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Société du comte de la Lippe, « Assemblée LI. Lecture d'un extrait du "Spectateur" sur les effets de la coutume à l'égard de la vertu et du vice  », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 02 mai 1744, vol. 2, p. 210-216

LI Assemblée

Du 2e May 1744. Présens Messieurs De Bochat
Lieutenant Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Professeur,
D'Apples Professeur, Seigneux Assesseur, Baron DeCaussade, DuLignon.

Messieurs, Pour faire la recapitulation de ce queDiscours de Monsieur le Comte.
vous avez traité dans votre dernière Assemblée, je commencerai par
/p. 211/ un court extrait du Discours du Spectateur que vous avez exa=
miné.

Il traite de la bonne Humeur considérée comme une Vertu
morale: il la distingue de la joie, en ce que la joie n'est qu'un acte
et la bonne Humeur une habitude de l'Esprit.

Il considère la bonne Humeur sous trois différentes vues, par
rapport à nous mêmes, par raport aux autres et par raport à Dieu.

Par raport à nous mêmes la bonne Humeur nous rend tran=
quilles, et nous met en état de faire continuellement un bon usage
des Facultés de notre Ame. Par raport aux autres Hommes elle
nous attire leur amitié & leur bienveuillance. Par raport à Dieu
c'est un aquiescement à l'état ou il nous a mis, et une reconnoissan=
ce habituelle envers lui.

Deux choses peuvent nous priver de cette bonne Humeur; les
remords de la Conscience, et le sentiment de nos péchés; et l'Athéisme,
D'ou l'Auteur conclud que pour aquerir la bonne Humeur, il faut
vivre en honnête homme, et selon les lumières de sa Conscience et
croire en Dieu.

Vous m'avez dit, Monsieur le Boursier, que quoique la bonnea Mr le Boursier Seigneux.
Humeur dépende beaucoup du tempérament, la réflexion peut cepen=
dant beaucoup contribuer à nous la procurer. Qu'il faut de plus se
rendre maitre de ses passions, se faire des idées nettes de la valeur
des choses et les desirer avec modération.

Vous avez ajouté, Monsieur le Professeur Polier, à ce que l'Auteura Mr le Professeur Polier
conseille pour aquerir la bonne Humeur, qu'il faut se bien convain=
cre qu'il y a une Providence, qui conduit cet Univers avec une gran=
de Sagesse, et qui a pour but le bonheur du Genre humain; cette idée
empéchera que nous ne soions agités, ni troublés par aucun événe=
ment.

Vous m'avez fait remarquer, Monsieur De Saint Germain, quea Mr le Conseiller De St Germain.
la bonne Humeur règne plus chez les personnes d'une fortune médi=
ocre que chez les personnes d'un plus haut rang; parce qu'elles ont
moins de dssirs

a Mr DeCheseaux le fils.Monsieur DeCheseaux m'a dit que la Religion est très compa=
tible avec la bonne Humeur. J'ajouterai que c'est elle seule qui
peut nous procurer la bonne Humeur, dans la prosperité, en nous
faisant comprendre que les biens dont nous jouissons sont des pre=
sens d'un bon & tendre Pere; et dans l'adversité, en nous assurant
que nous en serons delivrés sitôt que cela nous sera avantageux,
et de plus que nous serons amplement dédommagés.

/p. 212/ Quoiqu'il soit difficile d'être de bonne Humeur dans les mauxa Mr l'Assesseur Seigneux.
vous m'avez fait comprendre, Monsieur l'Assesseur, qu'on peut cependant
y parvenir par l'exercice et par la réflexion, et que l'habitude rend
tout facile.

a Mr le Bourguemaistre Seigneux.Vous m'avez dit, Monsieur le Bourguemaistre, qu'il est très im=
portant de se procurer une vertu qui nous met en état de remplir
nos devoirs d'une manière agréable aux personnes avec qui nous vi=
vons, et qui nous attire l'approbation de Dieu.

La bonne Humeur, m'avez vous dit Monsieur D'Apples, nousa Mr le Professeur D'Apples.
procure une satisfaction des plus grandes, puisque soit qu'on l'envi=
sage comme une reconnoissance envers Dieu, c'est une satisfaction
que d'être reconnoissant; soit qu'on l'envisage à l'égard du Prochain,
elle le rend content de nous, et elle nous procure son amitié, ce qui
est aussi une grande satisfaction. Vous avez ajouté qu'elle est un
fruit d'une bonne éducation. Je sens parfaitement combien sont
heureux ceux à qui la Providence accorde l'avantage d'être ainsi
élevés.

Vous m'avez bien convaincu, Monsieur le Lieutenant Ballival,a Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
que les Grands sont particuliérement obligés à être toujours de
bonne Humeur pour s'attirer l'affection de leurs Sujets, et pour les
à les servir fidélement. Qu'ils y sont encore obligés pour être tou=
jours en état de juger des choses sur lesquelles ils sont obligés de
décider, ce qu'ils ne sauroient faire d'une manière juste, s'ils s'aban=
donnent à leurs passions, à des emportemens, ou au chagrin.

On a encor fait une lecture aujourd'hui, c'est le LXXII DiscoursLXXII Discours du T. IV du Spectateur, Des effets de la Coutume sur tout à l'egard de la Vertu et du Vice.
du Tome IV du Spectateur qui traite des effets de la Coutume sur tout
à l'égard de la Vertu et du Vice. Je n'en ferai pas d'extrait par les mê=
mes raisons que je n'ai pas fait l'extrait de celui qu'on a lu il y a
huit jours.

On ne peut, a dit Monsieur le Lieutenant Ballival DeBochat,Sentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
s'empécher d'admirer les qualités dont Dieu a doué l'Ame des hommes,
la diversité de ces qualités n'est pas moins admirable, puisque c'est cette
diversité qui fait que quelques besoins que les Hommes aient ils y
trouvent une ressource et un remède dans les divers Talens dont les
Hommes sont pourvus: par là tous les Arts & toutes les Sciences sont
cultivées avec succès. Mais il arrive souvent que les Hommes igno=
rent le Talent qu'ils ont receu en partage; il arrive souvent aussi
que par une suite de diverses circonstances et de la constitution
de la Société, ils ne peuvent point suivre leur gout particulier, qu'ils
sont obligés de s'attacher à des choses pour lesquelles non seulement
/p. 213/ ils n'ont point de gout, mais même pour lesquelles ils ont de la
repugnance et de l'aversion, cela devroit naturellement faire crain=
dre qu'ils ne s'en aquitassent mal; mais les craintes à cet égard
doivent cesser, la Providence y a pourvu, elle a disposé les Hommes
de telle façon que la coutume rend aisé et facile ce à quoi on s'ap=
plique, elle fait qu'on y prend gout, quelque répugnance qu'on y
eut dabord; sans cet effet de la coutume les Hommes seroient la plu=
part très malheureux; puisque leur genre de vie pour l'ordinaire n'est
pas un effet de leur choix, et que diverses circonstances les obligent à
renoncer à leur gout & à ce pourquoi ils ont le plus d'inclination.

La bonté du Créateur envers les Hommes brille de manière ad=
mirable dans cette variété de Talens, de Gouts & d'Inclinations qu'elle
leur a distribué, elle ne brille pas moins dans cette disposition qu'elle a
mis en eux par laquelle ils peuvent s'appliquer à des choses pour les=
quelles ils ne paroissoient dabord avoir du talent; et cependant reus=
sir dans leurs entreprises par un heureux effet de la coutume, de l'é=
tude et de l'aplication, qui est un moien sur de reformer les organes
et de perfectionner l'esprit, par là il pénètre dans des matiéres sur les=
quelles il ne se lasse point de réfléchir, et nous voions tous les jours
des personnes qui nous avoient paru stupides, arriver par leur travail
au plus haut degré des Sciences. Il en est de même du corps, il aquiert
par le travail continu, par la coutume, une force et une agilité
qu'il n'avoit point au commencement. C'est cette heureuse disposition
et cet admirable effet de la coutume qui supplée à ce que des circonstan=
ces facheuses auxquelles la Société expose auroit pu causer d'incon=
venient à cette même Société.

Quand on est convaincu de ces vérités, savoir que la coutume
rend tout aisé, il ne faut se laisser aller qu'à des habitudes raisonna=
bles, parce que la coutume n'éteint pas la Conscience et la Raison, et
que si l'on prenoit des habitudes vicieuses, l'on ne pourroit pas se met=
tre à couvert des reproches de sa Conscience, et des justes remords que
l'on auroit à se faire d'avoir négligé les occasions de se rendre aisée
et facile la pratique de ses Devoirs; et de s'être mis dans une situati=
on à pratiquer le mal avec facilité, et qui devient très difficile à
corriger et à changer.

Il faut prendre garde de ne pas contracter de mauvaises habi=
tudes avec d'autant plus de soin, que l'on ne pourroit gouter les
joies du Ciel, supposé qu'avec de mauvaises habitudes on put y être
admis, parce que les objets auxquels nous sommes accoutumés et aux=
quels seuls nous prenons gout, nous manqueroient dans ce Séjour.

/p. 214/ Les Principes que l'Auteur a établi sur les effets de la coutumeSentiment de Mr le Professeur Polier.
à l'égard de la Vertu & du vice sont universellement approuvés, a
dit Monsieur le Professeur Polier. J'y ajouterai seulement quelques
réflexions. C'est 1. que les méchans se croient permis ce à quoi ils
sont accoutumés; parceque la Nature venant de Dieu, et la coutume
étant une seconde nature, ils s'imaginent que leurs habitudes vien=
nent de la nature & par conséquent de Dieu. Ce Principe est
faux. S'ils avoient raisonné & qu'ils eussent examiné leurs pen=
chans, ils auroient tiré une conséquence bien opposée à celle là.

Il arrive encor quelquefois que la coutume étouffe les remords
de la Conscience dans ce Monde, et que les Méchans peuvent ne
pas les ressentir, ce cas pourtant est très rare; mais il n'en sera
pas de même dans l'autre. L'Ame ne changeant par la mort, ni
de Principes de raisonnement, ni ses habitudes, et n’aiant point
d'objets pour les satisfaire, elle sera livrée à elle même, et par
conséquent elle sera dans le plus triste état qu'il soit possible de
concevoir.

On trouve encor des mondains qui raisonnent de cette manière
c'est que les objets auxquels on est accoutumé et qui faisoient nos
délices ne subsistant plus, il n'y aura point d'autre vie, parce qu'il
ne pourroit y en avoir aucune qui pût être heureuse. C'est ce que
pensoit Mr Varaca Ecuier à Lausanne qui aiant une passion extrè=
me pour les chevaux, et comprenant qu'il ne pouvoit pas y en
avoir dans le Ciel, s'imaginoit qu'il n'y auroit aucune vie après
celle ci; parcequ'il ne pouvoit se persuader qu'il pût jouïr du
bonheur, s'il n'avoit pas des chevaux à dresser et à manier. Il
faut avouer aussi qu'ont trouve très peu de personnes assez stupides
pour soutenir un sentiment aussi ridicule, et qui n'a pas besoin
d'être réfuté. Il en est d'autres qui font un raisonnement tout oppo=
sé, c'est que les objets de nos passions subsisteront dans la vie à venir,
c'est ce que pensent les femm Turcs au sujet des Femmes. Il suffit
de raporter de pareilles opinions pour en faire sentir l'extravagance.

Ce que l'Auteur a dit des effets de la Coutume étant manifeste,Sentiment de Mr DuLignon.
a dit Monsieur DuLignon, cela doit engager les jeunes Gens à ne
prendre que de bonnes habitudes; parce qu'outre les maux réels qu'on
s'attireroit par de mauvaises habitudes déja dans cette vie, l'on se
rendroit encor malheureux dans la vie à venir. J'en citerai pour
exemples l'Abbé Hubert, qui aiant vécu très déréglément, et d'une
manière fort libertine, crut bien à l'heure de la mort qu'il n'auroit au=
cune part à la vie à venir, et pour se délivrer des cruels remords qui
/p. 215/ le troubloient, il ne voulut pas que personne lui parlât d'une autre
vie, mais il chercha à s'étourdir par tous les amusemens que son
état lui permettoit de gouter. Au reste il est bon que je dise qu'il
est mort dans un âge peu avancé par une suite de ses débauches.

Je conviens, a dit Monsieur l'Assesseur Seigneux, de tout ce qu'onSentiment de Mr l'Assesseur Seigneux.
a dit des effets de la Coutume, et j'en tire cette conséquence, c'est
qu'il faut continuer ce qu'on a entrepris, et ne pas se rebuter de
ce qu'on doit entreprendre, quelque difficulté qu'on y remarque, par=
ce que la coutume rend aisé ce à quoi on s'applique. J'en citerai
pour exemple les Mathématiciens; quoiqu'il n'y ait point d'étude
plus sèche que les Mathématiques, cependant la Coutume leur y
fait trouver du plaisir, et les y attache extraordinairement.

Je remarque encor que les mauvaises habitudes flattant nos
sens se contractent aisément, et par conséquent qu'il faut être ex=
trémement en garde contre elles. Il faut avoir une attention toute
particuliére pour ne laisser aller notre cœur qu'à des inclinations
qui le portent à quelque chose de bon, d'utile, et de louable;
car on ne sauroit croire que ceux qui n'ont eu aucun gout pour
les bonnes choses pendant qu'ils étoient sur la Terre, puissent trou=
ver du plaisir dans la vie à venir, ou ils ne trouveront que des
objets pour lesquels ils n'ont aucun gout, et ou ceux qui pour=
roient les satisfaire dans leurs gouts déréglés, leur manqueront
entiérement.

Monsieur le Bourguemaistre Seigneux dit qu'il penseSentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
comme Monsieur DeBochat, que les Habitudes rendent aisé, sup=
portable, agréable même ce à quoi on est accoutumé. C'est là
une verité qu'il faut inculquer aux jeunes Gens. C'est pour les
engager à prendre de bonnes Habitudes qu'on leur donne des person=
nes pour les conduire; car ils ont tous de la répugnance pour le
travail, de même que pour continuer ce qu'ils ont une fois commencé;
leur esprit vif et leger les fait passer rapidement d'un sujet à l'autre.
Mais quand une fois ils ont fait quelque progrès, il n'est pas possible
que dans la suite ils ne soient entrainés par le plaisir et par le suc=
cès qu'ils auront à remplir tous les devoirs auxquels ils sont apel=
lés. Ce sont ces considérations qui doivent vous animer Monsieur
le Comte, et vous faire surmonter avec courage tout ce que l'étu=
de et l'application ont de génant; les progrès que vous ferez dans les
Science auront de quoi vous satisfaire déja par eux mêmes; mais vo=
tre satisfaction sera bien plus grande lorsque vous sentirez les
secours que ces connoissances vous procureront pour remplir tous
/p. 216/ les devoirs auxquels vous serez apellé dans la suite, vous sentirez
alors l'avantage infini que l'on retire des bonnes habitudes que l'on
a contractées par la facilité et le plaisir que vous trouverez dans
la pratique de ce qui ne procure à bien des gens que de la peine et
du dégout, et dont il ne s'aquittent que très mal par cette raison,
quoique cela ne les excuse point, puisque ils sont obligés de le faire.

Une réflexion qu'il y a encor à faire, c'est que les mauvaises
habitudes favorisant la corruption du cœur humain se contrac=
tent aisément, qu'elles vont en croissant, et qu'elles sont toujours
plus difficiles à corriger; d'où je concluds qu'il faut prendre des
précautions infinies pour les prévenir que les Personnes chargées
de l'éducation des jeunes Gens ne sauroient prendre trop de soins
pour empécher que ceux qui leur sont confiés n'en contractent de
mauvaises.

Sentiment de Mr le Professeur D'Apples.J'entre parfaitement dans toutes les idées que l'Auteur a expo=
sées dans son Discours sur les effets de la Coutume, a dit Monsieur
le Professeur D'Apples, aussi n'ajouterai-je rien que quelques re=
marques. La Coutume, c'est cette disposition de l'Ame qui lui rend
facile l'exercice de ses Facultés sur les divers objets auxquels elle
s'applique. Cette définition éclaircit.

L'Auteur distingue le plaisir que donne la Coutume d'avec la
facilité qu'elle nous procure pour agir, mais ces deux choses ne peu=
vent être distinguées: La peine rebute, et la facilité donne du plaisir.

Il est des personnes qui s'imaginent que les Vertus d'habitude
cessent d'être des Vertus, c'est là un préjugé fondé sur ce que l'on
croit communément que la Vertu doit donner bien de la peine à
ceux qui la pratiquent: cela est vrai pour ceux qui commencent à
s'y appliquer; mais cesseroit-elle d'être vertu, lorsqu'après des efforts
soutenus on est venu a bout, de surmonter les obstacles qui pouvoient
nous en détourner? Au contraire c'est ce qui rend les vertus plus
recommandables, puisqu'elles ne sont tournées en habitude que par
le soin qu'on a eu de les pratiquer. C'est là la plus haute vertu,
c'est là le caractère de la vraie Vertu.

Enfin je ferai une réflexion qui me paroit importante, c'est
que l'Homme est maitre de ses habitudes, il est en son pouvoir
d'en contracter de bonnes ou de mauvaises, par l'attention, la
réflexion; l'éducation, et l'exercice, qu'ainsi quelque obstacle que
ces mauvaises habitudes mettent dans la suite à ce qu'il remplisse ses
devoirs, cela ne l'excuse point, puisqu'il dépendoit de lui de ne pas les contracter.

Monsieur le Baron DeCaussade n'a rien voulu ajouter.Mr le Baron DeCaussade.

 

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Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée LI. Lecture d'un extrait du "Spectateur" sur les effets de la coutume à l'égard de la vertu et du vice  », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 02 mai 1744, vol. 2, p. 210-216, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/548/, version du 24.06.2013.
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