Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée LII. Tableau de l'impie, de l'homme religieux et de l'hypocrite », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 09 mai 1744, vol. 2, p. 217-228

LII Assemblée

Du 9e May 1744, à laquelle ont assisté Messieurs De=
Bochat Lieutenant Ballival, Polier Professeur, Seigneux Boursier,
Baron DeCaussade, DuLignon, Seigneux Assesseur, D’Apples Profes=
seur, DeSt Germain Conseiller.

Discours de Monsieur le Comte.Messieurs Le Discours que vous lutes Samedi derni=
er roule sur les effets de la Coutume par rapport à la Vertu et au Vice.

Dabord l’Auteur établit que la Coutume a une très grande influen=
ce sur le Corps et l’Esprit de l’Homme, et il ne s’attache à considérer que
ce seul effet de la Coutume, c’est qu’elle nous rend tout agréable, ce
qu’il prouve par divers exemples.

De là il tire quelques conséquences,

1° Qu’il faut choisir le meilleur genre de vie qu’il est possible,
et ne pas se rebuter des difficultés qu’on y trouve, parceque l’usage et
la Coutume le rendront doux et satisfaisant.

2° Qu’il ne faut pas craindre les désagrémens et les peines qui
empéchent d’embrasser une vie sainte; parcequ’on ne sentira plus ces
peines lorsqu’on y sera accoutumé.

3° Lorsqu’on a une fois embrassé une vie réglée, il ne faut pas
se relacher, et s’abandonner à d’autres plaisirs; parceque l’esprit peut
se dégouter des plaisirs que procure la Vertu pour s’attacher à d’autres.

4° Enfin telle étant la propriété de la Nature humaine qu’elle trou=
ve du plaisir à ce à quoi elle est accoutumée, il faut aquerir dans cet=
te vie du gout pour la Vérité et pour la Vertu, si nous voulons être
heureux dans la vie à venir, parce qu’une des principales occupations
des bienheureux sera d’aquerir des connoissances et de pratiquer la
Vertu.

a Mr le Lieutenant Ballival De Bochat.Vous m’avez dit, Monsieur DeBochat, que quand on est convain=
cu de ces Vérités, il ne faut se laisser aller qu’à des habitudes rai=
sonnables; parce que, quoiqu’on soit accoutumé à quelque chose, et
qu’on y trouve du plaisir par là même, cependant la Conscience se
réveille et nous accable de remords dans la suite, si cela n’est pas
raisonnable et conforme à la Vertu.

à Mr le Professeur Polier.Vous m’avez montré, Monsieur Polier, qu’il n’y a que les mé=
chans qui se croient permis ce à quoi ils sont accoutumés, et que s’ils
étouffent les remords de leur Conscience dans ce Monde, il n’en sera
/p. 218/ pas de même dans l’autre. L’Ame ne changeant point ses habitudes par
la Mort, et n’aiant point d’objets pour les satisfaire; elle sera alors livrée à
des remords sans fin et au plus terrible malheur qu’on puisse imaginer.

Puisque tels sont les effets de la Coutume, m’avez vous dit Monsieura Mr DuLignon.
DuLignon, c’est un engagement des plus forts aux jeunes Gens pour ne pren=
dre que de bonnes habitudes, et vous m’avez rendu cela très sensible par
l’exemple de l’Abbé Hubert.

Vous m’avez fait remarquer très à propos, Monsieur l’Assesseur, quea Mr l'Assesseur Seigneux.
les mauvaises habitudes se contractent plus aisément que les bonnes, par
ce qu’elles flatent nos Sens, et notre corruption, et par conséquent qu’on
ne sauroit prendre trop de précautions pour s’en garantir.

pour Mr le Bourguemaistre Seigneux.Monsieur le Bourgemaistre a ajouté que les mauvaises habitu=
des se contractent aisément, qu’elles vont toujours en croissant, et qu’elles
sont toujours plus difficiles à corriger; d’ou il a conclu qu’il faut avoir
une attention infinie pour les prévenir.

Vous m’avez dit, Monsieur D’Apples, que l’Homme est maitre de sesa Mr le Professeur D'Apples.
habitudes, qu’il est en son pouvoir d’en contracter de bonnes ou de mau=
vaises, par l’attention, la réflexion, et l’exercice; que par conséquent il se=
ra coupable devant Dieu s’il en contracte qui  soient contraires à ses Loix.

Je suis, Messieurs, très convaincu de la solidité de toutes ces ré=
flexions, et je souhaitte de tout mon cœur de les avoir toujours présen=
tes devant les yeux, afinqu’elles m’engagent à fuir avec soin tout ce qui
pourroit me porter à des habitudes condannables, et me faire rechercher
avec empressement la Société des honnêtes gens, ou je pourrai en aquerir
de bonnes.

Monsieur le Comte et Messieurs.

Il me semble qu’un des moiens propres à concilier à la vraie piété et àDiscours de Mr le Professeur D'Apples, Tableau de l'impie, de l'homme religieux et de l'hypocrite mis en parallelle.
la solide Vertu, l’estime, le respect, l’amour et l’attachement des Hommes, c’est
d’en présenter quelquefois les caractères opposés, soit ceux qui se parent de
son apparence, et qui se cachent sous son nom, soit ceux qui s’en éloi=
gnent directement, et dont le contraste saute aux yeux. Je veux parler
des caractères de l’hypocrisie et de l’impiété proprement dite et démasquée.
Une description de la Vertu par des traits délicats, par une suite de pen=
sées ingénieuses, subtiles, mais cependant solides, une telle descriptions plai=
ra à l’esprit de ceux qui sont exercés au raisonnement, qui aperçoivent
la liaison des idées, leur influence les unes sur les autres, leur accord ou
leur opposition, d’où naissent les preuves affirmatives ou négatives, pendant
qu’elles ne fera que peu ou point d’impression sur l’esprit de ceux qui ne
sont pas capables de sentir la force des raisonnemens, ni de pénétrer dans la
finesse des traits qui forment ce portrait. Mais placez une description la plus
/p. 219/ simple de la Vertu à côté d’une pareille du vice, vous semblez créer une
nouvelle lumière, dessiller les yeux des plus simples et leur donner une facul=
té de discernement dont ils ne se croioient pas capables, semblables à ceux
à qui on présente séparément un bon et un mauvais portrait et qui n’y
savent distinguer ni les attributs du beau, ni les défauts du laid: mais qui
en les considérant placés côte à côte aperçoivent incessament une cer=
taine différence qui les met en état de préférer l’un à l’autre, le laid re=
haussant l’éclat du beau, et celui-ci montrant au doigt ce qui se trouve
de trop ou ce qui manque au laid. Mettre en parallelle la Vertu avec le
Vice, c’est en user comme celui qui place une figure grotesque ou tout sent
le ridicule et va contre la nature, à côté d’une figure régulière, afinque
la justesse des proportions et la sage disposition et l’arrangement des parties
paroissent mieux et plus facilement à un chacun: De même ce qui est
de l’ordre et qui suit une règle juste, bonne, utile, et d’où résulte une
belle harmonie dans tous les individus qui l’observent paroitra preferable
à ce qui est dans le desordre, à ce qui est l’effet de l’aveuglement, du ca=
price et de l’injustice. Enfin par cette méthode on ne satisfait pas seu=
lement l’Esprit, mais on intéresse le cœur par les mouvemens opposés
qui s’y élèvent et qui résultent de la nature même des sujets; par là
on fait tomber le préjugé de ceux qui disent à l’ouïe d’une description
de la Vertu, c’est un Panégyrique dont les idées sont outrées, c’est un
portrait d’imagination: mais dans ce parallelle, c’est la nature seule des
choses qui parle, c’est de l’opposition qui s’y rencontre que nait la lumi=
ère, les sensations se joignent aux simples idées, le cœur à l’entendement,
et on ne sauroit raisonnablement se défier d’une connoissance qui est
produite par ce moien, du jugement qui en est la suite, et de l’aqui=
escement qui en résulte.

Je vais donner quelques traits qui serviront à caractériser du
moins en partie, l’Impie, en prenant le terme d’impiété dans le sens
le plus général.

I. L’Impie n’a point de principe, ou s’il en a, il n’y fait aucune
attention; il ne connoit point de régle; ou ne s’assujettit à aucune; le
bon, l’honnête n’ont aucun appas qui l’attire, comme le mal et le
deshonnête n’ont aucun frein pour l’arrêter; les choses les plus honteu=
ses ne lui coutent rien ni à dire, ni à faire; l’occasion et la passion
sont les seuls mobiles qui le déterminent dans ses actions, et on con=
çoit qu’elles varient autant que les causes, qui elles mêmes ne peuvent
avoir rien de fixe, les circonstances et les objets étant susceptibles d’une
variété immense, quant à leur dernière fin, elle se borne à la satis=
faction présente.

/p. 220/ L’Homme vertueux ou attaché solidement à la Piété est fixe et uni=
forme, parce qu’il cherche à établir sur des principes évidens et bien fon=
dés, soit les perceptions et idées de son entendement, soit les sentimens et
mouvemens de son cœur, soit les déterminations de sa volonté. Voit-il
la règle, il la suit? S’en est-il écarté, il s’en raproche? Est-il en doute,
il suspend ses actes, et il veut toujours que le choix et la détermination
soient le fruit de la lumière et de la persuasion? Il sent qu’un Etre tel
que l’Homme doit avoir des vues qui portent au delà du tems présent,
qu’il a une destination qui n’est pas remplie dans ce monde, et selon
laquelle il doit se diriger, et à laquelle il doit tendre comme à sa der=
nière fin.

L’Hypocrite est un mauvais singe de l’Homme vertueux; tous ses
soins se bornent à l’extérieur, il cherche une belle apparence; il veut pa=
roitre au dehors ce qu’il n’est point au dedans; en lui se vérifie la com=
paraison emploiée par le Seigneur à l’égard des Pharisiens, semblables
à des sepulchres blanchis, qui au dehors paroissent beaux, mais qui auMatthieu XXIII. 27. 28.
dedans sont pleins d’ossemens de morts et de pourriture; ainsi au dehors
il paroit juste aux yeux des hommes, mais au dedans il est plein d’hy=
pocrisie et d’iniquité. Il se couvre du manteau de la Vertu et se pare
de ce beau nom, en tout ce qui s’accommode à ses desseins, et qui ne con=
tredit pas ses passions; cherchant par là non la réalité de la Vertu, mais
seulement son apparence, afin de s’insinuer plus adroitement et d’en im=
poser avec plus de facilité. Ce n’est assurément point par principe de
Vertu qu’il en agit ainsi, ni par estime, ou par gout pour elle, c’est plu=
tot l’effet d’une certaine gène à laquelle il veut bien s’assujettir pour arri=
ver à ses fins. C’est un vrai Protée qui ne paroit jamais le même; vous
ne sauriez vous promettre de la reconnoitre demain aux traits qui ont
formé aujourdhui son caractère, il change de sentiment, de disposition,
de langage et de manière d’agir autant qu’il convient à ses differens plans.
Il parle beaucoup de règle, de devoir, de juste, d’injuste, des principes des ac=
tions, de leur dernière fin, mais il n’en vante que les noms, il s’en tient là
et ne veut rien de plus.

Quoique ce prémier parallelle de l’Impie, de l’Homme vertueux, et
de l’Hypocrite ne roule que sur des idées générales, il me semble qu’il don=
ne déja lieu à sentir une différence de l’un à l’autre, d’où suivra un
jugement de comparaison et de préférence; mais je m’arrête, laissant à
chacun le droit de juger, et je vais ouvrir une autre source dans ce
parallelle.

II. L’Impie n’a pas d’idée formelle de l’Etre suprème, il ne connoit
ni Sa Puissance, ni sa Sagesse, ni sa Sainteté, ni sa Justice, ni sa Bonté.
/p. 221/ Est-il donc Athée? Ne croit-il pas l’existence de Dieu? Je hazarderai
ici mon sentiment, que je soumets volontiers aux vôtres, Messieurs. Je
ne puis me persuader qu’il y ait eu, ou qu’il y ait des Athées proprement
dits; il n’y en a sans doute que trop de pratique, mais pour des Athées
à Systhème, c. à d. qui en conséquence de raisons suffisamment fortes
et solides donnent leur assentiment à cette conclusion, il n’y a point de
Dieu, et la reçoivent comme une vérité dont ils sont persuadés, j’ai pei=
ne à croire qu’il s’en trouve. Ma raison est celle-ci, c’est qu’il fau=
droit que l’Entendement fût formé de façon, qu’il eût autant d’apti=
tude à aquiescer à la fausseté qu’à la vérité, ou que la vérité ne
fût pas unique, et que le vrai ne fût pas caractérisé diversement
que le faux, deux inconvéniens qui enléveroient toute certitude. D’ou
il résulteroit de grands désordres: ce qui retomberoit sur le sage
Autheur de l’Homme. Mais l’Impie reste dans une ignorance volon=
taire, bien loin de chercher à perfectionner quelques raïons de lumiè=
re, il travaille à les étouffer, il s’étourdit à un point de ne faire au=
cune attention à la lumière qui brille à ses yeux; son cœur séduit
par les passions le fait parler selon ses désirs; l’Insensé dit en son
cœur, il n’y a point de Dieu: il s’étourdit, il se soulève contre des idées
qui iroient à le troubler; il ne réfléchit jamais sur le grand systhè=
me de l’Univers; il s’isole de telle manière qu’il ne veut rien au des=
sus de lui, rien de qui il dépende, rien à qui il veuille rendre comp=
te: dès là il est facile de comprendre qu’il ne s’aquitte ni par senti=
mens intérieurs, ni par actes extérieurs de ces devoirs qui sont rélatifs
à l’Etre suprème, Adoration, Respect, Honneur, Amour, Reconnoissance,
Crainte de Dieu sont pour lui des vains noms, dont il secoüe les idé=
es, et les effets, se félicitant, O étrange aveuglement! d’être affran=
chi d’une dure servitude. Et si je le suis dans les revers, dans les
douleurs et les afflictions les plus amères, je vois que son partage
est le murmure, le desespoir: au milieu d’un trouble affreux il lui
semble que sa seule ressource est la mort, il l’appelle, et si elle s’avan=
ce, il en est au double épouvanté, elle est pour lui le Roi des épouvan=
temens, Qui le croiroit? Il en vient jusqu’à desirer la destruction de
son Etre par un anéantissement total, néant que toutes les Créatures
redoutent, et auquel elles répugnent infiniment; ressource qui lui est
autant inutile que les précédentes: Vain desir, puisqu’il voit devant
ses yeux un avenir infaillible ou il paroitra pour son compte.

L’Homme de bien prend pour principe et fondement de ce qu’il
pense, de ce qu’il sent, de ce qu’il fait, et de ce qu’il espère cette gran=
de vérité, Il y a une prémière Cause de laquelle je tire mon Etre,
/p. 222/ sous la direction de qui je vis, et qui sera Arbitre de mon sort. Ceci
n’est point la suite d’une stupide ignorance, d’un entêtement opiniatre
produit d’ordinaire par la naissance et par l’éducation, qui n’est pas
accompagné d’examen et de réflexion; ce n’est pas non plus la suite
d’un enthousiasme aveugle, mais l’effet d’une pleine persuasion, qui
est produite par des raisons claires et solides, pesées exactement et
sans aucune prévention pour ou contre; aquiesçant uniquement à
l’évidence du vrai, il trouve chaque jour par une attention réfléchie
et par l’expérience de quoi étendre, fortifier et perfectionner sa persua=
sion et ses idées, et il cherche à les rendre actives en méditant sur les
grands Attributs de l’Etre infini et parfait, il le trouve digne de rece=
voir Honneur, Gloire, Empire et Magnificence. Sa Bonté, sa Puissance,
sa Sagesse et sa Sainteté lui ouvrent une féconde source de Devoirs
et des motifs universels à les remplir. Il aime cet Etre infiniment ai=
mable, il se soumet aux voies de sa Sagesse, il sert par sentimens
intérieurs et par actes extérieurs ce Dieu qu’il reconnoit souveraine=
ment Grand et Adorable: quoiqu’il ne fasse pas consister l’essence
de la Religion dans les exercices extérieurs et dans les cérémonies il
n’en néglige néammoins pas la pratique, il y trouve des aides à la
piété, des aiguillons au zèle, et un engagement solennel à perfection=
ner la sainteté: ses notions étant épurées, son culte est conforme à la
nature de Dieu, éloigné de toute Superstition: s’il vit dans l’épreuve
il sait que toutes choses concourent à l’avantage de celui qui aime Dieu.Rom. VIII. 28.
Il connoit que l’affliction legère de cette vie qui ne fait que passer ne18.
doit pas être mise en comparaison avec une gloire d’un prix excellent. Il
Collos. III. 3.sait que sa vie est cachée avec Christ en Dieu, et que quand Christ qui
est sa vie paroitra, il paroitra aussi dans la gloire. Telles sont les sour=
ces de ses consolations, tels sont les fondemens de ses espérances.

L’Hypocrite, dont le grand plaisir est de revêtir l’apparence sans
réalité, se contente de notions vagues et de connoissances incertaines,
mélées d’obscurité, il se plait dans le doute et ne cherche pas à se con=
vaincre, parcequ’il veut rester maitre de ses décisions; il lui suffit de
paroitre croire ce que les autres croient, mais sa croiance ne passe pas
au delà de ce qu’on appelle opinion: il ne veut pas plus de lumière
sur ses devoirs, sa Religion se borne au dehors, il donne facilement et
dans l’ostentation et dans la Superstition. Est-il question de se mon=
trer religieux? Par des gestes, par des paroles, par un air composé
de dévotion, et par tout ce que la Religion peut avoir d’imposant, il
ne reste pas en arrière, il passera même le commun; mais n’y cherchez
pas le cœur: car on peut dire de lui, il s’approche de Dieu en paroles, etMatth. XV. 8.
/p. 223/ il l’honore de ses lèvres, mais son cœur est bien éloigné de lui. Il s’a=
quittera de quelques devoirs qui ne heurtent pas les passions favorites, mais
Matth. XXIII. 24.n’attendez pas qu’il attaque les idoles du cœur, il coule le moucheron et a=
vale le chameau, il observe quelques devoirs faciles, mais il laisse de côté
les devoirs importans. Il paie la dixme de la menthe, de la rue et de toute
sorte d’herbes, et il néglige la Justice et l’amour de Dieu, quoique ce fûtLuc XI. 42.
là des choses qu’il falloit pratiquer, sans négliger les autres. S’il s’en est
imposé pendant un tems par cette fausse lueur et ombre de vertu, enfin
le masque tombe, il se voit à découvert, la confusion et les remords lui
restent en partage.

Je finirai par ce trait. La volonté de l’Impie est sa seule régle,
son bien propre le Droit et l’Equité, le besoin sa raison déterminante. Il
ne sait ce que c’est qu’être fléchi et pardonner, lorsqu’il a la force de se
venger, et lui de son côté ne se porta jamais à reparer aucun tort, sans
bonne foi, injuste, ennemi de tout le genre humain, parcequ’il s’aime uni=
quement; si endurci qu’il ne ressentit jamais aucun mouvement de com=
passion, rapportant tout à lui même il est incapable de générosité, de bien=
veuillance et de charité; ses yeux avides lui font desirer tout ce que les
autres possèdent, et ses mains injustes satisfont à ses desirs. S’il vit en So=
ciété c’est pour la troubler, il ne reconnoit, ni ne veut se soumettre à au=
cune des règles qui naissent des rélations et des liaisons que les Hommes
soutiennent entr’eux. Pour tout dire en un mot, il ne vit que pour lui,
il ne fait attention qu’à lui même, et il ne croit rien devoir à personne,
il est précisément dépeint dans la personne de ce Juge inique dont par=
le Jesus. Il y avoit un Juge qui ne craignoit point Dieu, et qui ne seLuc XVIII.
soucioit point des Hommes: une Veuve lui demanda souvent justice de sa
partie, il refusa pendant longtems de la faire. Mais enfin il dit en lui
même, quoique je ne craigne point Dieu, et que je ne me soucie point
des hommes, néammoins parcequ’elle m’importune je lui rendrai justice,
afinqu’elle ne vienne pas incesssament me rompre la tête.

L’Homme vertueux voit autour de lui des Etres qui ont une même
nature que la sienne, qu’il sait aussi avoir la même origine, comme la
même destination; il en conclud, nous sommes donc tous égaux quant à
l’essentiel, et de cette égalité il en voit naitre nombre de Devoirs. Personne n’a
droit de s’élever au dessus des autres pour leur dommage et contre leur gré,
ni de les mépriser; il reconnoit la vérité et la justice de cette maxime,
Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’il vous fasse, et
n’exigez quoique ce soit que vous ne soiez prêts à en faire de même.
Nous sommes tous de la même nature, il en conclud, je dois donc aimer
les autres comme moi même, m’intéresser à leur avantage, le procurer si
/p. 224/ je puis, compatir à leurs maux, travailler à les soulager et à les en deli=
vrer. Comme je prétends que ce que je possède soit à moi, je dois penser
de même à l’égard des autres, être disposé à rendre à chacun ce qui lui
appartient, ne faire tort à personne, être prêt à le reparer s’il lui en est
arrivé. Nous sommes tous égaux, cependant s’il est arrivé quelque dis=
tinction parmi les hommes, je ne dois m’en prévaloir que pour répondre
à la fin pour laquelle elle a été établie; si je possède plus de biens que
les autres, je dois me répandre en œuvres de bénéficence; si je suis élevé à
des Grades éminens, si je suis Prince, je dois me servir de mon élévation et
de mon autorité pour le bien et la sureté de mes Sujets, pour les protéger
contre l’injustice d’un chacun; il conclud de cette égalité qu’il doit se rendre
un Membre commode et utile à la Société. Il voit en tout cela son
bonheur présent, mais il remonte plus haut, il voit que c’est la volonté
et le dessein de l’Etre suprème, comme aussi la seule voie de se procurer
la félicité céleste.

L’Hypocrite n’oublie pas ici son jeu ordinaire, il travaille encor avec
plus de soin de se masquer, afin d’en imposer plus surement; il est fort bien
décrit dans ce vers Ore aliud, tacitoque aliud sub pectore volvit.

Il fait des protestations qu’il vous aime, pendant qu’il nourrit des senti=
mens de haine; il assure qu’il desire votre avantage, qu’il voudroit le
procurer, mais il manifeste ces sentimens lorsqu’il n’y a point d’occasion
de les réaliser. Cicéron disoit dans une de ses Lettres ad Familiares «Non
Lib. IX. Epis. 16.facile dijudicatur amor verus et fictus, nisi aliquod incidat ejusmodi tem=
pus, ut quasi aurum igne, sic benevolentia periculo aliquo perspici possit
Il vante le désintéressement, quoique sous main et par des voies détournées
il augmente ses rentes. Il voit avec joie votre prospérité, dit-il, quoiqu’une
noire jalousie le rende blême et défait; ce qu’il paroit desirer, il ne le sou=
haitte pas dans le fond, il voudroit tout l’opposé. Voici comme Martial
peint ce caractère,
 

Ars est captandi, quod nolis velle videri:Lib. XI. Epigram. 56.
Ne facias optat, quod rogat ut facias.

A l’entendre il semble que rien n’est plus beau que le Droit et l’Equité, mais
sourdement il en viole les règles. La bénéficence, la charité sont dans sa
bouche des vertus si grandes qu’elles donnent à l’homme une certaine res=
semblance avec la Divinité, cependant il s’en dispense sous les plus spécieux
prétextes, et se contente de dire, Allez en paix, chauffez vous, et vous ras=
sasiez, sans donner ce qui est nécessaire; c’est ainsi qu’en parle St Jaques.Jaques II. 16.

Sur ce tableau de l’Impie, de l’Homme vertueux, et de l’Hypocrite,
qu’on pourroit étendre et diversifier, je laisse à chacun le soin de porter
son jugement, et de décider lequel des trois caractères vaut le mieux.

Je me borne à ces deux conclusions. 1. Le caractère de l’Hypocrite
/p. 225/ est plus odieux que celui de l’Impie par cet endroit, celui-ci procède d’un dé=
sordre dans l’Entendement, d’une profonde ignorance, d’un trouble et d’une vé=
hémente agitation des passions; celui-là procède de principes, d’un dessein
prémédité, d’une volonté réfléchie et malicieuse; il voit mais il se conduit
comme sil étoit aveugle, il connoit le meilleur, mais il ne le choisit pas;
il est dans le cas de celui dont parle St Jaques, Celui là péche qui connoissantIV. 17.
le bien qu’il doit faire, ne le fait pas. On peut appliquer à ce caractère ces
paroles que nous lisons dans l’Apocalypse ; Puisque vous êtes tiéde, et queApocal. III. 16.
vous n’étes ni froid, ni bouillant, je vous vomirai. Il est plus odieux, parce
que l’hypocrisie se couvrant du manteau de la Vertu, elle peut faire plus de
ravage, et s’insinuer dans les cœurs, sans qu’on s’en défie, comme un poison
qu’on donne sous l’appas d’un mélange agréable: plus odieux enfin par les
coups dangéreux, imprévus et inévitables qu’un hypocrite peut porter. C’est
un loup revétu d’une peau de brebis, c’est un ennemi qui prend les allures
d’un ami, c’est un impie même sous le masque et les apparences d’un hom=
me religieux: Il cherche non seulement à tromper les Hommes, mais, o il=
lusion étrange! il se joue de Dieu, il s’imagine de lui en imposer, quoiqu’as=
surément on ne se moque pas impunément de Dieu.

De là je tire ma 2e Conclusion, Il y a une grande prudence à se pré=
cautionner contre les artifices de l’hypocrite et ses mauvais desseins, afin=
qu’il ne porte pas utilement ses coups sur nous, ou que par une fausse
apparence l’hypocrisie ne nous séduise, et n’entraine nos cœurs; cest le
prudent conseil du Seigneur, Donnez vous garde du levain des Pharisiens,
Matth. XVI .6. ce que je ne fais pas difficulté d’entendre de leur conduite pleine
d’hypocrisie et d’ostentation et de leur doctrine erronée.

L’Impiété est le plus haut degré d’aveuglement, c’est la plus insigne
folie; l’hypocrisie est un vice systhématique, d’étude et de raisonnements
à la vérité très faux, c’est la preuve de la dépravation et de la corrupti=
on la plus grande. La Piété est le solide usage de la Raison, craindre
Dieu est le plus haut point de la Sagesse; celui qui en suit les régles s’é=
tudie à avoir toujours une Conscience sans reproche devant Dieu et
devant les Hommes. Actes des Apot. XXIV.16.

Voici les réflexions de Monsieur le Boursier Seigneux sur ce Discours.Sentiment de Mr le Boursier Seigneux.
Par rapport à la méthode de traitter la Morale que Monsieur D’Apples a
condannée, et à celle qu’il a voulu y substituer, je dirai, que je crois qu’on
ne peut pas s’écarter de celle qui pose des principes, qui en tire des consé=
quences, seulement faut-il prendre garde que ces conséquences soient justes
et éviter les extrèmes et d’outrer les choses, c’est ce que n’a pas fait par tout
Monsieur De La Placette. Comme il ne suffit pas d’instruire, mais qu’il
faut encor faire gouter la vertu, il faut de plus et c’est la 2e méthode, 
/p. 226/ faire la peinture de la Vertu et du vice; cette seconde méthode est aussi
excellente que la prémière, mais elle doit être emploiée dans des occasions
différentes. Si la peinture est bonne, elle produira toujours son effet. Voilà
pourquoi les Ouvrages de caractère ont plu, et en particulier les ouvrages
de Mr De Fenelon, parce qu’il y dépeint avec des couleurs extrémement vi=
ves la Vertu et le vice. Voila pourquoi la Tragédie a aussi eu tant de
Partisans. Voila pourquoi tout ce qui touche les sentimens du cœur nous
est cher. Si à cette peinture on joint un parallelle cela entraine. C’est
ainsi que dans les affaires de calcul, quand on balance le profit et la per=
te on ne sauroit tourner le dos à ses intérêts. Il en est de même dans
le parallelle des Vertus et des vices.

Le caractère d’impie est fort étendu; il y en a qui manquent de lu=
mières, d’autres qui ont des lumières, mais qui n’ont jamais résisté à des
passions qui les entrainent, et qui sont opposés à leurs lumières. En général
le terme d’impie marque celui qui manque de respect pour Dieu et pour
les choses saintes. Ce caractère peut venir d’ignorance, de manque d’éducation,
de la violence des passions et du tempérament; l’impie n’a pas de justes idées
des choses qu’il méprise.

L’hypocrite, ce caractère n’a pas de justes idées des choses; car s’il en a=
voit de telles, il devroit avoir un remords éternel et une honte continuelle
puisqu’il va directement contre ses idées: s’il étoit convaincu que rien n’écha=
pe à la connoissance de Dieu, qu’il voit ce qui se passe dans le fond du
cœur, que l’approbation de Dieu est infiniment préférable à celle des Hom=
mes, que les sentimens qu’il cache aux hommes seront un jour manifestés
aux yeux de tout l’Univers, et que sa conduite trompeuse sera recompensée
par des tourmens sans fin, que cette estime des hommes qu’il a recherché dans
cette vie lui sera enlevée, parcequ’ils connoitront qu’il ne la mérite pas, si
dis-je, l’hypocrite connoissoit ces vérités et qu’il en fût bien convaincu, s’il
avoit de justes idées de toutes ces chose, il est impossible qu’il n’eut honte
de ses déguisemens & quil ne prit une conduite plus sainte et plus régulière.
L’hypocrisie vient donc de l’idée fausse des choses, et de l’espérance que les
Hommes se tromperont sur notre sujet, et qu’ils croiront que nous possédons
les vertus que nous avons soin de faire paroitre au dehors; l’hypocrite aussi
ne met ses espérances que dans cette vie.

Le Vertueux n’est pas seulement celui qui tire ses lumières de sa
Raison seule, mais aussi de la source pure de la Révélation, qui assortit
parfaitement sa conduite et ses actions avec les idées de son esprit. Aussi
voions nous que ses espérances sont solides, et qu’il s’y repose fermement.
Il a cet avantage par dessus ceux qui ne tirent leurs lumières que de la
Raison, c’est que ceux-ci n’ont pas une persuasion ferme d’une recompense
/p. 227/ après cette vie, au lieu que ceux qui sont éclairés par la Révélation en
sont pleinement convaincus. Dans tout son Discours Monsieur D’Apples nous
a fait comprendre combien il est avantageux de perfectionner ses connois=
sances:

Monsieur DuLignon a approuvé la méthode de Monsieur D’ApplesSentiment de Mr DuLignon.
Il est sur, a-t-il dit, que nous sommes plus frapés des caractères que des
Discours allongés. Ce qui a fait encor que les caractères ont eu des admira=
teurs, c’est que chacun sent ce qu’ils présentent, et qu’il peut juger facile=
ment s’il mérite l’approbation ou s’il ne la mérite pas, au lieu qu’il est
difficile de sentir la solidité des principes qu’on pose et la justesse des con=
séquences qu’on en tire.

Monsieur le Lieutenant Ballival DeBochat n’a rien voulu ajouter.Mr DeBochat Lieutenant Ballival.

Sentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.La méthode des caractères a toujours frapé, a dit Monsieur l’Asses=
seur Seigneux. Les Vertueux, les Impies et les Hypocrites même dans le
silence des passions ont toujours regardé la Vertu comme une chose aimable
et estimable, et ils ont toujours donné leur approbation à la peinture qu’on
leur en a fait. Voila pour la théorie.

Pour engager à la pratique, je crois qu’il faut montrer l’avantage qu’on
peut tirer des choses à la pratique desquelles on veut porter.

L’Impie est celui qui manque de respect pour Dieu: cependant quoiqu’il
y en ait eu qui ont osé nier l’existence d’une Divinité comme Spinoza,
ils n’ont pas laissé de respecter, dans leur conduite, la Vertu; ce qui fait
voir combien la Vertu est estimable, puisqu’elle s’attire le respect de ceux là
même qui vivent sans principes, des impies en un mot.

Je trouve que la méthode que Monsieur le Professeur a suivie de faireSentiment de Mr le Baron DeCaussade
un parallelle de l’impie, du Vertueux et de l’hypocrite ressemble à celle des
Lacédémoniens qui faisoient ennyvrer leurs esclaves afin de donner à leurs
enfans de l’horreur pour l’yvrognerie.

L’impie ne raisonne pas, il vit du jour à la journée, et il ne garde de me=
sure que pour ne pas s’attirer à dos les gens de bien. L’hypocrite a des
principes plus fixes, il ne cherche qu’à tromper: Semblable à ce voleur dont
parle Horace qui prioit une Déesse de faire qu’il passât pour un honnête
homme, Da Laverna justum, sanctumque videri. Le Vertueux qui a des
principes fixes et qui les suit, a des avantages infinis dans ce monde, et à
tout à espérer dans l’autre. Je ne doute pas que chacun ne se détermine à
l’imiter. Ce sont là les réflexions de Monsieur le Baron DeCaussade.

Sentiment de Mr le Conseiller DeSt GermainJe crois, a dit Monsieur le Conseiller DeSt Germain, que la méthode
que Monsieur D’Apples a suivie est utile sur tout à ceux qui élèvent de
jeunes Gens. Sans vouloir trop ouvrir les yeux à ces jeunes Gens sur la
conduite du Prochain, cependant il est bon de leur proposer des exemples.

/p. 228/ Monsieur le Professeur Polier trouve bonne la méthode de faireSentiment de Mr le Professeur Polier.
des portraits de la Vertu et du Vice. Les méthodes d’insinuer la Vertu qui
sont plus communes, telles p. e. que les Sermons sont moins utiles. Il est
vrai, qu’on y fait aussi des portraits, mais comme il sont pour l’ordinaire
outrés, on ne se les applique point si c’est un portrait du vice, et au contrai=
re chacun croit en être l’original, ou en tout, ou en partie, si c’est un por=
trait de la Vertu. Ce même inconvénient aura aussi lieu dans les portraits
et les caractères détachés, s’ils sont généraux, et s’ils ne sont pas extreme=
ment détaillés.

Que faut-il donc faire pour inspirer la Vertu aux jeunes Gens? Il
faut avoir toujours à ses côtés un sage Mentor, qui nous fasse connoitre
à chaque moment à quoi nous manquons: Les jeunes Gens ont des
Mentors, les Personnes agées peuvent avoir des Amis à qui ils ouvrent
leur cœur & qui leur parlent aussi à cœur ouvert; on a des Epouses, des
Parens, enfin des Livres qui nous instruiront des routes que nous aurons
à suivre.

Il doute que la Méthode dont Monsieur D’Apples nous a donné un
échantillon produise un plein effet, si elle n’est accompagnée d’autre cho=
se, parcequ’il n’y a ni impie, ni hypocrite à Systhème, et que les Hommes
ne se conduisent pas constamment par principe. Je distingue le principe
d’avec le Systhème. Le Systhème est un plan suivi, qui embrasse toutes
les actions de la vie, au lieu qu’un principe n’a pour objet que quelques
actions particulières. Ainsi l’impie a pour principe de satisfaire ses pas=
sions, l’hypocrite veut accommoder Dieu et le Monde et ne pouvant pas
tout donner à Dieu, il veut cependant lui donner quelque chose. Le
Vertueux a pour principe de plaire à Dieu, mais il tombe pourtant
quelquefois dans des écarts.

De toutes ces réflexions, je conclus qu’on ne sauroit mieux faire
pour embrasser le parti de la Vertu que d’avoir un Mentor.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LII. Tableau de l'impie, de l'homme religieux et de l'hypocrite », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 09 mai 1744, vol. 2, p. 217-228, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/549/, version du 24.06.2013.
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