langue
si j'étois en 1-2 mots biffure place droit de parler. 1-2 mots biffure
1 ligne biffure
Cette prudence tant prônée qui consiste à louvoyer
pour demeurer en place, et à couper quelques
branches lorsqu'il s'agit de déraciner, n'est à mes
yeux qu'une honteuse, basse et indigne foiblesse;
et je résisterois moi au torrent jusqu'à ce qu'il m'eut
entrainé, mais que puis je maintenant que je n'ai pas le droit de parler et que les
vents emportent mes paroles? Me taire? Oui:
si je n'avois pas une répondance; si les fruits de mon travail
ne dépendoient pas entiérement d'autrui; si je n'avois
pas l'affreux chagrin de voir 1-2 mots biffure chaque
jour de mes leçons troublées ou gâtée perdues 1 mot biffure ou inu=
tiles pour des causes que j'ai fait connoitre dès le
<2r> comencement, et qu'il eut été si facile de détruire.
En pareil cas, peut-il se taire, doit-il se taire
Celui qu'il connoit l'importance de ses occupations, la
rigeur de ses devoirs, et les conséquences affreuses
leur négligence leur oubli? La présence d'un
home bien intentionné mais sans denué de pouvoir pour
faire le bien pourroit-elle donc opérer quelque
chose? Non sans doute, et dans une position
1 mot biffure où il n'est pas possible de se rendre utile,
et de se dissimuler des maux auxquels il ne peut rien,
l'home honnête n'a d'autre parti à prendre
que celui de la retraite s'il ne veut pas être devenir Complice.

Pour en revenir à ce que je disois plus haut, sans
les raisons que je viens d'indiquer, je ne ferois jamais j'aurois je crois
beaucoup de peine à faire des Démarches pour revenir sur mes pas, et
pourtant il y auroit encore outre les raisons de
Santé qui sont excusa admissibles en tout tems
d'autres raisons qui ne le seroient guêres moins, telles
par Exemple, que des raisons de fortune, de
bonheur &c...

Quant à la fortune mon bon ami! j'ignore coment
cela va, mais depuis 4 ans je n'ai pas fait un pas
vers elle. 1 mot biffure Mes desirs néanmoins sont bien bornés
sur ce point, puisque je serois fort content de 1 mot biffure
gâgner en 10 ou 12 ans 40000 Livres de france. et que
1 mot biffure D'après les bruits publics &c. je m'étois flatté de
<2v> l'espoir de recevoir annuellement une Gratifica=
tion come l'usâge en est reçu partout, j'aurois
vécu pourlors de mes appointemens, et en épargnaint mes
gratifications je me serois formé un capital
surlequel mon indépendance, le seul vrai bien
qu'il y ait et que je desire, eut été fondée. Rassurré
de la sorte contre les jeux du hazard j'aurois 1 mot biffure
2 mots biffure les 1 mot biffure Soucis de ma Subsistance
future de moins, et j'aurois pu me dire châque jour: qu'il
arrive ce qui voudra, je ne serai jamais réduit
à retomber à la charge de mes parens ma
famille surlaquelle je n'a plus de droits, puis=
quelle a fait audelà de ce que j'e avois pouvois
en attendre. 2 mots biffure Il seroit tems cependt
de recevoir quelqu'une de ces gratifications, quelqu'un
de ces présens magnifiques dont on fait tant de
bruit et dont a si grand soin de battre les
oreïlles aux simples; car enfin 4 ans ne
suffiroient-ils pas pour être se faire connaître Un home?

Depuis que je suis engagé la seule chose que
j'aye gagné a été des dettes pendant la 1ère année,
et un bout de ruban. C'est à force de tirer le diable
par la queue que j'ai fait 2 ou 3 envois à mes
parens pour les aider à soutenir mon frére, et tous
ces envois ensemble ne vont pas à 3000 £ de france.
<3r> Ce qui ne s'est pas fait, dites vous, se fera. Erreur
mon bon ami, Erreur. à mon chef et à ceux qui
me précédent en rang on en a fait à diverses re=
prises des présens et tout, dernièrement encore ils en ont reçu d'assez consi=
dérables, moi je n'ai eu que de beaux complimens, et
2 lignes biffure 
début de la ligne biffure Pourquoi donc cela? C'est 1° qu'il faut
être recomandé par son chef et que le mien ne parle pas
que pour d'autres. 2° C'est qu'on ne parle dans le monde
que de ceux qui sont élevés en rang, et que la
Canaille telle que mes Camarades et moi est condamnée
à l'obscurité et à travailler pour 2-3 mots biffure les autres
C'est que me trouvant malgré ma qualité d'Insti=
tuteur le dernier par mon rang on n'aurroit pu
m'accorder des Une gratifications sans faire de même
pour tous ceux qui me précèdent; or ainsi que je vous
l'ai toujours dit, sans pouvoir vous le faire comprendre
parce qu'en effet cela n'est guêres intelligible, ma
récompense sera toujours proportionnée, non
à ma vocation, à mes travaux, à mon zêle ou à
mes peines, mais à ce maudit rang qui me ravalle ainsi
audessous de moi même fin de la ligne biffure
et me condamne à être gueux là où je devrois
compter sur une honnête aisance. Les Egards,
et les remerciemens ne sont pas sans doute des chimères
venant surtout de là où je les ai reçu, mais
<3v> enfin procurent-ils une Existence aisée? amélio=
rent-ils la fortune? et suffit-il de mots
ou de témoignages extérieurs de bienveillance
pour vivre? Un Gueux n'est pas moins gueux
pour être honoré des quelques regards d'un grand.
Je ne vois même aucun moyen de me tirer de
cet état de Gueuserie. Mon Chef qui seroit le seul
qui pourroit m'aider et 3-4 mots biffure 1 mot biffure il le devroit tant pour
moi que pour mes Collègues, 1-2 mots biffure mais il n'est pas dans
son le caractére de s'inquiéter chacun de se déranger pour
autrui, et en général il n'est pas reçu généralement ici qu'un
Supérieur pense à ses Subordonnés. Faites come vous
pourrés telle est la maxime; et il n'en faut pas
davantage pour conduire un Coeur élevé à l'Hopital.
Si je suis hors d'état de me faire un Sort pendant
10 ans, à quoi ne m'éxpôsai-je pas au bout
de ce terme? Croirai-je qu'on accorde l'indépen=
dance à un home trop peu d franc pour dissimuler
pendant ces 10 ans un projet de retraite? Je sçais
qu'en pareil cas on a donné 24000 Livres de
capital, et une pension, mais je scais aussi que
celui qu'on a rècompensé de la sorte et qui étoit
pourtant bien plus puissament protégé que je ne le
suis, n'a pas ôsé se retirer parce qu'il a craint
au bout de quelques années de n'être pas payé
<4r> et que l'intérêt de 24000 Livres n'auroit pas suffi à
son entretien ailleurs si cette pension lui eut manqué.

Combien de hazards dailleurs à courir avant même que d'arriver
au terme; et qui peut se flatter de les surmonter?
Sans doute un ambitieux seul le pourroit fin de la ligne biffure
1-2 mots biffure, mais celui qui n'a pas 1 mot biffure ni l'ambition
des honneurs, 1 mot biffure ni la soif des richesses doit-il s'y
expôser? Il me semble prèsque voir un home échappé
d'un nauffrage 1 mot recouvrement périr en abordant. Je scais
bien qu'il est d'un home raisonnable de ne
pas desirer que toutes choses succédent à son gré
et que compter sur les hazards entre pour quelque
chose dans le compte de la Sagesse, mais il y a 
une gde différence entre un compter qui revient à des
espérances, et s'en confier uniquement au hazard
le soin de sa fortune.

A Si à ces motifs pressans on joint encore ceux qui
se tirent d'un Sejour de 12 ans dans un pays dénué de
tout ce qui peut recréer les yeux et satisfaire le
coeur, 2 mots biffure et des privations de toute espèce pen=
dant les dernieres plus belles années de la vie, il est impossible
quelques grands qu'on 1 mot biffure suppôse les avantages qu'on
doit acquérir à ce prix qu'ils compensent jamais
ces privations; or on ne vit qu'une fois. De quoi
me serviroit une pension dans 8 ou 9 ans une pension
achetée aux dépends de ma Santé, de mon humeur,
<4v> de ma sensibilité, de mes gouts, et très certainement
aux dépends de mon bonheur? Croyés vous donc mon
cher Polier que 10000 Roubles (le la plus forte some que
jaye 2-3 mots biffure ambitionnée, valent un pareil sacri=
fice? Je l'avouerai cependant; quelques incertaines
que soyent mes espérances actuelles, ce sont pourtant
des espérances, et en me retirant non seulement je
perdrais non seulement 4 années, mais j'échangerois une incertitude
contre un rien; Je dis rien car puis qu'on ne m'a rien promis
et qu'on ne m'a rien donné jusqu'ici audelà de mes
appointemens, je 1-2 mots biffure il ne seroit pas raisonnable
à moi de compter sur quelque chose quoique d'autres
pussent y trouver de la justice; Raisonnant donc à 
la rigueur, si ma Santé et le reste me forçoient de
prendre un parti extrême, j'échangerois réellement un Etat
contre Néant. Vous voyés mon cher! que je sens 1/2 mot biffure
1/2 mot biffure les Inconvéniens, et cela est si vrai qu'en mettant
encore dans la balance jusqu'à la fin de la ligne biffure
présent de côté du prêt la crainte d'affliger mes
parens, je l'ai faitte pencher jusqu'ici du côté entiérement
opposé à celui vers lequel j'aurois desiré qu'elle penchoit:
mais enfin, si après y avoir bien pensé, si après avoir
résisté assez longtems, je me trouvois dans l'impossibilité de
tenir bon, serois je si coupable surtout en ne retom=
bant point à la charge de personne? C'est un Serment
que je ne violerai jamais le voulant et le scachant:
<5r> Je ne remettrai les pieds en Suisse qu'après avoir
acquis un Etat indépendant, dussai-je vivre de gland
plusieurs années de suitte, et come j'en abhorre l'Ad=
ministration aristrocratique lorsque j'y retournerai ce sera pour
y vivre en étranger. Ma famille, mes amis, mes
connoissances, le Climat, le paysâge voilà ce
qui m'y rapellera toujours, mais pour gouter cette
satisfaction il faut que j'y sois indépendant: sans
cela aucun Contentement pour moi pur à espérer.

Je suis persuadé qu'avec de bonnes recomandations,
avec une réputation intacte, quelques talens,
des connoissances, et un peu d'expérience et mon
ruban je trouverais, sinon tout de suite, dumoins
dans quelques mois à 1 mot biffure faire quelque un voyage, sur=
tout en ne m'offrant pas, mais en me faisant
connoitre sur les lieux. J'ai dit voyage, car pour
faire de nouveau le Pédagogue vous sentés qu'il
n'y a plus moyen, je n'ai supporté cet Etat qu'à
cause de son l'importance de mes Eléves, et je n'en
trouverai pas d'autres de la même. Je suis aureste
convaincu 1-2 mots biffure de la possibilité de rencontrer fort mal 2-3 mots biffure mais
ce ne peut-être que dans les cas où l'on a auroit recherché
une place sans la connoitre, et où l'on est seroit trop heureux
de l'avoir; il faut bien prendre alors ce qu'on trouve, et
voilà j'espère un cas qui ne serait pas le mien.
<5v> Résumons: Si ma Santé va toujours en
empirant, si les motifs de mécontentement suivent
la même progression, et si avec aussi peu de jouïs=
sances je vois ma gueuserie s'affermir, il est
très sur que je demanderai ma retraite, car enfin
je n'ai pas envie de laisser mes os ici. Cette
démarche Le Délabrement de ma santé étant
peint sur mon visage, et étant déja connu des
Médecins qui disputent depuis longtems avec moi
pour m'engager à rendre mon 1 mot biffure Cas désespéré en
avalant leurs drogues, je ne puis croire cas arrivant que ma
Démarche fût prise en mauvaise part, surtout
en l'accompagnant de 1 mot biffure ce que la prudence
m'indiquera de propre à l'adoucir. Il n'est pas proba=
ble que ma retraite me soit accordée sur le champs
début de la ligne biffure devant être remplacé, et pour=
tent cela pourroit être: je m'en rapporterai
là dessus à ce qu'on fera, et s'il y a un renvoy
de quelques mois, je 2 mots biffure n'en poursuivrai pas moins avec le même
Zêle que ci devant. Si ma démarche n'est
pas prise en mauvaise part il seroit possible qu'on me
fit un présent: Si par contre elle déplaisoit, Jean
s'en iroit come il s'en est venu
... Come qu'il en soit aureste
je ne fais fonds sur aucun présent pour réaliser mes
projets: Quelques épargnes faittes en tondant sur l'oeuf
<6r> et la vente de mes effets, Livres &c. me procureroient
au besoin de quoi passer 2 ans en liberté et les moyens
detre me faire connu et, de connoitre 1 mot biffure à mon tour ce que
j'ai à faire pour acquérir une fois cette Indépendance
qui fait le plus cher objet de mes souhaits.

Si c'étoit en hyver qu'ont me rendit ma liberté, je
passerois par l'Allemagne, la Hollande, et Paris pour
me rendre en Angleterre, et si çétoit en Eté je m'en=
barquerois pour y arriver en droiture. avec la
connoissance que j'ai de la langue, en passant
2 mois à la campagne je pour=
rois la parler. je Cela fait je
chercherois à me rétablir, j'use=
rois de ma liberté, et je ferois
des connoissances, et je travailler=
rois à ce tâcherois d'achever
ce que j'ai comencé depuis longtems sans avoir pu
encore y réussir. Un penchant insurmontable
m'entraine vers les lettres: Helas! il est bien juste elles
ont tant travaillé à me consoler, à me fortifier,
à me soutenir! Suivant les circonstances il ne
seroit pas impossible que je me rendisse dans les provin=
ces méridionales de france pour y humer un meilleur air et
reprendre un peu de feu, mais si j ce ne seroit qu'au=
tant que j'aurois assez d'argent. Telle est mon
bon ami ma résolution, à moins que les circonstances
ne changent beaucoup: Peut être ferat-on quelque chose
à l'occasion d'un Voyage. Dans tous les cas et quoiquil 
arrive je me féliciterai toujours
d'avoir fait ce que j'ai fait, avec ce
que j'ai vu, et d'avoir été à portée de
conoitre une feme destinée à jouer un
rôle brillant et glorieux, et soigne des
homages de tous ceux qui la conoissent.

Comuniqués cette lettre à Monod, et du
reste gardés le Silence, come s'il ne s'a=
gissoit de rien. Je vous écrirai après
mon retour ce qui me sera arrivé.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur De Polier de Loys
Seigneur de Bottens &c.
Mon Monsieur De Loys
à Lausanne en Suisse


Note

  Public

Cette transcription a été établie dans le cadre du projet La Harpe et la Russie (1783-1795).

Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Polier, [s.l.], 27 mai 1787, cote ACV P René Monod 505. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/727/, version du 06.06.2019.
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